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Métal dilué, réserves indéterminées et préoccupations politiques

le lithium dans ses dimensions matérielles et temporelles

A. Métal dilué, réserves indéterminées et préoccupations politiques

Dans la nature, le lithium n’est pas présent sous sa forme métallique, car il réagit fortement avec les autres éléments chimiques de l’environnement. Il se manifeste donc dans deux structures géochimiques principales : sous forme silicatée, dans des roches pegmatites, et sous forme de saumure, dans les lacs salés asséchés (appelés salares en Amérique du Sud ; voir planche 2). Les gisements se présentant sous cette dernière forme représentent « environ 60 % des ressources mondiales actuellement identifiées en lithium et assurent environ 2/3 de la production mondiale de lithium » (Labbé, Daw, 2012 : 65).

51 Neil Smith affirme ainsi : « At root, the stuff of nature is matter; in its "nature", nature is material » (Smith, 2008 : 17), soit : « Au fond, la nature est matière ; dans sa "nature", elle est matérielle ». Par ailleurs, les anthropologues des ressources prêtent également une attention accrue à leur matérialité (voir notamment : Appadurai, 1986 ; Richardson, Weszkalnys, 2014 ; Li, 2017).

La formation des gisements lithinifères sud-américains est étroitement liée à l’histoire géomorphologique et climatique de la zone. En effet, « trois facteurs essentiels contrôlent la formation d’un salar : un bassin fermé, l’évaporation supérieure à la pluviosité et des infiltrations réduites » (Ballivian, Risacher, 1981 : 5). Les zones où se situent les salares andins disposent de ces conditions. En effet, les nombreuses vallées andines forment des bassins endoréiques, c’est-à-dire des dépressions fermées où les cours d’eau n’atteignent pas de mer ouverte. Et par ailleurs, il s’agit d’un espace particulièrement aride, où les précipitations sont rares, où les infiltrations restent faibles et où les radiations solaires sont intenses, ce qui assure un taux d’évaporation plus élevé que la pluviosité.

Au-delà de ces facteurs essentiels, les processus de formation d’un salar peuvent varier d’un bassin à l’autre. Ainsi, le salar d’Uyuni résulte de l’assèchement d’un lac salé, survenu il y a environ 10 000 ans (Ballivian, Risacher, 1981 ; Risacher, Fritz, 1991) ; les salares argentins sont les témoins d’une activité volcanique intense dans les Andes centrales, il y a 20 à 25 millions d’années (Alonso, 2013) ; tandis que le salar d’Atacama est issu de la dissolution d’une cordillère de sel (Risacher, Fritz, 2009). L’activité volcanique et thermale, ainsi que l’altération des roches des bassins versants constituent les principaux apports en éléments chimiques des bassins où se situent les salares. Ces derniers concentrent ainsi un grand nombre d’éléments, tels que du potassium, du sodium, du magnésium, du bore, des sulfates et du lithium. Notons que chaque salar présente une concentration différente de ces éléments. Ainsi, la concentration de lithium du salar d’Atacama s’élève à 1 500 ppm, tandis que celle du salar d’Uyuni n’est que de 350 ppm (tableau 4). Outre la concentration en lithium, l’équilibre magnésium-lithium constitue également une donnée importante, car elle conditionne les possibilités d’exploitation des saumures (une concentration en magnésium trop importante complique l’extraction du lithium) et donc leur rentabilité.

Tableau 4 Caractéristiques géographiques et géo-chimiques de quelques salares andins Nom du salar (pays) Superficie(en km²) (en mètres)Altitude

Concentration moyenne de lithium (en partie par million)

Équilibre

magnésium-lithium

Salar d’Atacama (Chili) 3 000 2 300 1500 ppm 6,4

Salar d’Uyuni (Bolivie) 10 000 3 650 350 ppm 19,0

Salar d’Hombre Muerto (Argentine) 565 4 100 692 ppm 1,4 à 2,2

Salar d’Olaroz (Argentine) 120 3 900 690 ppm 2,4

Sources : Ballivian, Risacher, 1981 ; Risacher, Fritz, 2009 ; Méndez, 2011 ; Castello, Kloster, 2015. Réalisation : Audrey Sérandour, 2019.

Planche 2 – Les croûtes salines des salares andins présentent des aspects variés, selon la pluviosité de la zone dans laquelle ils se situent.

