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I – Un espace transfrontalier composé de marges

A. Trois marges, une similarité de destins

La marge constitue un objet géographique dont la définition demeure exempte de tout consensus scientifique. Chacun des auteurs s’intéressant à cette notion propose une acception du terme, en fonction de son objet d’étude et de son champ de recherche. Cette situation trouve une part d’explication dans un paradoxe : « alors que c’est une notion faisant immédiatement appel à une métaphore spatiale, elle semble être utilisée plus précocement par d’autres sciences sociales (histoire, philosophie politique, sociologie, voire économie), que par la géographie », ce qui « crée alors une constante ambiguïté dans le discours des géographes s’intéressant aux marges, puisque ce discours, loin d’être cantonné à une vision "spatiale" de la marginalité, est constamment empreint de connotations et d’implicites issus des autres sciences sociales, voire du sens commun » (Lautier, 2006 : 17). Avant d’appréhender la variété des conceptualisations de la marge et d’en proposer notre approche, nous allons expliciter les particularités de l’espace des salares andins, dans une démarche

à la fois idiographique et nomothétique. Pour cela, nous gardons en tête la définition de la marge proposée en introduction : un espace périphérique disposant d’une certaine autonomie par rapport au centre, résultat d’une trajectoire sociale et historique de mise à distance. Cette définition sera étoffée par la suite.

Le « vide », une construction politique

Tableau 3 – Éloignement des espaces de marge, en distance et en temps de trajet

Trajet Distance, enkilomètres en heures de busTemps de trajet,

Buenos Aires – Salta (Argentine) 1 780 20 h 30

Salta – San Antonio de Los Cobres (province de Salta, Argentine) 170 4 h 15

La Paz – Uyuni (Bolivie) 550 12 h

Uyuni – Colcha’K (Bolivie) 140 4 h

Santiago du Chili – San Pedro de Atacama (Chili) 1 600 23 h

San Pedro de Atacama – Peine (Chili) 100 1 h 30

Réalisation : Audrey Sérandour, 2019. Source : terrains, 2014-2018.

Le Nord-Ouest argentin, le Sud-Ouest bolivien et le Nord chilien forment des espaces situés aux confins de leurs territoires nationaux respectifs, loin des centres organisationnels et décisionnels. Un éloignement qui se mesure en kilomètres, mais également en temps de trajet (tableau 3). Bien souvent, ces espaces sont définis par une énumération de leurs caractéristiques géophysiques, que sont l’altitude, la faiblesse des précipitations ou encore les formes géologiques qui leur sont spécifiques (Benedetti, 2014), comme par exemple les salares. Parfois, quelques éléments socioculturels complètent le tableau, mais pas toujours. Et lorsqu’ils apparaissent, c’est pour insister sur le très faible peuplement, l’identité indigène des habitants ou la nature vivrière de leurs activités agropastorales. Dans l’imaginaire collectif, ces espaces sont « vides » : le désert est à la fois physique et humain. Cette construction des marges sud-américaines comme des « vides » s’ancre dans l’histoire de leur appropriation de la part des Colons, puis des États. Elle résulte d’un projet politique et spatial, et porte un discours. En effet, le continent s’est construit sur la dichotomie entre des espaces de contrôle et des espaces à contrôler ; les seconds étant définis comme « vides » et donc appropriables, prêts à être conquis par les Occidentaux ou les États-nations en construction18.

18 Le fait de qualifier de « vides » des espaces devant donner lieu à des processus de conquête spatiale est prégnant en Amérique latine (Velut, 2004), mais il se retrouve aussi dans le contexte colonial africain (Surun, 2004) ou antillais (Regourd), et dans le cadre de la conquête nord-américaine (voir Turner, 1893 et le concept de frontier)

Historiquement, la Puna de Atacama, dans le Nord-Ouest argentin est appelée « La Dépeuplée » (Benedetti, Argañaraz, 2003 : 41). Une vision de désolation et d’inclémence est associée à cette zone. Ainsi, lors de sa fondation sur le tracé de la nouvelle voie ferrée à la fin du XIXe siècle, le village par la suite baptisé Abra Pampa (province de Jujuy) a d’abord été surnommé « Siberia argentina » (Sibérie argentine)19. Aujourd’hui, cet imaginaire reste particulièrement actif en Argentine, comme l’explique le géographe A. Benedetti20. Il se retrouve notamment dans la promotion touristique, où sont mis en avant des « paysages désolés et spectaculaires qui rappellent la surface lunaire » (site officiel du secrétariat du tourisme de Jujuy, Argentine, cité par : Benedetti, 2014 : 6). Dans la province de Salta (Argentine), il est par exemple possible d’emprunter le « Train des nuages »21 . De la même manière, près de San Pedro de Atacama (Chili), les visiteurs peuvent découvrir la « Vallée de la Lune » (photo 1) et la « Vallée de la Mort »22. Certains paysages du Nord chilien sont comparés à la planète Mars et ont servi de lieu de tournage à des scènes de films se déroulant sur la planète rouge. Au Chili, un avocat et membre d’une ONG environnementaliste qui intervient dans le désert d’Atacama raconte ainsi :

