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I – Les marges se connectent au monde

C. Le rôle fondamental des transnationales

Si les réseaux d’échanges mondialisés prennent forme dès l’époque coloniale, leur structure et leur organisation ont changé au fil du temps (Gudynas, 2015 : 246). Les acteurs impliqués dans

128 Entretiens réalisés avec un professeur d’économie à l’Universidad católica de Bolivia (UCB), chargé du volet financier de la première équipe ayant travaillé sur le projet lithium, à La Paz (Bolivie), en février 2015, mars 2015 et juillet 2017.

ces échanges sont de plus en plus nombreux ; et surtout, un type d’acteurs a acquis un rôle déterminant : les compagnies transnationales, qu’elles soient publiques ou privées. En effet, « à la base de la globalisation de la production et du développement des chaînes de valeur internationales, les multinationales jouent [aujourd’hui] un rôle décisif » (Chaléard, Sanjuan, 2017 : 79). Cette position découle de leurs capacités techniques et de leur poids économique, qui leur confèrent une forte capacité d’influence sur d’autres acteurs, comme les gouvernements ou les populations locales. À cela s’ajoute l’existence d’interdépendances entre compagnies – qu’elles soient le fait de relations de compétition ou de coopération –, qui les amènent à s’organiser collectivement pour défendre leurs intérêts et influencer la gouvernance globale (Gudynas, 2015). De cette manière, les entreprises transnationales du secteur extractif contrôlent l’offre et les prix des matières premières, mais aussi les stratégies d’investissement, de transport et de commercialisation. De fait, ces acteurs économiques ont acquis un poids politique.

La structure industrielle du marché du lithium est oligopolistique : les compagnies FMC, Albemarle et SQM – surnommées The Big 3 – détiennent plus de 50 % des parts du marché mondial de la production de lithium (Hache et al., 2018). Ces entreprises transnationales sont davantage issues des secteurs de l’agro-alimentaire (comme SQM) et de la chimie (comme FMC et Albemarle) que de l’industrie minière classique129. Toutefois, des entreprises minières ont pénétré le marché récemment. C’est par exemple le cas d’Eramet, une compagnie française principalement productrice de nickel et de manganèse, qui a lancé un projet d’exploitation de lithium en Argentine, en 2012. De l’autre côté de la frontière, au Chili, l’entreprise publique Codelco investit également dans le secteur lithinifère, alors qu’elle est spécialisée dans l’extraction de cuivre. Par ailleurs, deux entreprises chinoises spécialisées dans le lithium prennent de l’importance sur le marché et pourraient venir perturber l’oligopole en place : la compagnie publique Tianqi Lithium et l’entreprise privée Ganfeng Lithium.

Une originalité des réseaux globaux de production et de commercialisation du lithium réside dans l’émergence de sociétés associant des compagnies exploitantes de lithium à des constructeurs automobiles. En effet, dans un contexte où l’augmentation de la demande mondiale en lithium est portée par le marché des batteries pour véhicules électriques, les constructeurs automobiles cherchent à sécuriser leurs approvisionnements. Pour cela, leur stratégie consiste à s’associer avec

129 Comme mentionné plus haut dans le texte, cela est lié aux usages du lithium (dans la chimie des matériaux, la pharmacie, etc.) et de ses co-produits. En effet, le lithium ne représente qu’une part du chiffre d’affaires de ces entreprises, qui repose également sur des co-produits du lithium, comme par exemple le chlorure de potassium, utilisé comme engrais par l’industrie agro-alimentaire.

des entreprises minières, dont elles financent une partie des projets d’exploration et d’exploitation, pour assurer leur accès à la ressource dans les décennies à venir (Zícari, 2015 : 39). On assiste ainsi à l’émergence de projets associant des compagnies des deux extrémités de la chaîne de valeur.

