• Aucun résultat trouvé

À l’échelle globale, un futur associé à d’autres scénarisations

II – Le rôle du temps dans la construction d’une ressource

D. À l’échelle globale, un futur associé à d’autres scénarisations

L’association entre une ressource et une temporalité se construit différemment selon les espaces et les échelles. Jusqu’ici, nous avons mis en évidence les variations nationales et locales d’une scénarisation de l’avenir, dans laquelle le lithium joue un rôle clé pour les pays sud-américains producteurs de cette matière première. Or, ces pays composant le « triangle du lithium » dépendent d’un contexte global et des marchés internationaux, demandeurs en lithium. À l’échelle globale, le lithium est-il également associé à la notion de futur ? Et si oui, cela donne-t-il lieu aux mêmes scénarisations qu’en Amérique du Sud ?

Le « triangle du lithium » se situe à l’une des extrémités de la chaîne de valeur du lithium : celle des pays producteurs de matières premières. Ceux-ci s’inscrivent dans un Sud caractérisé par le renforcement d’une dynamique extractiviste et qui soutient un certain développement des territoires, dans un modèle qualifié de néo-extractiviste (Svampa, 2016). À l’autre bout de la chaîne d’industrialisation du lithium se trouvent les pays transformateurs et utilisateurs91 de la ressource.

89 Entretien réalisé avec Guillermo Chong, géologue et professeur du département de Sciences géologiques à l’Université catholique du Nord, en mars 2016, à Antofagasta (Chili).

90 En espagnol, le terme secretario (ici traduit par secrétaire) désigne l’autorité maximale de certaines institutions. 91 Dans le cadre de cette recherche doctorale, rappelons que je n’ai pas réalisé d’enquête de terrain dans ces pays

Les pays transformant la matière première sont des pays industrialisés – aussi bien du Sud que du Nord : il s’agit principalement de la Chine, de la Corée du Sud, du Japon, des États-Unis et du Canada (Sun et al., 2017). Quant aux utilisateurs des produits finis (batteries, graisses, lubrifiants, verres, médicaments...), ils se situent dans ces mêmes pays, ainsi qu’en Europe.

Dans tous ces pays, le lithium est également associé à une vision du futur. Toutefois, cette scénarisation diffère largement de celle observée dans le « triangle du lithium ». En effet, dans les pays transformateurs et consommateurs de lithium, celui-ci n’est pas associé à des perspectives de développement social, d’amélioration des services de base et des infrastructures territoriales, ou encore à des espoirs d’industrialisation. Il intègre plutôt le registre de la transition énergétique, c’est-à-dire l’« ensemble de changements attendus dans les manières de produire, de consommer et de penser l’énergie » (Cacciari et al., 2014) et les discours associés à ce futur énergétique, ainsi que les moyens de l’atteindre (Sérandour, Magrin, 2019). Les évolutions techniques ont fait du lithium une ressource stratégique de cette transition énergétique, notamment dans le secteur du transport, où son utilisation offre une alternative aux moteurs à explosion, responsables d’une large part des émissions de gaz à effet de serre (un tiers, dans le cas de la France). Le lithium nourrit ainsi une vision de la mobilité future basée sur des véhicules électriques équipés de batteries au lithium (tableau 5). L’agrandissement du parc de véhicules hybrides et électriques participe au scénario de transition énergétique et entraîne une croissance de la demande en lithium.

Tableau 5 Quantité moyenne de lithium nécessaire à la fabrication de différentes batteries Dispositif Quantité de lithium (LCE) par unité

Bus électrique 49,70 kg Véhicule électrique 14,90 kg Bus hybride 12,68 kg Véhicule hybride 9,00 kg Vélo électrique 0,30 kg Ordinateur portable 5,4 g Téléphone mobile 0,30 g

Réalisation : Audrey Sérandour, 2019. Source : Labbé, Daw, 2011 ; Sun et al., 2017.

Au-delà du secteur des transports, la thématique de la transition énergétique s’inscrit dans des scénarisations du futur basées sur des préoccupations environnementales, dont la question climatique est un révélateur et qui sont devenues particulièrement prégnantes dans les débats scientifiques et politiques à partir du milieu du XXe siècle (Cynorhodon, 2020). À partir de ces préoccupations, deux types de scénarisations du futur ont pris forme.

La première appréhende les problèmes environnementaux en termes d’urgence et d’impératif écologique. Principalement formulée dans les pays anciennement industrialisés, elle s’incarne dans les propositions de développement durable et de transition écologique. Dans cette perspective, l’objectif de la communauté internationale est d’abandonner l’usage des ressources fossiles, dont la disponibilité diminue et dont la consommation intensive a entraîné une pollution environnementale à l’échelle globale. Pour cela, il s’agit d’imaginer de nouvelles technologies, mais aussi de mettre en place des politiques de développement dites durable, à l’équilibre entre les impératifs de croissance économique, de sécurité énergétique et de protection environnementale (Alexeeva, Roche, 2014). Cette vision du futur se retrouve dans les discours politiques et dans la rhétorique des entreprises du secteur lithinifère (illustrations 8 et 9). Les autorités chinoises ont par exemple mis en place une stratégie énergétique visant à sécuriser leurs approvisionnements en lithium, pour bâtir ce qu’ils nomment une « société durable »92. Les firmes chinoises investissent largement dans le secteur du lithium – notamment en Amérique du Sud, où Tianqi et Ganfeng occupent une place dominante, grâce à leur participation dans les consortiums exploitant les salares andins. La vision chinoise du futur énergétique mondial passe en partie par le contrôle du marché du lithium. Cette image d’un futur « vert » et durable se retrouve sur les sites Internet de diverses compagnies du secteur, de différentes nationalités (illustration 9). Les préoccupations de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle ont transformé le lithium en symbole de la transition énergétique (Sérandour, 2020). Illustration 8 Les entreprises du secteur présentent le lithium comme une solution d’avenir

Source : capture d’écran du site Internet de l’entreprise française Eramet, consulté en février 2018.

