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L’exploitation du lithium dans les Andes : une courte histoire

II – Le rôle du temps dans la construction d’une ressource

A. L’exploitation du lithium dans les Andes : une courte histoire

Le lien entre temps et ressource peut être abordé de diverses manières. Dans une perspective historique, il s’agit de situer les projets d’exploitation dans leur chronologie et de mettre à jour les étapes de leur cycle de vie. Du point de vue de la régulation, la temporalité peut acquérir le rôle de représentation sociale, qui donne de la valeur à une ressource. Enfin, il peut s’agir d’accorder une attention particulière aux caractéristiques de la conjoncture politique, économique et technique dans laquelle une matière acquiert de la valeur. Afin de comprendre en quoi une ressource est aussi le fruit d’une histoire et d’un certain rapport au temps, nous allons explorer ces différentes dimensions de la relation entre temps et ressource, en commençant par la perspective historique.

Les projets d’exploitation des gisements du « triangle du lithium » s’inscrivent dans une histoire relativement courte. S’ils sont envisagés dès le début du XXe siècle, leur exploitation industrielle effective ne débute que dans les années 1980. Pour autant, leur courte histoire constitue

un héritage qui demeure marquant pour la situation actuelle. En effet, les premiers projets de valorisation des ressources du « triangle du lithium » et l’arrivée des entreprises transnationales dans la zone ont été révélateurs du rôle politique joué par le lithium. Nous allons donc analyser ici la naissance et l’évolution des quatre projets aujourd’hui en exploitation (carte 5), qui se situent en Argentine et au Chili (la Bolivie ne produit pas encore de lithium à une échelle industrielle) :

• le projet d’Albemarle, sur le salar d’Atacama (Chili), dont la production de carbonate de lithium a débuté en 1984 ;

• le projet de SQM, sur le salar d’Atacama (Chili), dont la production de carbonate de lithium a débuté en 1997 ;

• le projet Fénix, de l’entreprise FMC, sur le salar d’Hombre Muerto (province de Catamarca, Argentine), dont la production massive a débuté en 1998 ;

• et le projet Sales de Jujuy, sur le salar d’Olaroz-Cauchari (province de Jujuy, Argentine), qui est entré en production en 2014.

Le plus ancien de ces projets a débuté sa production au milieu des années 1980, ce qui est relativement récent en comparaison avec les autres ressources de la zone, dont l’exploitation est beaucoup plus ancienne : en Bolivie, les filons d’argent et d’étain du Cerro Rico sont par exemple excavés depuis le milieu du XVIe siècle, tandis qu’au Chili, le cuivre est extrait depuis la première moitié du XIXe siècle.

Dans l’histoire de ces quatre sites, il est possible de distinguer deux phases, durant lesquelles les projets lithinifères relèvent de stratégies distinctes, pensées par différents types d’acteurs.

D’une part, les exploitations d’Albemarle, SQM et FMC sont issues de stratégies étatiques d’exploration et de sécurisation des approvisionnements en lithium. Ces stratégies des gouvernements argentin et chilien émergent dans les années 1960-1980, c’est-à-dire une époque où les États jouent un rôle fort et mettent en place des politiques de nationalisation (Gaudichaud, 2014), et se poursuivent durant les périodes dictatoriales qu’ont traversé ces pays69. Bien que toujours en phase pilote, le projet bolivien de valorisation des ressources du salar d’Uyuni relève de ces mêmes stratégies de souveraineté sur les ressources.

D’autre part, le projet Sales de Jujuy relève davantage de stratégies d’investissement économiques privées et de positionnements sur le marché mondial du lithium, qui proviennent de pays extérieurs à l’Amérique du Sud – les puissances économiques et industrielles comme la Chine, le Japon, les États-Unis ou l’Australie. Ces acteurs exogènes disposent toutefois du soutien actif des États. Ces stratégies se manifestent à l’échelle globale à partir de la décennie 2000 et relèvent des logiques de néolibéralisation et de mondialisation. Elles sont liées au processus de transition énergétique et à ses conséquences sur le marché des véhicules électriques et des dispositifs de stockage de l’énergie renouvelable. Elle se poursuit durant la décennie 2010, qui voit le nombre de projets d’exploitation des salares augmenter de manière considérable, notamment en Argentine.

