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États, marges et mondialisation dans le « triangle du lithium »

II – Des réseaux d’acteurs influant sur les trajectoires des espaces de marges

A. États, marges et mondialisation dans le « triangle du lithium »

La mondialisation n’a pas entraîné la disparition des États (Cox, 2005), bien que l’on puisse observer un affaiblissement de leurs moyens d’action, voire de leur souveraineté, notamment face à la concurrence d’autres acteurs – comme les entreprises transnationales. S’ils n’ont pas disparu, leur rôle a toutefois progressivement évolué, avec le développement d’une économie mondialisée supplantant l’ordre politique international (Laroche, 2002 ; Moreau Defarges, 2016). Les trois éléments constitutifs d’un État que sont le territoire, la population et la souveraineté ont été affectés par l’émergence et l’intensification des flux mondiaux (Badie, 1995). « La mondialisation prive l’État du monopole de l’action internationale qu’on lui reconnaissait autrefois », il doit désormais composer avec la variété d’acteurs agissant à l’échelle mondiale (Badie, 2005 : 101). Précisons cependant que, comme le démontre le géographe J. Agnew (2009), les États n’ont jamais exercé de souveraineté politique totale sur leurs territoires. La mondialisation vient donc surtout complexifier davantage la relation entre souveraineté et territoire.

La mondialisation n’a pas entraîné la disparition des États ; sa composante néolibérale les a plutôt transformés, selon le modèle entrepreneurial (Ferguson, 2010 ; Kotz et al., 2012), en agents des mécanismes de marché. Dans ses leçons, M. Foucault définit le néolibéralisme comme un véritable « art de gouverner » (Foucault, 2004), dans lequel le pouvoir politique s’accorde sur les principes de l’économie de marché. Parce qu’il vise l’extension du modèle économique à l’ensemble des sphères de la société, le modèle néolibéral a une dimension interventionniste – en

opposition au « laisser-faire » des libéraux classiques – au sein duquel l’État joue un rôle de promoteur du marché. En somme, pour Foucault, « le néolibéralisme est œuvre de l’État, lequel ne "démissionne" pas, mais se transforme en devenant l’agent le plus efficace de la mutation néolibérale des sociétés » (Laval, 2014 : 42). Le néolibéralisme ne signifie donc pas un retrait de l’État ; pour autant, cette idéologie peut prendre des formes variées et évoluer selon le contexte géographique et temporel (Harvey, 2005 ; Ferguson, 2010 ; Mayaux, Surel, 2010). Dans le contexte sud-américain, le déploiement du néolibéralisme à partir des années 1970, puis durant les décennies 1980-1990 se traduit par des politiques d’ouverture économique, d’attraction de capitaux étrangers et de stimulation des exportations, qui ont été largement documentées (Brennetot, 2013). Ils montrent que les États continuent d’assurer des fonctions de régulation et ne s’effacent pas face à la multiplicité d’acteurs prenant part à la mondialisation contemporaine. Ce constat invite à réfléchir à leur rôle dans les processus d’intégration des marges à l’espace mondialisé et dans l’avancée du modèle extractif néolibéral vers les espaces de marges.

En février 2016, le gouvernement fédéral argentin annonce la suppression des taxes sur les exportations minières, qui étaient jusque-là fixées à 5 %. Faisant suite à l’élimination des mêmes taxes dans le secteur agricole (notamment sur le blé et le maïs), cette mesure vise à favoriser les investissements miniers en attirant les capitaux étrangers. Pour le gouvernement, réduire ces coûts d’opération pour les transnationales permet de gagner en compétitivité par rapport à d’autres pays, dans un contexte de chute du prix des matières premières – dont le lithium toutefois est épargné.

