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I – Un espace transfrontalier composé de marges

B. Penser la marge, penser un système spatial

Comme formulé précédemment, la notion de marge ne fait pas l’objet d’une définition univoque. De plus, il a depuis longtemps été mobilisé par les historiens, les sociologues et les économistes, qui en ont proposé des usages bien différents de celui qu’en ont ensuite fait les géographes. Pour autant, il constitue une clé de lecture régulièrement mobilisée par les géographes s’intéressant aux différenciations socio-spatiales.

Le terme « marge » émerge initialement dans le vocabulaire de la géographie physique et de la géomorphologie, avant d’être employé en analyse spatiale, en géographie de l’environnement ou en géographie sociale (Monot, et al., 2016 ; Fagnoni et al., 2017). Il permet notamment de

prolonger les réflexions sur le modèle centre-périphérie (Reynaud, 1981), mettant en avant des subdivisions spatiales inégalement développées et une dissymétrie dans leurs relations. Depuis le début des années 2000, une grande part des travaux de géographes français existants sur les marges se focalise sur les marges urbaines. Ainsi, en 2006, la revue Tiers Monde édite un numéro consacré à la question des Marges au cœur de la ville (2006/1, n° 185), sous la coordination de la géographe Marie Morelle. De même, en 2008 la revue Autrepart consacre un numéro dédié à La ville face à

ses marges (2008/1, n° 45). Les auteurs s’interrogent sur la place des marges dans les processus

urbains et les politiques publiques (Bautès, Reginensi, 2008), sur les rapports des marges aux centres et les luttes contre l’exclusion spatiale (Hardy, 2008), ou encore sur la marginalisation de certains acteurs (Blanchard, 2006 ; Morelle, 2008), mais aussi sur l’utilisation même de cette notion (Giraut, Rochefort, 2006 ; Lautier, 2006). La richesse de ces travaux illustre l’intérêt porté aux marges dans un contexte urbain, lié à une tradition d’étude de la ville (Sierra, Tadié, 2008). Ils conduisent également à un constat : chez les géographes français, les marges font l’objet de peu de réflexions hors de l’environnement urbain25. Les travaux s’attachant à l’étude d’espaces de marge non-urbains considèrent bien souvent la marginalité comme un simple élément de contexte, sans proposer d’éléments de définition de la notion. Cela montre la faiblesse des réflexions théoriques sur un concept qui, pendant longtemps « a rarement été abordé de manière explicite » (Bailly, 1995 : 109). Notons toutefois que de 2013 à 2017, l’ANR Périmarge a réfléchi à la place des marges dans le contexte de la mondialisation contemporaine, en cherchant à comprendre la manière dont les flux mondialisés reconfigurent les asymétries spatiales entre centres et périphéries.

L’imprécision dont la notion de marge fait l’objet est également due à sa proximité avec ceux de périphérie, de confins, de front, de bordure ou d’angle mort, souvent mal différenciés, voire employés comme synonymes. Pourtant, la notion de marge renvoie à une organisation et un fonctionnement spatial singulier (Monot, et al., 2016) et permet d’entrer dans la complexité de l’organisation des territoires à toutes les échelles, car elle est révélatrice des dynamiques et évolutions d’un système territorial (Prost, 2004 ; Depraz, 2017).

La notion de marge renvoie à trois registres, dont l’articulation donne sa consistance à cette notion aux connotations multiples. Tout d’abord, étymologiquement, le terme de marge renvoie à l’idée de bordure, de limite : par analogie au domaine de l’impression, il s’agit d’un « espace situé sur le pourtour externe immédiat de quelque chose » (CNRTL, 2012). La marge se situe en lisière, à l’écart d’une dynamique (Monot, et al., 2016) et « se définit toujours dans un rapport à quelque

25 Cette observation est moins vraie dans la littérature anglophone, comme le montrent les réflexions du géographe australien R. Howitt (1993) sur les Aborigènes, celles du politiste et anthropologue étasunien J. Scott (2009) sur les espace montagneux d’Asie du Sud-Est ou encore celles de l’anthropologue T. M. Li (1999) sur l’Indonésie.