Ces deux phases ne constituent pas des catégories indépendantes l’une de l’autre. Les projets étatiques ont évolué au fil du temps, pour répondre à des logiques économiques privées, comme l’illustrent leurs rachats successifs par des multinationales (illustrations 6 et 7). Le projet étatique chilien d’exploitation du salar d’Atacama, porté par la Sociedad Chilena del Litio (SCL) a été privatisé à la fin des années 1980, racheté à diverses reprises, et appartient désormais à Albemarle Corp., une compagnie étasunienne basée en Caroline du Nord. À la même période, le projet d’exploitation du salar d’Hombre Muerto, conçu par la Direction générale des fabrications militaires (DGFM) argentine a été repris par la firme étasunienne FMC. Ces exploitations ont donc intégré les logiques économiques globales à la fin du XXe siècle. Par ailleurs, depuis la fin des années 2000 se dessine un nouveau tournant : les États sud-américains cherchent à retrouver de la souveraineté sur leurs gisements. Ainsi, en 2008 la Bolivie a lancé un projet étatique d’exploitation des ressources du salar d’Uyuni ; en 2011, la province argentine de Jujuy a déclaré le lithium ressource naturelle stratégique ; tandis qu’en 2016 le Chili a lancé une « Politique du lithium et de gouvernance des salares » qui vise à renforcer le rôle de l’État dans la régulation de cette ressource.

69 En Argentine, la période de dictature militaire s’étend de 1976 à 1983 ; tandis qu’au Chili elle débute avec le coup d’État du 11 septembre 1973 et s’achève en 1990.

Illustration 6 – En Argentine, deux logiques d’émergence de projets d’exploitation du lithium en Argentine (1969-2019). Les cas de FMC et Sales de Jujuy.

Illustration 7 Du projet étatique aux entreprises privées : évolution des projets d’exploitation du lithium au Chili (1969-2019)

Ces deux frises présentent la naissance et l’évolution des quatre projets actuellement en exploitation dans le « triangle du lithium », sur une période de 50 ans. Elles permettent d’observer les deux phases précédemment décrites et leur emboîtement.

En Argentine comme au Chili, c’est à la fin des années 1960 que l’intérêt des gouvernements pour le lithium se concrétise dans des programmes d’exploration des salares, de quantification des réserves et de pré-faisabilité des projets. Dans le contexte de fin de la deuxième guerre mondiale, la régulation étatique sur l’exploration minière est forte. Le gouvernement argentin charge ainsi la Commission nationale de l’énergie atomique (CNEA) et la Direction générale des fabrications militaires (DGFM) de la direction des missions de prospection (Nacif, 2015). La loi donnant naissance à la DGFM en 1941 (loi n° 12.709) prévoyait notamment que celle-ci puisse mener des explorations et des opérations minières « pour la fabrication de matériel de guerre » (article 3). Ainsi, faisant suite à diverses campagnes de prospection dans la Puna, la DGFM lance entre 1969 et 1974 le « Plan salares », qui vise à explorer les salares des provinces de Jujuy, Salta et Catamarca (Slipak, 2015). Les résultats obtenus permettent de sélectionner le salar d’Hombre Muerto pour un programme d’exploration plus détaillé.

De l’autre côté de la frontière, le gouvernement chilien forme également une équipe de recherche en 1969, au sein de l’Institut d’investigations géologiques de la Corfo70, qui vise à explorer les salares du Nord du pays. Après quelques années d’exploration, en 1974, la Corfo crée un programme de développement de l’industrie chimique inorganique dans le Nord du Chili, appelé le Programa de Sales Mixtas (Programme des sels mixtes), qui vise notamment à étudier la potentialité économique du salar d’Atacama (Vergara Edwards, Pavlovic Zuvic, 1986). Ce programme donnera naissance à en 1977 au Comité de Sales Mixtas (Comité des sels mixtes). Durant cette même année 1974, l’entreprise nord-américaine Foote Mineral Co. prend connaissance de l’existence du gisement du salar d’Atacama et établit un premier contact avec la Corfo, dans le but de visiter le salar et d’y prélever des échantillons de saumure (Vergara Edwards, Pavlovic Zuvic, 1986). En 1975, la Corfo et la Foote Mineral Co. signent un contrat qui permettra à cette dernière de réaliser des explorations et études de faisabilité pour l’exploitation du lithium (Lagos, 2012). Une fois confirmée la possibilité de produire du carbonate de lithium de manière économiquement rentable, un projet d’exploitation du salar est envisagé. Ainsi, le 13 août 1980, la Corfo et la Foote Mineral Co. constituent ensemble la Sociedad Chilena del Litio (SCL – Société chilienne du lithium), dont la propriété revient à 45 % à la Corfo et à 55 % à la Foote Mineral Co. (Lagos, 2012). La Corfo fournit une zone de concessions minières, tandis que Foote Mineral Co.