Par exemple, le constructeur automobile japonais Toyota s’est associé à l’entreprise minière australienne Orocobre, pour former en 2010 la holding Sales de Jujuy (illustration 21), qui exploite actuellement le salar d’Olaroz (Argentine). Dans le cadre de ce projet, les Japonais ne sont pas de simples actionnaires, ils participent pleinement au projet et sont présents en Argentine, non seulement dans les locaux de Sales de Jujuy à San Salvador de Jujuy, mais aussi sur le salar d’Olaroz, où se déroulent les opérations d’exploitation. Le constructeur automobile Toyota exerce un véritable contrôle sur l’exploitation, dont il est le distributeur exclusif.

Illustration 21 – Toyota s’associe à Orocobre dans le cadre du projet Sales de Jujuy (Argentine)

Source : site Internet de Sales de Jujuy, consulté en mai 2019. Réalisation : Audrey Sérandour, 2019.

De la même manière, un autre constructeur automobile japonais, Mitsubishi a souhaité s’associer à l’entreprise nord-américaine Lithium Americas, dans le cadre d’un projet d’exploitation de lithium du salar de Cauchari (Argentine). En 2010, un accord d’investissement stratégique a été conclu entre Lithium Americas, Mitsubishi Corporation et Magna International130. Ces dernières ont acquis respectivement 4,1 % et 13,3 % des actions de Lithium Americas, dans le but de sécuriser leurs approvisionnements en lithium pour les batteries de véhicules hybrides et électriques (Sevares,

130 Magna International est un fabricant canadien de pièces automobiles, sous-traitant de nombreux constructeurs, tels que General Motors, Ford, Fiat Chrysler, BMW ou encore Volkswagen.

Krzemien, 2012 ; USGS, 2013 : 44). Le cas de Mitsubishi diffère de celui de Toyota, dans la mesure où il a simplement mené à la conclusion d’un accord d’investissement et d’approvisionnement avec Lithium Americas, tandis que Toyota a formé une véritable holding avec une entreprise minière. Toutefois, la création d’alliances stratégiques entre industrie lithinifère et automobile se généralise, dans un contexte mondial de forte demande en véhicules électriques.

De façon générale, les acteurs de la chaîne de valeur du lithium cherchent à investir dans les étapes d’exploration et d’exploitation des gisements. Ainsi, les entreprises historiquement transformatrices de lithium, Tianqi Lithium et Ganfeng Lithium investissent elles aussi dans les opérations d’extraction (Hache et al., 2018a), notamment au Chili et en Argentine. Fin 2018, Tianqi Lithium a racheté 24 % des parts de l’entreprise chilienne d’extraction SQM. Quant à Ganfeng Lithium, elle a investi en Argentine la même année, en rachetant les parts de SQM dans le projet d’exploitation du salar de Cauchari-Olaroz Minera Exar. Elle a ainsi établi un joint-venture avec Lithium Americas, qui s’est consolidé en 2020 avec un deuxième investissement de la part de Ganfeng Lithium. Cette dernière détient désormais une participation de 51 % dans ce projet en phase de faisabilité. Lors de la mise en exploitation, il est prévu que l’entreprise étatique provinciale JEMSE acquière 8,5 % du projet.

La participation d’entreprises provinciales argentines à certains projets lithinifères constitue une seconde originalité des réseaux globaux de production et de commercialisation du lithium. Elle interroge : les accords entre transnationales et entreprises provinciales constituent-ils une modalité d’intégration des espaces de gisements à ces réseaux mondialisés ?

