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II – La représentation du « triangle du lithium » : un enjeu de visibilité

B. L’adoption de la perspective relationnelle

J’explicite donc ici l’ approche du « triangle du lithium » que j’ai finalement retenue et je pose les principes de réflexion à partir desquels l’analyse des dynamiques d’intégration observables au sein de l’espace du lithium sud-américain sera ensuite menée.

Considérer l’expression « triangle du lithium » comme une représentation permet de placer le gisement – et pas uniquement la ressource – dans une perspective constructiviste. Les salares andins ont certes une réalité physique, matérielle, tangible ; mais ils ont également une existence sociale, politique, économique, ou encore symbolique. Au-delà du lithium en lui-même, le « triangle du lithium » est aussi une construction sociale. Ainsi, à l’heure de la transition énergétique et dans le contexte de mondialisation contemporaine, les gisements lithinifères andins ont acquis une valeur économique croissante et font l’objet d’une attention politique renforcée. Ils ne sont plus les simples étendues de sel que parcouraient les géologues de la première moitié du XXe siècle ; ils sont désormais insérés dans des pratiques et des stratégies d’acteurs.

Le « triangle du lithium » existe parce qu’un certain nombre d’acteurs lui accordent une valeur, l’incorporent dans leurs discours et déploient des stratégies d’accès à cet espace. Dès lors, pour analyser le lithium andin il n’est pas suffisant de faire la géographie des salares. Appréhender les gisements dans leur complexité relationnelle nécessite de les intégrer à un cadre de réflexion prenant en compte les configurations socio-politiques, les systèmes d’acteurs et les négociations sociales qui donnent corps au « triangle du lithium ». En d’autres termes, faire la géographie politique des gisements lithinifères andins implique de s’intéresser à des espaces qui ne sont pas inclus dans le « triangle » à proprement parler.

Quels sont ces espaces ? Ce sont tous ceux au sein desquels prend forme le système de valeurs et d’intentions (Raffestin, 1980) transformant le lithium en ressource et les salares en gisements. Ceux qui, par l’intermédiaire des acteurs qui s’y situent, contribuent à la construction du « triangle du lithium », mais qui impliquent également que l’espace de la ressource ne se limite pas à ce « triangle ». En effet, le « triangle du lithium » se construit dans un système d’acteurs dont l’ancrage spatial dépasse la zone tri-frontalière entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili.

Les espaces à considérer dans une géographie politique du lithium andin se composent des lieux d’ancrage, des réseaux d’interaction et des espaces de légitimité des acteurs impliqués dans les négociations sociales autour de la ressource. Ces négociations ne relèvent pas uniquement de la régulation institutionnelle, mais bien de l’ensemble des arrangements définissant les relations entre nature et société. Elles portent autant sur la définition de la valeur de la ressource, que sur le cadre juridique de son exploitation, ou les pratiques de gestion et d’exploitation des gisements. Tous ces arrangements contribuent à l’activation de la ressource, car cette dernière ne se réduit pas à une quête d’appropriation territoriale121 (Amilhat Szary, 2019). Sa « régulation est une affaire politique dans laquelle s’expriment des rapports de force entre les différents acteurs sociaux, politiques et économiques » (Perrier Bruslé, 2015b : 253). Elle est donc intrinsèquement politique ; elle engage des arènes de pouvoir et s’organise selon des logiques territoriales.

Les processus de construction d’une ressource impliquent une variété d’acteurs, aussi bien étatiques que privés, locaux ou internationaux. En conséquence, les espaces à considérer sont de natures diverses. Il y a des lieux de pouvoir, tels que les capitales provinciales ou nationales, où se met en place le cadre législatif encadrant l’exploitation de la ressource et où siègent les institutions en charge de l’exécution et du contrôle de la mise en application de ces règles. Il y a également des lieux de production, relevant davantage de l’espace technique de la ressource, organisés autour du gisement : les usines d’extraction et de traitement de la saumure concentrée en lithium, les axes de transport et de distribution, ainsi que les ports d’exportation. Enfin, il y a des espaces de circulation et d’échanges, comme peuvent l’être les arènes scientifiques ou les mouvements sociaux, au sein desquels se discute le cadre de pensée sur la ressource.

L’ensemble de ces espaces fait système. En effet, ils ne sont pas réductibles à une simple succession de lieux dépourvus de tout lien. Au contraire, des relations de connexion, de collaboration ou encore de compétition prennent forme dans les processus de négociation sociale et de régulation. Finalement, l’espace de la ressource lithium est moins surfacique et triangulaire que réticulaire et archipélagique. Il se structure en réseaux, organisés autour de polarités et de flux, qui

121 A.-L. Amilhat Szary écrit : « le pouvoir ne vient pas de la conquête de territoires contenant des ressources, il se définit par les stratégies d’accès à ces ressources et par la mobilisation d’énergie nécessaire pour rendre cette circulation possible » (Amilhat Szary, 2019 : 20).

ensemble font système. Pour autant, comme le souligne J.-B. Arrault, un tel archipel n’est « pas déconnecté du territoire sur lequel il se superpose. Il en constitue plutôt une dimension supplémentaire, prenant appui sur les polarités, même secondaires » (2005 : 326). En ce sens, « il n’y a pas de nouveau territoire, mais un nouveau fonctionnement des territoires, où la délimitation importe moins que la connexion » (Ibid. : 327). La structuration archipélagique de l’espace de la ressource pose la question des relations sociales et politiques entre les différents espaces impliqués.

