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II – Le rôle du temps dans la construction d’une ressource

C. Ressource, progrès et débats politiques

De l’intérêt militaire aux applications technologiques, il existe une constante à la base de la définition de la valeur du lithium : le futur. C’est parce qu’ils se projettent dans un avenir où le lithium constituera une ressource clé, qu’un certain nombre d’acteurs accordent aujourd’hui de la valeur à cette ressource et soutiennent son exploitation. Dans le « triangle du lithium », ce métal est associé à une promesse de développement, qu’il soit social, économique, industriel ou technologique. Ces espoirs sont autant exprimés par les populations locales que par les gouvernements nationaux ou provinciaux.

Ces attentes liées au futur illustrent un rapport au temps propre à l’époque moderne : « Alors que l’ancien régime d’historicité reliait le passé au futur à travers la figure du modèle à reproduire et à imiter, (les Anciens !), avec le régime moderne c’est le point de vue de l’avenir qui commande. Il s’agit de faire advenir un futur différent du passé, un avenir que l’on considère meilleur, à travers les idéologies du progrès ou les découvertes scientifiques. » (Elissalde, 2000 : 225). En définitive, c’est bien cela dont il s’agit : faire advenir un futur différent du passé. Pour le lithium aussi, la formulation d’expectatives pour le futur est presque systématiquement associée à une déploration des échecs du passé. À l’échelle mondiale, il s’agit de trouver un remède à la menace du changement climatique (nous y reviendrons). En Amérique du Sud, l’échec passé à ne pas reproduire relève davantage des modalités d’exploitation des ressources.

En Amérique du Sud l’exploitation des ressources naturelles est associée à une histoire douloureuse, celle des « pillages » dont le continent a été victime depuis la colonisation européenne. Le terme de « pillage » résume le sentiment de dépossession des peuples sud-américains : les matières premières extraites sur leurs territoires ont toujours enrichi les puissances extérieures – que cela soit par l’intermédiaire des conquistadores ou des multinationales – sans tellement profiter à la population locale (Nash, 1993). Cette représentation a forgé une mémoire collective, qui se retrouve aussi bien dans les discours politiques que dans les revendications locales, ou encore les essais comme celui de l’Uruguayen E. Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine (1971). En Bolivie, cette vision de l’Histoire nourrit l’imaginaire national, dans lequel ressources naturelles et

identité sont intrinsèquement liées (Perreault, Valdivia, 2010 ; Kohl, Farthing, 2012, Sérandour, 2017). Elle alimente aussi un malaise vis-à-vis des ressources naturelles, que L. Perrier Bruslé nomme « syndrome de Potosí » (Perrier Bruslé, 2005), déclinaison locale de la « malédiction des ressources naturelles »82. La Bolivie dispose d’immenses richesses minières, mais sa population demeure dans la pauvreté. Alors, pour éviter de répéter les situations passées d’exploitation par les étrangers de l’argent, de l’étain ou encore des hydrocarbures, le gouvernement d’E. Morales a mis en place une stratégie de nationalisation des secteurs clés de l’économie, en particulier dans le secteur minier. Cette stratégie s’inscrit dans une dynamique latino-américaine, initiée dans les années 2000, de retour d’un nationalisme extractif post-néolibéral (Grugel, Riggirozzi, 2012 ; Rosales, 2013). Le gouvernement bolivien a ainsi initié en 2008 le projet d’exploitation étatique de ses ressources en lithium, alimentant dans la population les espoirs d’une ère de prospérité. Pour l’écrivain et journaliste F. Molina, le lithium a acquis un statut spécial « du fait de son symbolisme : c’est la ressource du futur pour la Bolivie »83. Pour lui, il s’agit de la ressource qui alimentera le prochain cycle minier du pays. Le lithium a acquis un statut qui dépasse la réalité dans laquelle il s’inscrit pour l’instant : il est perçu comme une ressource clé permettant à la Bolivie d’être au cœur du nouveau paradigme énergétique mondial84.

