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I – Les marges se connectent au monde

B. Les éléments qui organisent la relation local-global

L’insertion des marges andines dans les réseaux productifs et commerciaux du lithium passe par un certain nombre d’éléments qui organisent la relation local-global. Ceux-ci relèvent de la standardisation de normes, de la circulation de savoirs et de technologies, ou encore de contraintes commerciales. Ils donnent corps aux interactions entre espaces de marges et espace mondialisé.

Un premier élément clé de l’organisation des relations local-global, ce sont les prix du marché. L’attractivité de tout gisement dépend des cours mondiaux des matières premières, qui le rendent rentable ou non, notamment en fonction des coûts d’extraction. Dans le cas du lithium, l’augmentation des prix125 observée au milieu des années 2010 a provoqué l’ouverture et la ré-ouverture de sites d’exploitation du lithium en roche, dont les coûts d’extraction sont pourtant plus élevés que ceux du lithium en saumure. Ce surcoût est lié à de plus faibles teneurs en lithium, à la plus faible possibilité de mise en valeur de co-produits et au coût financier du procédé de séparation du métal de la roche. Avec l’augmentation mondiale des prix, le lithium contenu dans des roches pegmatites devient intéressant pour les investisseurs, alors même que « le coût de production d’une tonne de carbonate de lithium obtenue à partir de spodumène126 varie de 3 à 5 k$ par tonne, soit au moins 1 k$ plus cher que le coût observé à partir des meilleurs salares » (Hache et al., 2018a : 19). Ainsi, les projets d’extraction de lithium en roche se sont par exemple multipliés en Australie, où les gisements en spodumène sont importants.

Encadré 3 – Le lithium : un marché de gré à gré

Contrairement à la plupart des métaux non ferreux, le lithium ne se vend ni ne s’achète dans le cadre d’un marché organisé, avec des prix fixés au niveau international. Il fait l’objet de transactions de gré à gré, c’est-à-dire que ses prix sont négociés directement entre producteurs et transformateurs ou utilisateurs (Labbé, Daw, 2012 : 103). Ce fonctionnement implique une faible transparence des prix (Hache et al., 2018a), ces derniers pouvant varier d’un contrat à l’autre.

Cette spécificité du marché du lithium entraîne une grande incertitude économique par rapport à cette ressource. En effet, les prix du lithium peuvent varier de manière conséquente rapidement, en fonction des scénarios prospectifs.

Outre ces conséquences liées aux coûts d’extraction, les prix mondiaux des matières premières impactent également les projets en fonction de leur éloignement géographique par rapport aux axes de transport et ports d’exportation. Plus les prix internationaux d’une ressource sont

125 Il n’existe pas de cours mondial du lithium, comme pour la plupart des ressources minières ou pétrolières. En effet, le marché du lithium est un marché de gré à gré (voir encadré 3).

élevés, plus son exploitation est rentable, même si les opérations de transport sont coûteuses. Les espaces de marges sont ainsi particulièrement concernés, car leur isolement géographique peut occasionner une augmentation non-négligeable des coûts d’exportation.

Les salares du Nord-Ouest argentin illustrent cette contrainte, comme le souligne un rapport du BRGM : « par rapport aux exploitations chiliennes du Salar de Atacama, le Salar argentin del Hombre Muerto est pénalisé par son enclavement et des coûts de transport plus élevés (4100 m d’altitude, à 1000 km du premier port, réseaux de transports rudimentaires) » (Labbé, Daw, 2012 : 115). Situés sur les hauts plateaux andins, à l’extrême Nord-Ouest du pays, les salares sont en effet éloignés des ports argentins de la façade atlantique : Rosario se trouve à plus de 1 400 kilomètres, et Buenos Aires à 1 700 kilomètres de distance. La majorité de la production est donc exportée par la façade pacifique, car le port d’Antofagasta ne se situe qu’à 760 kilomètres de route du salar d’Hombre Muerto (où opère FMC) et à 570 kilomètres du salar d’Olaroz (où opère Sales de Jujuy). À cet avantage de la proximité s’ajoute le fait que le marché d’exportation de la production se trouve côté Pacifique (Chine, Corée du Sud, Japon...). Toutefois, le nombre de kilomètres n’atteste rien du temps et de l’énergie nécessaires pour effectuer ces trajets, car la traversée de la Cordillère des Andes par les poids lourds transportant la matière première est lente et demande d’importantes quantités de carburant, du fait des dénivelés à franchir (illustration 20).

Illustration 20 – Profil altimétrique du trajet routier entre le salar d’Hombre Muerto (Argentine) et le port d’Antofagasta (Chili)

Source : Google Earth Pro, 2019. Réalisation : Audrey Sérandour, 2019.

Le profil altimétrique est orienté Ouest-Est, afin de faciliter sa lecture en lien avec la carte. Toutefois, le trajet des camions s’effectue depuis le salar d’Hombre Muerto vers le port d’Antofagasta (donc de droite à gauche, sur le profil altimétrique). Au-delà du relief, la frontière produit également des effets de rupture, car les camions doivent parfois y patienter durant de longues heures.