Dans le cas du « triangle du lithium », ces espaces se situent à diverses échelles et sur plusieurs continents. En effet, la ressource se construit aussi bien dans les bureaux parisiens de Recherche et Développement d’Eramet, où est développé un processus d’extraction du lithium en saumure ; que dans les infrastructures de traitement du carbonate de lithium d’Albemarle, situées à Antofagasta (Chili) ; ou encore dans les usines de fabrication de batteries au lithium en Chine. Elle prend forme également dans les bureaux du ministère des Mines chilien, où les décideurs politiques réfléchissent à un nouveau cadre de régulation des salares du Nord du pays, et dans les réunions de la BID où sont pensées des stratégies de développement autour de la chaîne de valeur du lithium. Chacun à leur manière, ces espaces contribuent à faire du lithium une ressource. De plus, ils participent à la construction du « triangle du lithium », en tant que représentation, tout en impliquant que celui-ci ne se limite pas aux marges transfrontalières d’Argentine, de Bolivie et du Chili.

En dresser une cartographie exhaustive paraît presque impossible, tant les points d’ancrage de cet espace archipélagique de la ressource lithinifère sont nombreux et divers. Notre objectif n’est quoi qu’il en soit pas celui-là : il réside davantage en la compréhension du fonctionnement de l’espace de la ressource, qui permet d’envisager les processus d’intégration à l’œuvre autour ou au sein de l’espace qualifié de « triangle du lithium ». Comme le formule le géographe R. Brunet :

« Le Monde n’est pas si confus, n’est pas si illisible qu’il peut sembler au premier regard. Pour le comprendre et pour le lire, il nous faut réfléchir à la façon dont ces actions et ces acteurs s’organisent en systèmes, et dont ces systèmes se traduisent dans l’espace géographique » (Brunet, 2001 : 60).

Afin d’entrer dans la complexité relationnelle de la ressource, notre proposition consiste donc à dépasser une vision uniquement centrée sur les salares et à envisager les gisements de lithium dans un espace plus large : celui, archipélagique, des interactions sociales, économiques, politiques, industrielles ou symboliques autour de la ressource, aux échelles mondiale, régionale, nationale et locale.

Finalement, envisager les salares comme des ressources et le « triangle du lithium » comme une représentation conduit à constater l’existence d’un tissu de relations d’acteurs autour des gisements. Ces acteurs composent avec la réalité matérielle de leur environnement (Debarbieux, 2009), créant des rapports sociaux à l’espace par le biais de la ressource lithinifère et entretenant cet espace à travers des images (Aldhuy, 2008) telles que celle du « triangle du lithium ». Ces rapports à l’espace créent une nouvelle forme de territorialité – en forme d’archipel – venant s’ajouter au feuilletage observé dans les marges andines, à la triple frontière Argentine-Bolivie-Chili (voir la partie II du chapitre 1).

Cette territorialité du lithium déborde les espaces de marge où se situent les gisements, car elle s’insère dans des réseaux d’acteurs dont l’ancrage spatial ne se limite pas à ces marges, comme expliqué plus haut. En outre, ces réseaux ne se structurent pas systématiquement dans l’interaction entre les trois pôles que pourraient constituer les principaux salares de la zone (Hombre Muerto, Uyuni et Atacama). Des réseaux peuvent se développer dans l’un des trois pays, sans se connecter aux deux autres ; ou exister entre deux pays seulement. Cette manière d’aborder l’espace de la ressource par les réseaux d’acteurs et la territorialité qu’ils entretiennent permet de rompre avec divers biais de la représentation en « triangle du lithium » : sa vision homogénéisante, sa perspective matérialiste et son postulat implicite d’une unité de cet espace de marges. En somme, parler de territorialité du lithium permet d’entrer dans la complexité territoriale122 (Giraut, 2013 : 296) du « triangle du lithium » ou, autrement dit, dans la boîte noire du système territorial du lithium andin.

Conclusion

Ce chapitre a permis d’aborder la dimension spatiale des gisements lithinifères sud-américains, par l’analyse et la déconstruction de la représentation du « triangle du lithium ». Particulièrement évocatrice, cette expression employée par une grande diversité d’acteurs transcrit la disposition géographique des salares andins, répartis entre trois pays.

122 F. Giraut écrit : « La complexité territoriale met l’accent sur le déploiement simultané de différentes territorialités qui ressortissent à des rapports à l’espace correspondant à différentes logiques et à différentes pratiques, elles-mêmes déjà démultipliées scalairement. On pense notamment aux territorialités politiques (au sens de policy et

polity, qui dépassent les aspects strictement politiciens du politics) qui appellent une délimitation exclusive et une

certaine fixité dans le temps et dans l’espace pour définir le champ de l’exercice du pouvoir au sens du contrôle et/ou de la représentation politique (Lévy, 1994). On pense, par ailleurs, aux territorialités socio-économiques individuelles et collectives qui s’affranchissent davantage des contraintes du conteneur (continuité, fixité, bornage) en jouant sur un ensemble d’espaces complémentaires, ceux de la reproduction ou de la dépendance, et ceux de l’opportunité ou de l’engagement (Cox, 1997) » (Giraut, 2013 : 296).

Toutefois, l’expression présente un certain nombre de biais qui limitent son usage dans notre analyse des configurations spatiales prenant forme autour des gisements de lithium. En effet, l’espace de la ressource est moins surfacique ou triangulaire qu’archipélagique et réticulaire. La ressource s’inscrit dans un système relationnel dépassant largement l’espace des marges andines, une territorialité construite par de multiples acteurs, à différentes échelles. Dans le cadre d’une analyse de géographie politique considérant la ressource comme une construction sociale, j’adopte donc une perspective relationnelle pour comprendre les implications territoriales de la mondialisation du lithium. L’établissement de ce fil directeur permettra d’analyser, dans les prochains chapitres, les dynamiques spatiales et scalaires liées aux stratégies d’acteurs.

Partie II.

Un espace de marges, des

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