Au Chili également, le lithium porte l’espoir de dépasser les échecs du passé. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle et jusqu’aux années 1920, l’exploitation du salpêtre assurait des dizaines de milliers d’emplois dans le Nord chilien et fournissait d’importants revenus pour le pays (Durruty, 1993 ; San Francisco et al., 2009 ; González Miranda, Leiva Gómez, 2016). Mais cette activité générait également une forte dépendance vis-à-vis de cette ressource et des marchés étrangers. Lorsque la demande allemande a diminué et que les nitrates artificiels se sont démocratisés (González Miranda et al., 2016), l’économie chilienne est entrée en crise. Au XXe siècle, une nouvelle dépendance s’est alors créée, avec une autre ressource : le cuivre. Cette fois, c’est la baisse de la demande chinoise et la chute des prix au début des années 2010 qui a ravivé les inquiétudes. Pour ne pas reproduire ces situations passées, le Chili souhaite à l’avenir ne plus se limiter aux exportations, génératrices de dépendances, et insérer le lithium dans une dynamique nationale d’industrialisation et d’innovation.

82 La « malédiction des ressources naturelles » est une approche qui considère que les pays riches en ressources subissent un ensemble de dysfonctionnements macro-économiques et politiques (voir Rosser, 2006). Largement employée en économie et en science politique, cette approche a souvent été décriée par les géographes.

83 Entretien réalisé avec l’écrivain et journaliste Fernando Molina, en février 2015, à La Paz (Bolivie).

84 Entretiens réalisés avec un professeur d’économie de l’Universidad católica de Bolivia (UCB) et avec un ancien chercheur au Centro de Estudios para el Desarrollo Laboral y Agrario (CEDLA), en février 2015, à La Paz (Bolivie). Voir aussi : RIVA PALACIO Luis Emilio (2012), « Del Triángulo del litio y el desarrollo sustentable. Una crítica del debate sobre la explotación de litio en Sudamérica en el marco del desarrollo capitalista », Observatorio

Finalement, en envisageant un futur ne répétant pas les erreurs du passé, ces différents gouvernements remettent en cause le modèle extractiviste exportateur appliqué en Amérique du Sud depuis la colonisation. Au travers des scénarisations d’avenir qu’il alimente, le lithium s’inscrit donc dans les débats politiques sud-américains du début du XXIe siècle (Gudynas, 2009a, 2015 ; Svampa, 2017), tout autant qu’il les nourrit. Ces débats portent sur le lien entre ressources naturelles et développement. Ils émergent dans un contexte de forte demande en matières premières des marchés internationaux, entraînant une dépendance accrue des pays sud-américains détenteurs de ces ressources. Une situation qui a conduit les gouvernements à s’interroger sur les alternatives au néolibéralisme (Escobar, 2010 ; Lang, Mokrani, 2013 ; Revette, 2016). Les volontés de contrôle étatique et d’industrialisation du lithium, observées en Argentine (principalement dans la province de Jujuy), en Bolivie et au Chili participent à cette recherche d’un nouveau modèle de développement, basé sur l’industrialisation de la chaîne de valeur des ressources.

Si ces débats sont récents, ils réactivent des arguments anciens. Dans les années 1960-1970, les réflexions tiers-mondistes sont nées de la dénonciation des bénéfices effectués par les transnationales extractives et de la critique de la dépendance des Suds vis-à-vis des Nords (Rist, 2015). Les tiers-mondistes remettent en cause la vision d’un développement basé sur l’exportation de matières premières et la libéralisation des marchés, ainsi que les transferts de technologies et de capitaux privés. Pour eux, une telle structure économique ne permet pas aux pays en développement d’enclencher leur propre dynamique de croissance, car leurs économies demeurent dépendantes (Prebisch, 1968 ; Frank, 1978). Cette théorie de la dépendance a eu une influence importante chez les intellectuels sud-américains, notamment à travers la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine (CEPAL), dirigée par l’économiste argentin Raúl Prebisch à partir de 1948. Elle a par exemple conduit à l’élaboration des politiques d’industrialisation par substitution aux importations, dans les années 1960.

À cette même époque, le géologue et chimiste argentin L. R. Catalano écrivait à propos du lithium, qu’il était urgent :

« d’étudier ses applications connues et d’en chercher de nouvelles, pour être au niveau des pays civilisés et progressistes. De cette façon, nous créerons de la richesse sociale, des capacités techniques et nous n’exporterons pas de matières premières, car cela signifie exporter du travail, ce qui engendre pauvreté et retard »85 (Catalano, 1964 : 98).