Chacune des trois provinces131 lithinifères argentines (Jujuy, Salta et Catamarca) dispose d’une entreprise publique impliquée dans les secteurs minier et énergétique : JEMSE, REMSA et CAMYEN. Ces trois compagnies ont développé des relations avec le secteur lithinifère, à des degrés variés (tableau 8), selon la politique du gouvernement provincial. Ainsi, dans la province de Jujuy, où le lithium a été déclaré ressource stratégique en 2011, le gouvernement impose une participation de 8,5 % de JEMSE dans chaque projet lithinifère (illustration 21). À Salta, REMSA est moins directement impliquée et cherche surtout à faciliter l’installation d’investisseurs privés. Enfin, dans la province de Catamarca, CAMYEN joue pour l’instant un rôle mineur, dans la mesure où tous les salares font déjà l’objet d’un projet d’exploration ou d’exploitation par une entreprise privée ou étrangère.

131 Pour rappel, l’Argentine est un État fédéral, organisé en 23 provinces et une cité autonome (la capitale, Buenos Aires). Les ressources appartiennent aux provinces depuis la réforme de la Constitution nationale de 1994.

Tableau 8 – Trois entreprises publiques provinciales impliquées dans le secteur du lithium Province Nom de

l’entreprise

Secteur

d’activité Domaine de compétences

Liens avec les projets lithinifères Jujuy Jujuy Energía y Minería Sociedad del Estado (JEMSE) Activités minières et énergétiques

Seule ou avec un tiers :

- Prospection et exploitation minière, installation et exploitation d’usines, puis commercialisation de produits miniers et gaziers ;

- Construction de gazoducs et oléoducs ; - Génération, distribution et

commercialisation d’énergies renouvelables.

Participation de 8,5 % dans les projets lithinifères qui entrent en exploitation. Actuelle participation au projet Sales de Jujuy, et intégration prochaine au projet de Minería Exar. Salta Recursos Energéticos Mineros Salta (REMSA) Activités minières et énergétiques

- Développement et gestion de projets d’exploration et d’exploitation miniers ou gaziers ;

- Rôle d’intermédiaire entre l’État, le secteur privé et la société en général.

Gestion, prospection et mise au concours de propriétés lithinifères vacantes. Catamarca Catamarca Minera y Energética (CAMYEN) Activités minières

- Gestion de propriétés lithinifères vacantes ;

- Rôle d’intermédiaire entre l’État et le secteur privé.

Éventuelle détention de concessions.

Sources : entretiens ; sites Internet des entreprises, consultés en mai 2019. Réalisation : Audrey Sérandour, 2019.

Finalement, de ces trois entreprises, seule JEMSE s’insère véritablement dans les réseaux globaux de production et de commercialisation du lithium, car elle prend part dans les sociétés exploitantes de la province. Sa participation ne prend toutefois pas la forme de financements, ni de ressources humaines ; par l’intermédiaire de JEMSE, la province de Jujuy fournit seulement les concessions minières au projet Sales de Jujuy132. Cela permet quand même au directoire de JEMSE de participer aux réunions du directoire de Sales de Jujuy. Indirectement, le gouvernement provincial assure ainsi un contrôle sur les activités menées par Orocobre et Toyota. Un contrôle qu’il convient de relativiser, comme le souligne un historien argentin lors d’un entretien :

« Les entreprises provinciales, c’est du bluff ! JEMSE ne détient que 8,5 % du projet Sales de Jujuy. C’est une entreprise qui n’a pas de capital à investir, et qui ne veut d’ailleurs pas le faire. Aujourd’hui, l’acteur principal ce sont les transnationales. Les entreprises provinciales leur facilitent l’investissement » (historien, octobre 2016).

Malgré l’émergence de nouveaux acteurs, tels que ces entreprises publiques provinciales, les transnationales demeurent des acteurs clés des réseaux globaux de production et de commercialisation du lithium. Cette observation fait écho aux considérations théoriques de C. Raffestin (1980) sur les relations d’acteurs dans le processus d’exploitation d’une ressource. Les transnationales sont des acteurs « Ar », dont les capacités techniques les placent en position de

force. Elles disposent des savoirs et des technologies nécessaires à la mise en ressource du lithium. Tandis que les entreprises provinciales argentines sont des acteurs « AM », qui ne fournissent que les concessions lithinifères. Les autorités et entreprises provinciales argentines sont donc en situation de dépendance par rapport aux transnationales. Elles semblent se placer dans un rôle de médiateur, voire de facilitateur, entre local et global.