« Sur le Nord il y a un imaginaire construit autour de l’idée qu’il n’y a pas de vie. Que c’est le désert le plus aride du monde, où il n’y a personne, où il n’y a pas d’animaux, où il n’y a pas de plantes, où il n’y a pas de vie, où il n’y a pas d’eau. Donc, qu’y a-t-il à protéger s’il n’y a personne, s’il n’y a rien ? Au contraire, si on doit construire une centrale nucléaire, il y a de la place » (avocat pour l’ONG FIMA, mars 2018).

Cet extrait d’entretien montre bien que le « vide » est une construction politique. Le désert devient espace de relégation, où les activités gênantes pour le centre peuvent prendre place. On retrouve ce discours en Argentine, où le « concept de désert et la valorisation de ces territoires caractérisés par leurs paysages primaires et leurs grandes étendues permettrait de justifier la construction d’une territorialité qui exclut celles existant par ailleurs. Les fonctionnaires de l’État national ou régional utilisent cette "métaphore", fortement ancrée dans l’imaginaire politique et culturel argentin, afin de permettre l’installation de l’activité minière à grande échelle comme seule alternative productive dans des régions connaissant le "désert de pierre" »23 (Svampa et al., 2009 : 44). Le caractère

19 Entretien réalisé avec le géographe de la UBA et du CONICET Alejandro Benedetti, en octobre 2016, à Buenos Aires (Argentine).

20 Entretien réalisé avec le géographe de la UBA et du CONICET Alejandro Benedetti, en octobre 2016, à Buenos Aires (Argentine).

21 En espagnol, Tren a las nubes.

22 En espagnol, Valle de la Luna et Valle de la Muerte.

23 Extrait original : « La resignificación del concepto de “desierto” y la valorización de esos territorios

caracterizados por sus paisajes primarios y sus grandes extensiones permitiría justificar la construcción de una territorialidad que excluye las otras existentes. Funcionarios del gobierno nacional y provincial utilizan esta “metáfora” tan arraigada en el imaginario político y cultural argentino para plantear, incluso, la minería a gran escala como única alternativa productiva en regiones donde impera el “desierto de piedra » (Svampa et al., 2009 :

désertique de ces espaces est ainsi mobilisé par des acteurs politiques ou industriels pour justifier l’implantation de projets miniers. C’est en particulier depuis les centres que s’effectue cette construction d’un « vide ». Cela montre la dimension relationnelle de la marge : l’association récurrente de l’image d’un désert à ces espaces du Nord-Ouest argentin est entretenue dans le reste du système spatial dans lequel elle s’insère.

Photo 1 – Véhicules de tourisme dans la Vallée de la Lune (Chili)

Photo : Audrey Sérandour, juillet 2009.

Une quinzaine de bus de tourisme sont stationnés dans le fond de la vallée, à l’heure du coucher de soleil. La Vallée de la Lune est l’un des sites touristiques les plus fréquentés des alentours de San Pedro de Atacama (Chili). Les visiteurs s’y rendent pour apprécier la géologie spectaculaire du site.

La valorisation des hauts plateaux andins passe avant tout par une mise en avant de leur caractère désertique (photo 1). Celui-ci n’est pas totalement inventé, dans la mesure où il se fonde sur une réalité bioclimatique et s’observe par exemple dans les formations géologiques de cet espace (photo 2). Les hauts plateaux andins sont des zones arides. Le désert d’Atacama (Chili) est par exemple l’un des endroits recevant le moins de précipitations au monde, avec une moyenne annuelle de 0,1 millimètre. Ces conditions expliquent en partie le faible peuplement de la zone, qui compte en moyenne 4 habitants au km². C’est donc à partir d’une réalité physique que s’est construite l’image d’un « vide ». Cela dit, cette construction sociale et politique a participé à la mise à distance de ces espaces par rapport au reste des territoires nationaux. La marge s’est forgée à la fois sur une réalité bioclimatique et sur un discours politique.