92 En 2011, la Chine a ainsi adopté son XIIe plan quinquennal (2011-2015), qualifié de « vert », qui met fortement l’accent sur le respect de l’environnement et la nécessité de développement durable (Alexeeva, Roche, 2014 : § 20).

Illustration 9 Le lithium, inscrit dans la scénarisation d’un futur moins pollué, plus « clair »

Source : capture d’écran du site Internet de l’entreprise canadienne Lithium Americas, consulté en mai 2018.

Les préoccupations environnementales ont donné lieu à une deuxième scénarisation du futur, à partir du début du XXIe siècle : l’effondrement. Les tenants de cette vision postulent la fin d’un monde, et plus précisément la disparition de la société industrielle à l’échelle mondiale, du fait des changements globaux, des contraintes environnementales et des réactions sociales à cette situation (Diamond, 2005 ; Servigne, Stevens, 2015). Dans cette vision de l’avenir, les questions environnementales sont appréhendées en termes de crise, véhiculant des sentiments d’incertitude et d’inquiétude. Les ressources et leur finitude sont au cœur du débat, mais celui-ci n’est pas posé dans les mêmes termes que dans la précédente scénarisation :

« La technologie moderne va-t-elle résoudre nos problèmes, ou bien crée-t-elle de nouveaux problèmes plus rapidement qu’elle ne résout les anciens ? Lorsque nous épuisons une ressource (par exemple, le bois, le pétrole ou les poissons), pouvons-nous compter sur la possibilité de la remplacer par une nouvelle ressource (par exemple, le plastique, l’énergie éolienne et solaire ou les poissons d’élevage) ? »93 (Diamond, 2005 : 17).

93 Extrait original : « Will modern technology solve our problems, or is it creating new problems faster than it solves

old ones? When we deplete one resource (e.g., wood, oil, or ocean fish), can we count on being able to substitute some new resource (e.g., plastics, wind and solar energy, or farmed fish)? » (Diamond, 2005 : 17).

Dans cette perspective, le lithium ne constitue pas nécessairement une solution aux problèmes environnementaux. Au contraire, dans la course aux matériaux et aux ressources, une forte augmentation de sa consommation pourrait conduire à une énième pénurie aux impacts dévastateurs (Servigne, Stevens, 2015 : 49). Le lithium est pour l’instant moins associé à cette vision du futur qu’à la première, mais un changement de scénario dominant pourrait ainsi impacter la représentation de la ressource et son appréhension par certaines sociétés.

Prendre en compte la vision du futur construite dans les pays industrialisés permet de mettre en perspective celle des pays pourvoyeurs de matière première. On observe ainsi que la promesse de changement de matrice énergétique alimente des modèles politiques et économiques différents à chacune des extrémités de la chaîne de valeur du lithium. D’un côté, afin d’atteindre un futur décarboné, les pays industrialisés entament un changement de paradigme énergétique, à travers la mise en place d’un modèle de développement qui se veut durable. De l’autre, en cherchant à accéder à un développement socio-économique et industriel, les pays producteurs de lithium reproduisent finalement un modèle extractif classique. Si des débats ont bien été engagés sur les alternatives possibles à l’extractivisme néolibéral, comme nous l’avons montré précédemment, ces alternatives ont pour l’instant du mal à se concrétiser. Les promesses d’un futur meilleur entraînent à l’inverse un renforcement du modèle extractiviste. En Bolivie par exemple, les mesures sociales prises par le gouvernement d’E. Morales sont bel et bien fondées sur les rentes des hydrocarbures. De même, en Argentine ou au Chili, les gouvernements ne disposent pour l’instant pas des ressources humaines nécessaires au développement de la chaîne de valeur sur leurs territoires, et demeurent exportateurs de lithium brut.

Ainsi, pays exportateurs de matières premières et pays industrialisés associent les ressources lithinifères à l’idée d’un futur meilleur – celui des seconds alimentant d’ailleurs celui des premiers, qui adaptent les objectifs de transition énergétique à leurs agendas politiques nationaux et locaux (Sérandour, Magrin, 2019). Toutefois, les scénarisations sont différentes. Les représentations du futur ne sont pas les mêmes dans ces deux ensembles spatiaux, et elles peuvent même entrer en contradiction : la recherche d’un futur décarboné au Nord s’accompagne d’une extraction intensifiée au Sud94. Finalement, le lithium est appréhendé différemment selon les espaces, mais aussi les échelles et les acteurs. Pourtant, la ressource demeure la même : le lithium. Celle-ci se construit donc à l’articulation entre les échelles.

94 Sur ce point, en 2018, le journaliste Guillaume Pitron a proposé une réflexion sur la contre-histoire de la transition énergétique, en montrant que l’émancipation des énergies fossiles dans les pays industrialisés entraîne un renforcement de la pollution au Sud.

Outline

Documents relatifs