85 Extrait original : « estudiar sus aplicaciones conocidas y buscar las nuevas, para estar al nivel de los países

civilizados y progresistas. Así crearemos riqueza social, capacidad técnica y no exportaremos materias primas, porque ello significa exportar trabajo, que origina pobreza y atraso » (Catalano, 1964 : 98).

La volonté de faire advenir un futur différent du passé est ancienne. Bien souvent, on la trouve dans les discours politiques. Mais elle a également ses traductions locales :

« Bien que ces régions aient été historiquement marginalisées, la population est désormais fière et enthousiaste de jouer un rôle de premier plan dans l’innovation technologique mondiale. En Argentine comme en Bolivie, il semble exister une corrélation entre la nouvelle attention accordée aux ressources de ces régions éloignées et la façon dont la population interprète et identifie ce changement »86 (Revette, 2016 : 7).

Lorsque la trajectoire présente s’éloigne de celle du passé, les habitants envisagent un futur meilleur. C’est la raison pour laquelle le gouvernement bolivien fait tout son possible pour maintenir une image de réussite de son projet d’exploitation et d’industrialisation du lithium (Revette, 2016 ; Sérandour, 2016), de la même manière que l’industrialisation du gaz constitue une priorité du gouvernement.

Malgré tout, certains acteurs demeurent sceptiques quant aux changements que peut réellement engendrer l’exploitation du lithium. Bien que concentré géographiquement, ce métal n’est pas un élément si rare de l’écorce terrestre – il est trois fois moins abondant que le cuivre, mais on en trouve une fois et demie plus que le plomb (Labbé, Daw, 2011) –, il ne présente pas de criticité géologique (Hache et al., 2018a) et il existe des gisements sur pratiquement tous les continents. Par ailleurs, le marché du lithium demeure de petite taille ; en Argentine et au Chili, les revenus engendrés par l’exploitation des salares ne représentent respectivement que 1,8 % et 0,5 % de leurs exportations totales de minerais (données ONU pour 2015). Dans le cas du Chili, les revenus générés par l’extraction du lithium sont incomparables à ceux engendrés par l’industrie cuprifère. Comme le fondateur de Centre d’Innovation du Lithium (Université du Chili), J. Alée87 aime le répéter dans les médias :

« L’industrie du lithium est une petite industrie de moins d’un milliard de dollars par an au niveau global, représentant moins que la vente de cuivre d’un seul mois de Codelco »88 (Alée, 2014 : § 1).

86 Extrait original : « Although these regions have historically been marginalised, people are now proud and excited

to play a leading role in global technological innovation. In both Argentina and Bolivia there appears to be a correlation between the newfound attention paid to these remote regions’ ressources and the way the population interprets and identifies with this change » (Revette, 2016 : 7).

87 Jaime Alée est le fondateur et l’ancien directeur du Centre d’Innovation du Lithium (CIL) de l’Université du Chili, et actuel directeur de l’Innovation à la faculté de sciences physiques et mathématiques de l’Université du Chili. Il a été membre de la Commission nationale du lithium (CNL), formée par le gouvernement de M. Bachelet en 2014. 88 Extrait original : « La industria del litio es una industria pequeña de menos de US$ 1.000 millones por año a nivel

Considérer que le lithium puisse remplacer le cuivre en tant que ressource économique paraît donc utopique. Ainsi, lorsqu’il écoute les discours du gouvernement depuis son laboratoire d’Antofagasta, le géologue G. Chong se demande si les bonnes décisions sont prises. Pour lui, les dirigeants du pays « regardent le lithium comme si c’était la solution à tout », alors que « le lithium est... une solution de plus »89, estime-t-il. Son constat est partagé par le secrétaire90 des Mines de la province de Salta (Argentine) :

« Nous espérons tous qu’en fonction de la direction que prendra la technologie, le lithium sera important. Oui, ça l’est déjà, aujourd’hui ça l’est déjà. Mais il y a un marché réduit de consommation pour l’instant. Nous, nous n’allons pas pouvoir nous insérer tant que ne s’ouvre pas le développement technologique et que réellement les marchés ne demandent pas plus de volumes » (secrétaire des Mines de la province de Salta, décembre 2016).

La scénarisation d’un futur prospère lié à l’exploitation du lithium ne convainc donc pas tout le monde. Reste que la notion de futur joue un rôle central dans les représentations et les processus de régulation de cette ressource en Amérique du Sud.

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