Planche 1 – Un espace désertique... qui n’est toutefois pas « vide »

Un espace désertique... ...qui n’est toutefois pas « vide »

Photo 2 – Structures géologiques de la Puna, révélatrices des faibles taux d’humidité de la zone (province de Salta, Argentine, juin 2017)

Photo 3 – Environ 200 personnes vivent dans le village reculé de Tolar Grande (province de Salta, Argentine, juin 2017)

Photo 4 – Route de terre longeant le salar d’Uyuni, où la végétation est rare (Bolivie, février 2015)

Photo 5 – Au bord du salar d’Uyuni, le village de Rio Grande vit des services fournis à l’industrie minière (Bolivie, février 2015)

Photo 6 – Abords du salar d’Atacama (Chili, février 2016)

Photo 7 – Le village de Toconao abrite environ 650 habitants, qui vivent du tourisme, de la fruiticulture et du lithium (Chili, avril 2018)

S’il est vrai que ces espaces sont désertiques, au sens bioclimatique du terme, ils ne sont toutefois pas « vides » (planche 1). Le monde minéral abrite et cohabite avec une diversité de plantes et d’animaux (vigognes, flamants roses, viscachas, renards...). Cet environnement est également le lieu de vie de populations qui ont développé des activités économiques (agricoles, pastorales, minières, touristiques) et structuré des réseaux d’échanges, qui se caractérisent par des histoires et des cultures propres, et qui connaissent également des conflits sociaux. De nombreuses réalités et territorialités emplissent donc bien cet espace, loin de l’image archétypale d’un désert physique et humain véhiculée dans les sphères politiques et touristiques. La représentation d’un espace « vide », à l’écart des dynamiques démographiques, sociales ou encore économiques est donc bien une construction sociale, qui s’inscrit dans une trajectoire historique.

Un espace de marges construit dans le temps

Au cours de l’histoire, cet espace andin transfrontalier a occupé différents rôles dans l’organisation territoriale de l’Argentine, de la Bolivie et du Chili. À l’échelle nationale, leur position marginale telle qu’observée en ce début de XXIe siècle est donc le produit d’une histoire.

À l’époque coloniale, l’exploitation du Cerro Rico de Potosí (situé dans le Haut-Pérou, correspondant à l’actuelle Bolivie) alimente des flux de matières premières en direction de divers ports, qui sont les premiers centres du système territorial colonial (Perrier Bruslé, 2006). Les axes de circulation reliant Potosí à ces ports d’exportation passent en partie par l’espace où se situent les

salares andins. En effet, les dénommées « Routes de l’argent » partent de la ville impériale de

Potosí pour rejoindre le Bas-Pérou (notamment le port d’Arica, au Pérou actuel) et la vice-royauté du Río de La Plata (notamment le port de La Plata, c’est-à-dire Buenos Aires dans l’Argentine actuelle). Elles passent donc par les salares andins et la Puna d’Atacama. De fait, ces espaces se situent sur le tracé de ces axes de transport de l’époque, qui constituent des axes d’intégration territoriale cruciaux pour le commerce colonial (López Beltrán, 2016). Cette mise en perspective permet de nuancer la marginalité historique de l’espace tri-frontalier entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili.

À la suite des Indépendances, au début du XXe siècle, cet espace andin est divisé entre trois pays et occupe alors un nouveau rôle dans les territoires de ces États-nations. Le Nord-Ouest argentin a connu de nombreux changements de rattachement étatique, passant sous domination bolivienne, puis chilienne, avant d’intégrer l’Argentine à la suite de la guerre du Pacifique (1879-1884) (Delgado, 2009). Malgré des tentatives d’intégration de la Puna au territoire national, ces étendues montagneuses et désertiques deviennent une région périphérique d’un pays basé sur

l’agriculture et l’élevage, et donc tourné vers les plaines. Le territoire argentin reste organisé autour des ports, et en particulier celui de Buenos Aires. Par conséquent, « au cours du XXe siècle, dans les différents modèles d’organisation territoriale de l’Argentine, cette zone [Nord-Ouest] a occupé une position subordonnée, accentuée par sa condition de zone frontalière » (Benedetti, Argañaraz, 2003 : 32). Elle a été invisibilisée par les politiques étatiques argentines et les intérêts politiques et économiques nationaux et provinciaux (Göbel, 2013 ; Puente, Argento, 2015). Cette trajectoire met en évidence la dimension historique des marges : elles sont situées dans le temps. « C’est l’évolution du système dans le temps qui [les] dévoile et [les] fait exister » (Prost, 2004 : 178). Forgée par des contextes à la fois économiques, politiques et sociaux, leur construction est liée à une conjoncture (Monot, et al., 2016), ce qui implique que des changements demeurent possibles.