Pour les espaces où se situent les gisements, ce geste d’ouverture commerciale de la part du gouvernement argentin a des impacts directs : arrivée de transnationales portant de nouveaux projets d’exploitation, augmentation des capacités de production des entreprises déjà installées, et par conséquent extension de l’emprise spatiale des mines et intensification des flux de matières premières vers les ports d’exportation. En 2016, le secteur lithinifère argentin a ainsi connu un pic de production et d’exportations (illustration 22), ainsi qu’une multiplication des projets, soutenus à la fois par la demande mondiale et par les mesures fiscales du gouvernement argentin. Cet exemple montre de quelle manière le déploiement d’une politique néolibérale – dont la généralisation est caractéristique de la mondialisation contemporaine – peut faire avancer les fronts extractifs. L’État participe bien à la néolibéralisation de la nature (Castree, 2008b ; Bakker, 2010), qui s’insère dans une économie globale tout en permettant au système capitaliste de progresser dans une diversité d’espaces, y compris dans les marges.

Illustration 22 – Exportations de carbonate de lithium depuis l’Argentine, de 1995 à 2017

Source : UN Comtrade Database, consultée en juin 2019. Réalisation : Audrey Sérandour, 2019.

En rendant le pays attractif en termes économiques, le gouvernement argentin contribue à la mise en valeur des gisements à l’échelle mondiale suivant les logiques propres au néolibéralisme. Il encourage la multiplication d’interactions entre les échelles locale et mondiale, c’est-à-dire entre les réseaux globaux de production et les espaces de marges riches en ressources. En Amérique du Sud, malgré la diffusion – dans les années 1980-1990 – de l’idée que l’État devait s’effacer pour laisser au marché un rôle déterminant, la figure de l’État n’a jamais disparu. Depuis le début des années 2010, la tendance est même à son retour dans la régulation des ressources (Perrier Bruslé, 2015b). L’État fixe le cadre juridique de l’exploitation minière, octroie les permis d’exploration, d’exploitation et d’expansion, facilitant ou non l’installation de nouveaux projets. Ainsi, sur la scène internationale, la volonté des États et les politiques qu’ils mettent en œuvre sont essentielles pour attirer les investisseurs. De fait, en déterminant le cadre de régulation des activités minières, l’État agit sur la relation local-global. Il établit un cadre au sein duquel peuvent s’établir des liens et des modèles d’interaction entre les marges extractives et l’espace productif mondialisé.

Le rôle des États dans l’intégration des marges à l’échelle mondiale ne se réduit pas à la mise en place de mesures juridiques ; il passe également par des pratiques et l’entretien de réseaux d’acteurs : « Les acteurs de l’espace ne sont pas les monstres froids et anonymes que l’on y voit trop volontiers. Ils ne sont ni l’Homme, ni l’État, ni l’Entreprise en essence ; ils sont très concrètement des personnes, des dirigeants, des communautés » (Brunet, 2001 : 59).

Chaque année, des représentants des gouvernements sud-américains se rendent à Toronto (Canada) pour le Congrès mondial de l’activité minière, organisé par l’Association canadienne des prospecteurs et entrepreneurs (en anglais, Prospectors & Developers Association of Canada –

PDAC)135. Lors de cet événement, ils peuvent faire la promotion de leurs gisements miniers et rencontrer de potentiels investisseurs. Ainsi, à la suite d’une vaste campagne de prospection des

salares de la province lui ayant permis d’évaluer les réserves en lithium de son territoire, le

gouvernement de Catamarca (Argentine) s’est rendu au congrès de Toronto. La rencontre avec les investisseurs a permis la concrétisation d’un projet d’exploitation dans l’Ouest de la province136.

Cet exemple montre que les États nationaux et infra-nationaux, à travers leurs représentants, contribuent directement à l’articulation entre échelles mondiale et locale. En effet, en participant à de telles arènes économiques mondiales, les autorités étatiques connectent les marges au reste du monde, en les rendant visibles et en encourageant la venue d’entreprises transnationales dans ces espaces. Dans ce cadre, les États ne se contentent pas d’encourager la relation local-global par la mise en place d’un cadre de régulation favorable, ils créent eux-mêmes des relations trans-scalaires.

