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I – Un espace transfrontalier composé de marges

C. Des marges à quelle(s) échelle(s) ?

Poser la question de l’échelle de pertinence pour observer une marge constitue, en soi, un élément de réponse, dans la mesure où cela permet de souligner la nature multiscalaire de cet objet géographique (de Ruffray, 2000 ; Depraz, 2017). Du local au mondial, des espaces de marges

géographiques, démographiques, sociales, économiques ou encore politiques sont identifiables. Du quartier marginalisé au cœur de la ville (Blanchard, 2006 ; Stamm, 2008) à la région « aux marges du monde » (Marchal, 2009), ces marges répondent aux mêmes logiques spatiales.

Par ailleurs, un espace peut se trouver à la marge de plusieurs systèmes territoriaux, eux-mêmes déployés sur plusieurs échelles. Par conséquent, il est essentiel d’étudier les marges dans l’emboîtement des échelles (Sierra, Tadié, 2008 : 6).

À quelle(s) échelle(s) s’inscrivent les marges formant le « triangle du lithium » ? Jusqu’à présent, nous avons mis en évidence leur insertion dans des systèmes territoriaux nationaux, ceux de l’Argentine, de la Bolivie et du Chili. Loin des centres nationaux et à la frontière de chacun des trois États, les zones où se situent les salares andins se distinguent par des trajectoires singulières au sein des pays dont elles font partie. Ces trajectoires sont démographiques, lorsque des espaces voient leurs densités de population s’affaiblir ; économiques, lorsque les activités productives sont faibles ou délaissées au profit d’un modèle national dominant ; ou encore sociales, culturelles, voire identitaires, lorsque les populations locales revendiquent une appartenance communautaire minoritaire dans la société.

Au-delà de ce contexte national, l’espace où se situent les salares andins se trouve également en marge d’autres systèmes territoriaux : le système continental et le système-monde. À l’échelle de l’Amérique du Sud, cette situation de marge s’explique notamment par le fait qu’il s’agit d’un espace frontalier.

« En Amérique Latine, où les frontières ont été tracées pour accompagner la création des États, au XIXème siècle, ces lignes passent pour leur grande majorité loin des centres de décision, traversant le plus souvent des espaces de faible densité. M. Foucher (Foucher, M., 1991) nous rappelle en effet que le continent ne comptait au début du 19ème siècle que 20 millions d’habitants sur 22 millions de km2 : plus de 85 % des frontières ont été tracées dans des zones de très faible densité (un ou deux hab. /km²). Cet héritage géopolitique explique qu’aujourd’hui encore, elles représentent souvent "des zones isolées et éloignées des centres dynamiques et de décision nationale ; avec un développement socio-économique faible et inégal par rapport aux autres zones de leur propre pays, et dont le potentiel de développement se trouve réprimé par leur marginalité par rapport aux centres ainsi que par l’absence de politiques spéciales de promotion"26 » (Amilhat Szary, Rouvière, 2011 : 187).

26 Lamarque A. (1995), La integración fronteriza entre los paises del MERCOSUR, thèse pour le titre de conseiller d’ambassade d’Argentine au Chili, Buenos Aires, p. 10.

La situation de la triple frontière Argentine-Bolivie-Chili concorde avec ce panorama général : il s’agit d’une marge, alors même qu’elle se trouve géographiquement située au cœur du continent sud-américain. De fait, c’est une zone peu peuplée, faiblement dotée en infrastructures, éloignée des centres économiques et décisionnels principaux du continent. L’intérêt des États pour cet espace se résume généralement à une volonté de contrôle souverain, afin d’assurer l’intégrité des territoires nationaux. Les politiques d’intégration régionale y font passer leurs corridors, mais ceux-ci visent davantage à relier les centres qu’à intégrer les marges. Ce fut par exemple le cas de l’IIRSA (Initiative pour l’intégration des infrastructures de la région sud-américaine), lancée en 2000 et qui visait le développement d’infrastructures de transport routières, ferroviaires et fluviales à l’échelle continentale. L’un des neuf axes d’intégration prioritaires de cette initiative – aujourd’hui très affaiblie – passait par la triple frontière qui nous occupe (l’axe Capricorne). Toutefois, cette initiative n’a apporté que peu de changements à la situation d’isolement de cet espace. Si elle fait bien partie intégrante du continent, la zone tri-frontalière entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili se définit plutôt en négatif par rapport à ses dynamiques structurantes (telles que la métropolisation, la littoralisation...), dans une zone identifiée comme marginale à l’échelle continentale.

À l’échelle du système-monde, le continent sud-américain se caractérise par sa position de pourvoyeur de matières premières depuis l’époque coloniale. En ce sens, il joue depuis longtemps un rôle clé pour l’approvisionnement des industries à l’échelle mondiale. Au fil des siècles, le continent s’est affirmé sur la scène internationale, tant sur le plan économique que géopolitique. Les évolutions politiques, économiques et sociales observées en Amérique latine sont ainsi devenues « indissociables des dynamiques du système monde et de ses marchés » (Deler, Godard, 2007 : 29). Toutefois, les espaces latino-américains sont inégalement connectés aux dynamiques de la mondialisation et l’aire andine demeure marginalisée par rapport aux espaces densément peuplés concentrant les fonctions de commandement (Ibid.). Les Andes se caractérisent par une forte extraversion économique et leur fonction productive ne s’est pas accompagnée d’un processus d’industrialisation. En ce sens, la triple frontière Argentine-Bolivie-Chili reste en bordure du système-monde, cantonné à un rôle – historiquement et socialement construit – d’approvisionnement des centres mondialisés.

L’espace lithinifère andin se compose ainsi de marges observables à différentes échelles : nationale, continentale et mondiale. Localement, chacune de ces trois marges frontalières est ouverte sur les marges voisines. Car leurs trajectoires similaires se confondent parfois dans un destin commun, occasionnant des rapprochements ou des relations économiques, sociales et culturelles. De fait, la marginalité ne constitue pas l’unique caractéristique commune aux trois

angles du « triangle » : ceux-ci partagent en effet une frontière, ainsi qu’une histoire commune antérieure à l’établissement de cette frontière. Par conséquent, le vécu territorial des populations qui peuplent ces marges repose sur des identités, des activités économiques et des héritages partagés. Ces éléments peuvent se résumer en trois territorialités principales : indigène, touristique et minière.

II – Des marges transfrontalières partageant une triple territorialité

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