Photo 11 – Salar de Pocitos (province de Salta, Argentine, 2017)

Photo 12 – Salar del Diablo (province de Salta, Argentine, 2017)

Photo 13 – Chaque année, la saison des pluies dissout les aspérités de la croûte saline du salar d’Uyuni, ce qui lui confère cet aspect plat (Bolivie, 2009)

Photo 14 – Aujourd’hui encore, le sel du salar d’Uyuni est exploité par les populations locales ; les cônes de sel visibles sur la photo permettent de le faire sécher (Bolivie, 2009)

Photo 15 – L’aridité du désert d’Atacama donne au

salar éponyme son apparence rugueuse ; la

poussière explique sa couleur (Chili, 2016)

Photo 16 – À certains endroits, de la saumure affleure, comme ici sur le salar d’Atacama (Chili, 2018)

Dans les salares, le lithium se présente donc sous la forme d’un élément dilué dans une saumure, qui se trouve sous la croûte superficielle du salar, au sein d’une alternance de couches d’argile et de sels. Celles-ci se succèdent sur une profondeur – variable selon les salares – qui s’avère particulièrement difficile à mesurer. En effet, les perforations réalisées par les équipes de recherche et entreprises extractives ne permettent généralement pas d’atteindre le fond des salares. Elles descendent pourtant à plusieurs centaines de mètres sous la croûte saline, profondeur à laquelle les géologues continuent d’identifier des couches de sel, accumulées sur des temps géologiques et mélangées à des limons, boues, cendres volcaniques, etc. (Alonso, 2013).

L’indétermination de la profondeur des salares ne constitue pas uniquement une difficulté scientifique : il s’agit également d’un enjeu politique et économique. En effet, la quantification des réserves en lithium étant liée à la mesure de la profondeur d’un salar, les incertitudes sur l’épaisseur des couches de sel se traduisent par une imprécision sur ces réserves. En conséquence, être capable de mesurer la profondeur d’un salar permet de quantifier les réserves en lithium, et donc d’estimer la valeur économique du gisement.

Le cas bolivien illustre cet enjeu politico-économique. Les premiers travaux de modélisation du salar d’Uyuni ont été réalisés par l’équipe de François Risacher, un chercheur français de l’ORSTOM52, dans les années 1970. F. Risacher envisageait le sous-sol du salar comme un cylindre de 9 000 km² et 5 mètres de profondeur, soit un volume de 45 km3. Ses calculs l’avaient ainsi amené à estimer les réserves en lithium à 5 500 000 tonnes. À la fin des années 1980, à la suite de travaux d’exploration supplémentaires, F. Risacher propose un nouveau chiffre : 9 millions de tonnes de lithium (GNRE, 2010). Jusque dans les années 2000, nombreux sont les Boliviens qui continuent de faire référence à ces travaux fondateurs, notamment au sein du gouvernement. De même, le service géologique étasunien, l’USGS a approuvé ce chiffre de 9 millions de tonnes et le publie annuellement dans son rapport sur le lithium (USGS, 2018). Toutefois, en 2010, l’entreprise d’État chargée de l’exploitation du salar d’Uyuni, la GNRE53 a proposé une nouvelle modélisation de la structure du salar. Dans ce modèle, le salar n’est plus considéré comme un cylindre, mais comme un « cône inversé » (illustration 3), ce qui permet aux autorités boliviennes de réévaluer une nouvelle fois les réserves en lithium.

52 Depuis 1998, l’ORSTOM est devenu l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD).

53 Depuis avril 2017, la GNRE a été remplacée par l’entreprise publique stratégique YLB (Yacimientos de Litio

Illustration 3 Schématisation du salar d’Uyuni en « cône inversé »

Source : Montenegro Bravo, Montenegro Pinto, 2014, page 72.