Les deux précédents exemples mettent en évidence la manière dont l’État fédéral et les États provinciaux argentins provoquent, encadrent ou entretiennent la relation entre marges lithinifères et espace mondialisé. S’ils révèlent des formes d’articulation local-global par l’intermédiaire d’une diversité d’acteurs étatiques, ils illustrent également une situation spécifique à l’Argentine, où le gouvernement met en place depuis 2015 une série de mesures visant à ouvrir largement l’économie nationale au marché mondial. Ces exemples dépeignent le portrait d’États encourageant le large déploiement des réseaux globaux de production et de commercialisation, à travers un soutien à l’installation de transnationales dans tous les espaces riches en ressources, y compris les marges des hauts plateaux andins.

Toutefois, certains États adoptent des postures politiques opposées, souhaitant limiter l’emprise des entreprises transnationales sur les ressources de leurs territoires, dont ils entendent rester maîtres. Ainsi, l’État bolivien a mis en place une politique nationale de valorisation de ses gisements lithinifères, refusant de voir s’installer une firme étrangère sur le salar d’Uyuni. Cela signifie-t-il pour autant que l’espace de marge où se situe ce salar n’intègre pas l’échelle mondiale à travers ce projet étatique d’exploitation du lithium ? La réponse est négative. Le lithium demeure une ressource mondialisée, c’est-à-dire que son exploitation répond à une demande du marché mondial auquel il faut s’adapter et s’inscrit dans des réseaux de commercialisation et d’industrialisation qui s’étendent au-delà des frontières boliviennes. L’État bolivien ne souhaite pas s’extraire de ce contexte mondial, qui conditionne son projet. D’ailleurs, le gouvernement bolivien

135 D’après son site Internet, la PDAC représente les intérêts du secteur minier. Elle compte des milliers de membres à travers le monde. Elle est surtout connue pour son congrès annuel de Toronto, qui attire des gouvernements et investisseurs du monde entier, mais aussi d’autres types d’acteurs, comme des organisations indigènes par exemple. 136 Entretien réalisé avec la chef du département des études et projets, au sein du secrétariat des Mines de la province

rappelle régulièrement son ambition de transformer le pays en pôle énergétique d’envergure mondiale grâce au lithium (Sérandour, 2017), inscrivant son discours dans un projet global de changement de paradigme énergétique. Par conséquent, malgré la prégnance du discours étatique faisant de l’échelle nationale l’échelon de référence, les autorités boliviennes inscrivent elles aussi les marges lithinifères dans des logiques mondialisées – c’est l’un des paradoxes du post-néolibéralisme. La relation local-global s’organise cependant selon d’autres modalités.

Dans le cadre de son projet d’exploitation du salar d’Uyuni, lancé en 2008, l’État bolivien a provoqué diverses interactions entre les marges du Sud-Ouest du pays et l’échelle mondiale. Celles-ci diffèrent de celles observées dans le cas argentin, du fait de deux spéCelles-cifiCelles-cités du projet bolivien : son caractère étatique et son état d’avancement. En effet, toujours en phase pilote en 2018, il ne produit pas encore de lithium à l’échelle industrielle. Les interactions avec le reste du monde ne sont pour l’instant pas liées à l’exportation ou à la commercialisation de la ressource. La relation local-global ne passe donc pas par les réseaux de production et de commercialisation du lithium. Par ailleurs, le caractère étatique du projet impliquait initialement que l’État bolivien le développe seul, avec des ressources humaines et financières propres137. Par conséquent, il n’a pas cherché à attirer des investisseurs transnationaux, qui assurent classiquement la relation local-global. Toutefois, dans une deuxième phase du projet, à partir de la création de l’entreprise stratégique YLB en 2017, l’État bolivien a revu ses positions et un appel d’offres a été lancé pour trouver des partenaires. Des entreprises comme l’allemande ACI Systems collaborent désormais avec le gouvernement, qui reste toutefois actionnaire majoritaire et seul détenteur des droits d’accès à la saumure.