chose » (Carroué, Doceul, 2017). En conséquence, elle est aussi zone de contact entre systèmes distincts et peut constituer une interface (Boudoux d’Hautefeuille, 2012). Ensuite, la marginalité traduit un sentiment de différence, de dissimilitude, « d’atténuation des facteurs de cohérence qui définissent le système » (Giraut, Rochefort, 2006 : 14) : la marge se distingue « par une non-conformité aux caractéristiques d’ensemble » d’un territoire (Bavoux, Chapelon, 2014 : 362). Le marginal est autre ; à son image, la marge se distingue du centre par « une atténuation des critères et du sentiment d’appartenance, tandis qu’émerge une cohérence locale » (Giraut, Rochefort, 2006 : 14). Il y a là une dimension de rupture, « où les caractères du territoire sont modifiés au point de n’avoir plus ni le même sens ni la même nature » (Prost, 2004 : 177). Ainsi, à la différence de la notion de périphérie qui permet d’insister sur la subordination au centre (Reynaud, 1981), celle de marge permet de « travailler sur le degré de différenciation et de cohérence dans un système spatial donné » (Boudoux d’Hautefeuille, 2012 : 43). La marge reste malgré tout caractérisée par une situation de domination, de subordination (Brunet et al., 2005), ce qui la distingue notamment des confins, qui n’impliquent pas de logique de domination (Giraut, Rochefort, 2006 ; Le Masne, 2010). Enfin, la marge se singularise également par sa relative autonomie sociale (Perrier Bruslé, 2014a), c’est-à-dire une capacité d’action des acteurs locaux, liée à l’absence de l’État ou à son incapacité à imposer son organisation territoriale (Perrier Bruslé, 2015a ; Scott, 2009). La marge est ainsi « une portion de territoire qui a sa propre vie dans le système territorial, naît, se développe, meurt mais peut aussi vivre jusqu’à donner son propre système » (Prost, 2004 : 175).

En définitive, la marge est un espace en bordure d’un territoire organisé, dont elle se distingue par des caractéristiques propres et une certaine autonomie sociale, mais avec lequel elle fait système. Ces particularités ne sont pas intrinsèques à un espace donné, elles sont le produit d’une construction sociale et d’une trajectoire de mise à distance, comme l’illustre l’espace frontalier entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili. Notons toutefois qu’une marge ne se situe pas nécessairement aux frontières d’États-nations, car ces dernières ne sont pas l’unique source de différenciation spatiale : par nature construite et évolutive, une marge peut se situer dans un centre (par exemple, une friche urbaine au cœur d’une capitale politique). Ce constat permet de souligner que le statut de marge n’est pas déterminé par une localisation particulière, mais dépend bien d’attributs internes (Monot, et al., 2016) qui sont évolutifs. De la même manière, des marges peuvent être observées à différentes échelles (urbaine, nationale, continentale).

« Entrer dans la géographie de la marge, c’est donc entrer dans le fonctionnement du système territorial et dans sa compréhension » (Prost, 2004 : 177). Parce qu’elle fait système avec un territoire plus vaste, la marge peut être abordée dans une perspective relationnelle : il s’agit d’une

réalité construite, dynamique, qui évolue au gré des représentations, des discours et stratégies d’acteurs. Les marges andines sont par exemple maintenues par l’industrie minière, qui en fait un espace de relégation, mais aussi par le tourisme international, qui consomme des paysages « sauvages » et reculés. Saisir les dynamiques de la marge permet également de comprendre les relations avec des systèmes voisins, et éventuellement leur mise à distance.

Dans une autre perspective, la marge peut être perçue comme un espace d’innovation territoriale (Antheaume, Giraut, 2002 ; Giraut, 2009), car son autonomie lui confère une liberté et des contraintes moindres par rapport au centre, situation propice au développement de dynamiques territoriales propres. De la sorte, les marges peuvent être considérées comme « des lieux privilégiés d’invention et d’articulation où dérogations, compromis et agencements souples sont expérimentés tant sur le plan des pratiques individuelles et collectives que sur celui des montages institutionnels » (Antheaume, Giraut, 2002 : 42). Ces lieux d’inventivité peuvent alors alimenter et dynamiser le système territorial tout entier.

Pour l’étude du « triangle du lithium », la notion de marge présente plusieurs intérêts. Elle nous renseigne sur la place des gisements argentins, boliviens et chiliens dans leurs territoires nationaux respectifs, en mettant en exergue leur trajectoire singulière au sein de ces territoires. Cela oblige à analyser la trajectoire qui a conduit à l’éloigner du destin commun et national (Perrier Bruslé, 2014a), mais également à considérer l’ensemble du système. Dans le cas de marges transfrontalières, la dimension liminale invite aussi à observer les contacts entre marges, les possibilités de rapprochement entre bordures, et donc les potentialités d’interface et d’intégration entre ces lieux à la plasticité exacerbée.

À ce stade, il est essentiel d’introduire un dernier élément de réflexion : la dimension scalaire des marges. L’un des débats méthodologiques sur la notion de marge se cristallise justement autour du questionnement suivant : « À quelle échelle territoriale traiter de la question des marges ? : un urbain aux marges des villes est lui-même, peut-être, au centre d’une relation avec une zone rurale. Un espace urbain peut lui-même être aux marges d’un système international Nord/Sud » (Hugon, 2006 : 8).

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