Avec ce modèle, les estimations de F. Risacher sont revues à la hausse : le volume du cône est désormais évalué par les Boliviens à 185 km3, ce qui donne le résultat de 101 millions de tonnes de lithium contenues dans le salar d’Uyuni (Montenegro Bravo, Montenegro Pinto, 2014 : 73). Et ce chiffre demeure incertain, car le fond du salar n’a toujours pas été atteint. Le forage le plus profond, réalisé en 2004 par une équipe de la Duke University54 a atteint 220 mètres. Cependant, il est possible que la succession de strates contenant de la saumure s’étende sur une distance bien plus importante, comme le suggère la modélisation en « cône inversé » (illustration 3). L’incertitude sur la morphologie du salar et sa profondeur permettent donc aux autorités gouvernementales boliviennes de proposer un modèle dont les résultats penchent en leur faveur. En effet, en déclarant une réserve de plus de 100 millions de tonnes de lithium, elles affirment le poids économique de la Bolivie sur la scène mondiale du lithium. Une façon d’assurer que la Bolivie joue un rôle déterminant dans le changement de paradigme énergétique mondial. Dans son rapport de 2010, la GNRE argue ainsi que « plus de 70 % du lithium mondial se situe dans le salar d’Uyuni » et que « les réserves dont dispose la Bolivie parviendront à approvisionner le monde pour cinq mille ans de consommation actuelle »55 (GNRE, 2010 : 36). Pourtant, comme le souligne la chercheure de l’Institut d’Amérique latine de l’Université Libre de Berlin, J. Ströbele-Gregor, les données fournies pas la GNRE se basent sur des suppositions, car elles « ne mentionnent pas le fondement scientifique de ces affirmations optimistes et par conséquent ne présentent pas non plus de résultats d’investigation appliquant des méthodes reconnues » (Ströbele-Gregor, 2012 : 22).

54 Université de recherche privée étasunienne, basée à Durham (Caroline du Nord).

55 Extrait original : « se puede afirmar que más del 70% del litio del mundo se encuentra en el Salar de Uyuni (…) las

reservas que tiene Bolivia alcanzan para abastecer al mundo con el consumo actual durante cinco mil años »

Cette incertitude sur les réserves lithinifères des salares se retrouve en Argentine et au Chili56. Pour le vice-ministre des Mines chilien, ne pas disposer de données claires sur les réserves du salar d’Atacama limite les possibilités de réaliser des appels d’offres pour exploiter les ressources présentes dans sa saumure57. En effet, ignorant la quantité exacte des réserves, le ministère peut difficilement estimer les possibilités d’installation d’une nouvelle entreprise extractive. Comme en Bolivie, l’enjeu est politique et économique. Les trajectoires de développement de ces pays sont en jeu. Or, ce sont les entreprises (en l’occurrence deux entreprises privées) qui disposent des meilleures estimations sur les réserves du salar d’Atacama : l’État se trouve dans une situation de dépendance par rapport à ces acteurs détenteurs de savoirs.

Ainsi, les incertitudes concernant la matérialité des gisements génèrent des préoccupations politiques et économiques, dans un contexte de forte demande en lithium à l’échelle mondiale. Cette situation n’est pas propre au lithium : les incertitudes liées à la géologie d’un gisement se retrouvent par exemple dans les projets pétroliers (Bridge, Le Billon, 2012). Toutefois, ces observations démontrent que la matérialité d’une ressource a des implications politiques et économiques. Comme le formulent les géographes K. Bakker et G. Bridge : « matter matters » – la matière compte (Bakker, Bridge, 2006). Elle peut être source d’incertitudes, d’irrégularités, voire de résistance aux intentions de l’homme – notamment lorsqu’un gisement s’épuise, malgré une forte demande. Elle impose donc un certain nombre de conditions aux activités humaines. En ce sens, K. Bakker et G. Bridge estiment que « la "production de la nature" devient une "coproduction socio-naturelle" à laquelle participent humains et non-humains (bien qu’inégaux, et soumis à des contraintes dynamiques et évolutives) »58 (Bakker, Bridge, 2006). Dans leur sillage, l’anthropologue T. M. Li conçoit la ressource comme un « assemblage précaire d’éléments hétérogènes comprenant substances matérielles, technologies, discours et pratiques », qui se combinent et s’harmonisent (2017). Dans cette perspective, il est essentiel de prendre en compte la matérialité d’une ressource dans son analyse de géographie politique.

56 Plus largement, cette thématique se retrouve à l’échelle mondiale et pour tous types d’activités extractives. Les estimations des ressources mondiales en minerais varient dans le temps, en fonction des campagnes d’exploration. 57 Entretien réalisé avec le vice-ministre des Mines et membre de la Commission nationale du lithium, en janvier

2016, à Santiago du Chili (Chili).

58 Extrait original : « The 'production of nature', in other words, becomes recast as a 'coproduction of socionature' in

which humans and non-humans alike participate (albeit unevenly, and subject to dynamic and evolving constraints) » (Bakker, Bridge, 2006 : 19).

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