Les spécificités du cas bolivien n’ont pas rendu l’espace du gisement hermétique aux logiques mondialisées. D’abord, parce que sa dynamique productive dépend d’une demande mondiale et que, sur le plan discursif, le projet s’inscrit dans une perspective globale de changement de paradigme énergétique. Ensuite, parce que le gouvernement bolivien a peu à peu fait évoluer sa politique nationale (initialement fermée à toute collaboration avec des investisseurs étrangers) pour s’appuyer sur des réseaux mondiaux de connaissances et de savoir-faire sur le lithium. En 2014, une première coopération est née avec une entreprise chinoise, pour la construction d’une usine pilote d’assemblage de batteries, à La Palca (département de Potosí). Puis, les accords et coopérations se sont multipliés avec des entreprises chinoises, allemandes et françaises, jusqu’à la constitution d’une entreprise mixte en décembre 2018 (illustration 23 ; tableau 9). L’État bolivien a ainsi ouvert son projet d’exploitation du salar d’Uyuni aux coopérations transnationales, essentielles pour acquérir des compétences techniques – et ainsi prétendre accéder au statut d’ArM (Raffestin, 1980).

137 Cette posture de l’État bolivien s’est aussi construite en réaction aux conditions dans lesquelles le gaz a d’abord été exploité en Bolivie, sous la présidence de G. Sánchez de Lozada (2002-2003).

Illustration 23 – L’exploitation des ressources du salar d’Uyuni (Bolivie) : un projet qui s’ouvre aux coopérations internationales (2008-2018)

Tableau 9 – Les partenariats réalisés par l’État bolivien avec des entreprises étrangères Projet Entreprise partenaire Investissement de l’État bolivien (en dollars)

Opérations réalisées Modalités Usine pilote d’assemblage de batteries au lithium Lin Yi Dake Trade Co. (Chine)

3,7 millions Fourniture, installation et mise en service « clé-en-main » de l’usine pilote ; transfert de connaissance et de

technologie.

Une dizaine de

techniciens chinois sur place, pour une durée de six mois, dont deux mois pour le montage. Usine industrielle de sels de potassium Camc Engineering Co. Ltd. (Chine)

178 millions Construction, installation et mise en service de l’usine industrielle de sels de potassium. Trente mois de construction. Usine industrielle de carbonate de lithium K-Utec AG Salt Technologies (Allemagne)

33,6 millions Élaboration du projet final de construction de l’usine industrielle de carbonate de lithium.

Dix mois de travail.

Usine pilote de matériaux cathodiques ECM Greentech et le CEA-Liten (France)

3,7 millions Construction, montage installation, étalonnage et mise en service de l’usine pilote ; transfert de

technologie et formation du personnel technique bolivien ; entretien préventif et correctif des installations.

Français sur place durant cinq mois ; stages de formation de Boliviens en France. Des

techniciens français reviennent régulièrement pour l’entretien des installations. Exploitation et industria-lisation du lithium ACI Systems (Allemagne) Constitution d’une entreprise mixte (dont la Bolivie détient 51 % des actions).

Construction des usines ; transfert de technologie pour la construction de batteries au lithium ; apport du marché européen de batteries.

Trois à quatre ans de construction des usines d’hydroxyde de lithium, de matériaux cathodiques et de batteries.

Sources : entretiens, site Internet de YLB. Réalisation : Audrey Sérandour, 2019.

Cette ouverture aux coopérations avec des entreprises étrangères a permis la construction et la mise en service de plusieurs usines, mais aussi le transfert de connaissance et de technologie (tableau 9). De cette manière, des liens stratégiques, mais également sociaux se sont noués avec différents pays, participant à l’insertion du projet bolivien dans des dynamiques mondiales. Dans le cadre de la construction de l’usine pilote de matériaux cathodiques, à La Palca (département de Potosí), les ingénieurs boliviens ont par exemple été formés – et disposent toujours d’un suivi – par les équipes du CEA-Liten, un institut de recherche européen qui inscrit sa démarche dans les plans climatiques internationaux et la volonté de faire face aux enjeux climatiques mondiaux (CEA-Liten, 2017).

Finalement, les États nationaux argentin, bolivien et chilien, ainsi que les États infra-nationaux argentins de Jujuy, Salta et Catamarca sont impliqués dans les relations local-global de

diverses manières. Ils mettent en place les cadres juridiques régulant l’exploitation des ressources, concluent des traités et accords internationaux, créent et entretiennent des réseaux d’acteurs. Ils participent au déploiement du néolibéralisme et à sa pénétration dans tous les territoires.

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