70 La Corfo (Corporación de Fomento de la Producción) est une agence du gouvernement chargée du développement de la production économique chilienne.

apporte la technologie. Cette nouvelle entreprise commencera à produire du carbonate de lithium en 1984.

Dans la deuxième moitié des années 1970, parallèlement à l’exploration menée par la Foote Mineral Co., la Corfo développe également un programme d’études des ressources minérales du

salar d’Atacama. Au vu des résultats remis par ce programme en 1981, la Corfo décide de lancer un

appel d’offres international en 1983 pour attribuer les études techniques, un certain nombre de concessions minières et les droits qu’elle possède sur le salar d’Atacama (Vergara Edwards, Pavlovic Zuvic, 1986). C’est la proposition du consortium Amax-Molymet71 qui est retenue. En 1986, l’offre se concrétise à travers la formation de la Sociedad Minera Salar de Atacama S.A. (Minsal), composée à 25 % par la Corfo, à 63,75 % par Amax Inc. et à 11,25 % par Molymet (Lagos, 2012). Des retards de lancement de la production et des réticences de la part de Amax amènent au rachat de 75 % des parts de Minsal par SQM, en 1993. Ce dernier sera complété en 1995 lorsque la Corfo vendra le reste de ses parts, permettant à SQM d’obtenir 100 % de la propriété de Minsal.

Côté argentin, les avancées sont moins rapides. En 1982, la DGFM propose une étude de pré-faisabilité pour l’exploitation du salar d’Hombre Muerto (province de Catamarca), mais le projet est rejeté par manque de moyens économiques, en pleine crise du régime militaire (Nacif, 2015). Face à cette situation est envisagé le lancement d’un appel d’offres pour l’exploitation du gisement, car deux entreprises se montrent intéressées (dont la LithCo, qui deviendra FMC par la suite). Mais la défaite dans la guerre des Malouines (juin 1982) et l’affaiblissement de la junte militaire contraignent cette dernière à quitter le pouvoir, laissant le projet d’exploitation du salar d’Hombre Muerto en suspens (Nacif, 2015). En 1983, le retour de la démocratie entraîne une restructuration du secteur minier et engage le projet lithinifère sur la voie de la privatisation. Il faudra attendre 1985 pour qu’un nouvel appel d’offres soit formulé ; mais il sera déclaré nul par les notaires de la province de Catamarca, donnant lieu à un procès entre 1986 et 1987. Tandis qu’un accord avec FMC s’apprête enfin à être signé, en 1988, le gouverneur de la province de Catamarca décède, laissant de nouveau le contrat en attente. Finalement, en 1988, le gisement est attribué à l’entreprise étasunienne FMC. En 1991, cette compagnie signe alors un accord avec la DGFM et le gouvernement de Catamarca pour l’exploration, la quantification des réserves et l’exploitation du

salar, formant ainsi la nouvelle société Minera del Altiplano S.A., dont chacune des deux entités

publiques impliquées détient 2,5 % (Nacif, 2015). Le projet d’exploitation, qui prendra le nom de Projet Fénix entrera en exploitation en 1998.

Les histoires de ces trois projets (aujourd’hui détenus par Albemarle, SQM et FMC) révèlent le rôle des États dans leur naissance et leur mise en place. Initialement, ce rôle est intrinsèquement lié à des intérêts militaires. En effet, dans le contexte de fin de la deuxième guerre mondiale, un certain nombre de pays développe une industrie de guerre, pour laquelle le lithium constitue un élément particulièrement important (Vila, 1972). Ce métal entre notamment dans le processus de fabrication de la bombe à hydrogène et d’armes thermonucléaires. C’est ce qui a conduit les États-Unis à fonder la LithCo (Lithium Corporation of America, devenue FMC par la suite) en 1942, pour produire le lithium 7 nécessaire au développement de la bombe à hydrogène (projet Manhattan) (Nacif, 2015). Puis, dans les années 1953 et 1954, l’industrie étasunienne du lithium a connu une forte expansion lorsque la Commission d’énergie atomique du pays a commencé à développer et produire la bombe à hydrogène, qui nécessite de l’hydroxyde de lithium. Le lithium est donc une ressource dont les applications nucléaires retiennent l’attention des autorités argentines et chiliennes, qui souhaitent se positionner sur ce marché. Afin de sécuriser ses approvisionnements, le Chili a ainsi déclaré cette ressource comme substance d’intérêt national (décret-loi n° 2886, 1979), puis comme substance non susceptible de concession (loi n° 18.097, 1982 ; Code minier de 1983). Ce statut faisant des salares la propriété de l’État est toujours en vigueur aujourd’hui.

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