Toutefois, dans la dialectique local-global, le rôle des entreprises publiques provinciales s’avère plus complexe qu’une simple relation de médiation qui viserait à faciliter l’insertion des dynamiques globales dans les territoires. JEMSE a été créée en 2012 avec pour objectif de garantir la participation de l’État provincial de Jujuy aux projets miniers implantés sur son territoire et, ainsi, d’assurer des retombées économiques. Comme l’explique M. Denoël (2019), JEMSE doit permettre la création d’emplois et des réinvestissements productifs, ainsi que le financement de certains projets d’aménagement du territoire et de certains services publics. En ce sens, JEMSE « est présentée comme intermédiaire permettant de pallier l’incapacité de réaction immédiate de l’État — dans ses instances ministérielles — et plus à même de garantir des retombées sociales que les entreprises privées » (Denoël, 2019 : 240). Cela montre que l’intégration des territoires à la mondialisation néolibérale n’est pas unidirectionnelle : le local peut également procéder à des ajustements, pour intégrer des investissements transnationaux à des stratégies territoriales.

Le rôle déterminant des entreprises transnationales dans les investissements miniers ne s’observe pas uniquement dans le contexte argentin, caractérisé par une forte ouverture aux investisseurs étrangers. En Bolivie, la concrétisation du projet étatique de valorisation des ressources du salar d’Uyuni s’effectue également en partenariat avec des transnationales. En effet, malgré la volonté de mener un projet 100 % étatique depuis une dizaine d’années, un accord a été signé en décembre 2018 entre l’entreprise étatique bolivienne YLB et l’entreprise allemande ACI Systems133 pour la constitution d’une entreprise mixte d’exploitation et d’industrialisation du lithium bolivien. La mise en place de ce partenariat stratégique permettra à la Bolivie de bénéficier de l’expertise technique de l’Allemagne, déterminante dans l’avancée du projet bolivien134.

Les entreprises transnationales disposent de capacités techniques et économiques facilitant la concrétisation des projets miniers. Pour ces raisons, et dans un contexte de forte demande en

133 L’entreprise ACI Systems est spécialisée dans l’industrie du photovoltaïque, des batteries et de l’automobile. Elle développe à la fois l’innovation dans ces secteurs, les applications dans le secteur de l’électromobilité et l’extraction des matières premières.

134 À la suite de la crise politique de novembre 2019 et du départ d’E. Morales, cette coopération semble compromise. Une grève du Comcipo a mené à l’abrogation, le 2 novembre 2019, du décret qui créait cette entreprise mixte. De plus, le 29 janvier 2020, un nouveau directeur général de YLB a été nommé. Mon analyse ne prend pas en compte ces changements, qui interviennent après mes enquêtes de terrain et durant la rédaction du manuscrit.

matières premières, les gouvernements sud-américains se font concurrence pour offrir aux investisseurs étrangers des conditions attractives (Gudynas, 2015). Ainsi, les transnationales constituent un acteur clé de l’entrée en production des gisements, et par conséquent de l’insertion des espaces miniers dans les réseaux mondialisés. Par leurs choix d’implantation et leurs stratégies de coopération, elles structurent le système productif mondial et les réseaux globaux de production et de commercialisation des ressources (Chavagneux, 2013 ; Gudynas, 2015 : 250).

Dans l’espace frontalier entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili, la présence de ces acteurs transnationaux inscrit les marges dans les réseaux de la mondialisation et entraîne, par extension, leur intégration dans l’espace mondialisé. Bien qu’elles jouent un rôle clé, les entreprises transnationales n’ont toutefois pas l’apanage des relations local-global : d’autres acteurs participent à l’intégration des marges au système mondialisé.

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