Les variations de prix à l’échelle mondiale ont donc des incidences locales, dans la mesure où ces prix conditionnent l’ouverture, l’extension ou la fermeture de projets d’exploitation. Les marges où se situent les gisements en sont affectées : l’augmentation du prix du lithium entraîne l’ouverture de sites d’extraction ou l’accroissement de leur emprise spatiale, ainsi que la multiplication des externalités – qui peuvent être positives ou négatives.

Les normes auxquelles sont soumises les entreprises lithinifères constituent un deuxième élément déterminant dans les relations local-global. Elles sont de natures diverses. D’abord, il existe des normes juridiques, telles que les normes environnementales globales, émises par des organisations internationales comme la Banque Mondiale, l’ONU, le PNUD ou l’International

Council on Mining and Metals (ICMM). En posant un cadre – généralement non-contraignant – et

des standards internationaux, elles orientent les modalités d’insertion des projets miniers dans leur espace d’accueil127. Elles incitent par exemple à la limitation des externalités négatives des mines, en exigeant des évaluations environnementales, en réglementant le stockage des déchets et le recyclage de l’eau, ou encore en énonçant des principes directeurs sur les politiques de compensation de la perte de biodiversité. Ces normes fournissent aussi des éléments de référence sur la prise en considération des populations locales, que ce soit en formulant des politiques de RSE, en proposant des mécanismes de consultation et de dialogue, ou en enjoignant les entreprises à réaliser des accords avec les communautés locales. De nouveau, le global agit sur le local, en influant sur les liens de l’activité extractive au territoire d’implantation.

Par ailleurs, un autre type de normes connecte les marges à l’espace mondialisé : les standards de qualité des produits exportés. En effet, l’intégralité de la production sud-américaine de carbonate et d’hydroxydes de lithium étant vouée à l’exportation, elle doit répondre à la demande des clients internationaux. Or, une part croissante du lithium exporté est destiné à la confection de batteries, qui requièrent un carbonate et des hydroxydes de lithium de haute qualité, c’est-à-dire avec un degré de pureté très élevé (au-delà de 99 %). Il existe différents grades de lithium, allant du grade industriel au grade batterie, selon les usages. Un carbonate de lithium grade industriel a une pureté inférieure à 99 %, tandis que le grade batterie se situe entre 99,5 % et 99,9 % de pureté. En 2012, « le carbonate de lithium de très haute pureté (99,99 %) se vendait deux fois plus cher que le grade industriel » (Hache et al., 2018a : 10). Cette exigence issue des réseaux mondiaux de clientèle nécessite une adaptation de la part des entreprises extractives situées dans le « triangle du lithium »,

127 Concrètement, les entreprises lithinifères respectent le même corpus de normes que le secteur minier dans son ensemble, avec des variantes propres aux politiques internes à chaque entreprise. Une spécificité est toutefois notable pour les compagnies FMC et Albemarle, issues du secteur de la chimie : elles sont rattachées au Conseil américain de la chimie (ACC), dont le programme Responsible Care est l’un des plus anciens systèmes de management environnemental (Renaud, 2015).

comme l’explique le directeur du Développement de Rockwood Lithium (entreprise désormais détenue par Albemarle), au Chili :

« Nous avons obtenu récemment le permis environnemental pour augmenter notre production. Et cette augmentation, nous allons la faire essentiellement en grade batterie. Parce qu’en fait, nous avons deux produits que nous vendons actuellement : le lithium grade industriel et le lithium grade batterie. Ce dernier est de meilleure qualité, parce qu’il est plus pur. Donc nous nous préparons à la croissance du marché, en augmentant notre production de lithium pour batteries. Parce qu’en ce moment sont donc vendus 180 000 tonnes de lithium par an, mais dans les 5, 6, 7 ans à venir, ce chiffre va passer à 300 000, peut-être 330 000 » (directeur du Développement de Rockwood, janvier 2016). Cet extrait d’entretien montre que, pour répondre à la demande du marché mondial des batteries, les sites d’exploitation situés dans les marges doivent s’adapter aux normes globales de qualité du lithium. Une conséquence directe de l’adaptation aux exigences du marché mondial est encore une fois l’augmentation de la production. C’est également ce qui conditionne la mise en production ou non de certains espaces. Par exemple, si le projet bolivien ne produit pas du lithium correspondant aux standards mondiaux de qualité – c’est-à-dire grade batterie –, alors il entrera difficilement sur le marché128. L’évolution d’un projet local dépend de sa capacité d’adaptation aux normes globales.

Ainsi, les prix des matières premières ou les normes entourant les activités minières constituent des marqueurs de la relation local-global, qui modèlent les interactions entre échelles. Ces marqueurs permettent également d’identifier des formes de contrôle entre espaces : les marges lithinifères dépendent en partie de prix dictés par le marché mondial et de normes formulées dans des arènes internationales.

À travers l’exploitation du lithium, véritable ressource mondialisée, les marges où se situent les gisements sont intégrées à l’espace mondial, par l’intermédiaire de réseaux de production et de commercialisation, mais aussi à travers des contraintes telles que celles décrites ici. Toutefois, cette intégration n’est pas désincarnée : elle reste avant tout portée par des acteurs.

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