De l’autre côté de la frontière, le Sud-Ouest de la Bolivie actuelle a également connu un changement de rôle dans le système territorial. À la fin du XXe siècle, le géographe Jean-Paul Deler qualifie en effet le Sud-Ouest bolivien (départements de Chuquisaca, Potosí et Tarija) de « pôle déchu et périphérie délaissée » (Deler, 1986 : 42). Habité par des populations majoritairement rurales et très dispersées, le département de Potosí est le plus pauvre de Bolivie ; et la zone du salar d’Uyuni est parmi les plus pauvres au sein même du département. Cette dernière précision rappelle l’importance de l’échelle d’observation. La Bolivie s’est organisée autour des Andes, perçues comme la colonne vertébrale d’un pays dont les marges sont les espaces amazoniens (Perrier Bruslé, 2005). Toutefois, au cœur de la Cordillère, des marges subsistent, à l’écart des principaux axes de peuplement, d’activités et d’échanges. Les pourtours du salar d’Uyuni possèdent ainsi une « proportion de la population aux “nécessités basiques non satisfaites” qui atteint les 95 %24 » (Ströbele-Gregor, 2012 : 54), témoignant d’un isolement à la fois économique et social. La plupart des habitants de la région ne disposent pas d’infrastructures essentielles comme celles permettant l’accès à l’eau potable, au logement ou à la santé.

Espace lui aussi contrasté, le Nord chilien présente également de fortes polarisations des populations et des activités, concentrées sur le littoral pacifique (Amilhat Szary, 2000). L’arrière-pays de cette région acquise au terme de la guerre du Pacifique a toujours suscité un intérêt lié aux ressources minières qu’il recèle et constitue aujourd’hui une périphérie au poids économique conséquent pour le Chili. Le peuplement et l’organisation territoriale du Nord chilien ont donc suivi les cycles miniers ; parmi les principaux, il y a d’abord eu celui du salpêtre, puis celui du cuivre. Ainsi, « les activités minières ont organisé la région pour ce qui est des emplois, des circulations et des revenus alors que d’autres activités étaient pratiquement inexistantes jusqu’à récemment. (…)

24 Source : Plan de Desarrollo Departamental 2008-2012, 2009 : 119 ; les données se basent sur le recensement de 2001 (Índice de Necesidades Básicas Insatisfechas). Le recensement de 2012 indique que seuls 17 % de la population du département de Potosí satisfait ses nécessités basiques (santé, éducation, accès à l’eau et à l’énergie).

Le réseau de transport a été réalisé pour déplacer sur les routes et les voies ferrées des minerais » (Carrizo et al., 2011). Cette prédominance des entreprises minières, à la fois privées et publiques, dans l’organisation de ces espaces révèle les limites de la planification de l’État dans une « marge frontière » (Ibid.). Le domaine énergétique est révélateur : isolé du reste du réseau chilien, le système énergétique du Nord du pays est pensé pour les mines, et non pour les besoins de la population ou le développement d’autres activités (Ibid.). Aux abords du salar d’Atacama, le village de San Pedro de Atacama est ainsi alimenté par un groupe électrogène ; et la communauté de Peine dépend de la ligne électrique mise à disposition par l’entreprise minière Albemarle (Sérandour, 2016). Ces exemples sont révélateurs d’un dernier élément de définition de la marge : leur autonomie, qui les distingue d’une simple périphérie ayant davantage de relations avec le centre.

La zone frontalière entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili est donc un espace de marges, dans le sens où elle occupe une place périphérique dans l’organisation territoriale de ces pays (pas de fonction de commandement, éloignement vis-à-vis des capitales nationales), qu’elle résulte d’une construction sociale (liée aux représentations d’un espace désertique, en termes physiques et humains) et d’une trajectoire historique (liée à l’organisation territoriale des différents pays, qui peut varier selon les systèmes politiques et économiques mis en place). Un espace composé de trois marges, donc, qui ont des destins similaires dans leur territoire national respectif.

Notons toutefois que si ces trois marges connaissent des situations semblables dans l’organisation territoriale de leur pays respectif, chacune se distingue par son contexte local, ses spécificités. Les rassembler sous la notion de « marge » vise à permettre la compréhension de leur insertion dans les systèmes spatiaux que nous étudions, et donc à saisir plus largement le fonctionnement de ces systèmes.

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