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À la recherche de figures schématiques opérationnelles

II – La représentation du « triangle du lithium » : un enjeu de visibilité

A. À la recherche de figures schématiques opérationnelles

L’expression « triangle du lithium » constitue une schématisation aux vertus descriptives certaines, qui a le mérite d’être particulièrement évocatrice. Cette caractéristique a d’ailleurs conduit un certain nombre d’acteurs à la mobiliser dans un objectif d’amélioration de la visibilité des gisements. De ce point de vue, l’expression remplit bien son rôle de schématisation d’un espace

riche en lithium. Toutefois, il s’agit aussi d’une représentation, construite et employée par une pluralité d’acteurs, à différentes échelles. En ce sens, elle est située et porteuse de subjectivité. Son utilisation n’est donc pas satisfaisante d’un point de vue analytique.

De plus, son usage courant limite la vision des gisements lithinifères andins. L’expression « triangle du lithium » telle qu’employée par les différents acteurs concernés propose une vision restrictive de la réalité de ces gisements. En effet, elle est construite à partir de trois salares seulement, alors qu’il y en a plusieurs dizaines dans l’espace tri-frontalier entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili. Et elle ne restitue que la dimension matérielle de la ressource, ignorant sa dimension construite et son insertion dans des réseaux d’acteurs. De même, elle néglige les spécificités de l’espace dans lequel se situent les gisements – que j’appelle l’espace de la ressource. Or, cet espace est composé de marges, qui occupent une place singulière au sein des systèmes relationnels et territoriaux du continent sud-américain.

Ces limites sont liées à la nature de la formule : il ne s’agit pas d’un cadre de réflexion scientifique, mais bien d’une schématisation employée dans le langage courant. Ainsi, dans cette thèse, je n’emploie pas l’expression « triangle du lithium » dans le sens courant, qui désigne par là les gisements lithinifères andins. Je la considère comme une représentation et j’ai donc fait le choix de maintenir les guillemets qui l’entourent pour signifier cette prise de distance avec le syntagme. En conséquence, mener une analyse de géographie politique sur les gisements lithinifères andins nécessite d’adopter un cadre de réflexion plus large, pour envisager des processus d’intégration.

Ce constat sur la portée limitante de l’expression « triangle du lithium » m’a dans un premier temps conduite à construire l’hypothèse de l’existence d’un « second triangle du lithium », qui se référerait à l’espace de la régulation de la ressource et intégrerait donc les capitales nationales et infra-nationales d’Argentine, de Bolivie et du Chili. En effet, partir d’une définition constructiviste de la ressource implique de considérer les acteurs régulant le lithium et définissant les conditions de son exploitation. Or, les arrangements sociopolitiques autour des réserves lithinifères prennent place dans d’autres espaces que les marges où se situent les gisements eux-mêmes. Les villes de Buenos Aires, La Paz, Santiago du Chili, mais aussi San Salvador de Jujuy, Salta, San Fernando del Valle de Catamarca, Potosí et Antofagasta sont des lieux faisant pleinement partie de l’espace de la ressource lithinifère, dans la mesure où c’est là que se décide le cadre juridique d’exploitation du lithium, les pratiques de gestion de la ressource, les superficies d’exploitation accordées ou encore la distribution de la rente.

Ce « second triangle du lithium » engloberait donc non seulement l’espace des gisements, mais aussi les espaces de régulation de la ressource (illustration 15). De cette manière, l’ensemble

des gisements argentins, boliviens et chiliens serait pris en compte, et non pas seulement les trois

salares à partir desquels l’expression « triangle du lithium » a été forgée. De plus, une telle

schématisation proposerait une vision moins restrictive du point de vue de la définition de la ressource, en ne se cantonnant pas aux marges où se situent les salares.

Illustration 15 – Tentative de schématisation du « second triangle du lithium »

Si cette schématisation alternative élargit et complète le spectre d’analyse offert par l’expression « triangle du lithium », elle présente également des limites. En effet, elle perpétue l’image homogénéisante de cet espace, et notamment l’idée que les trois pays sont à placer sur un pied d’égalité, ou du moins sur le même plan. Or, sur la question de la régulation, de nombreuses

distinctions sont à effectuer entre les trois pays, qui disposent de cadres législatifs bien distincts encadrant la mise en valeur des salares. De plus, ce « second triangle du lithium » laisse lui aussi penser qu’il existe des liens naturels entre les trois pays détenteurs de lithium. Pourtant, cela n’a rien d’évident ; et si ces liens existent, leur complexité est difficilement traduisible par ce modèle.

Finalement, le « second triangle du lithium » pose un cadre encore trop rigide, qui ne permet pas de considérer la complexité des réseaux d’acteurs dans lesquels s’insère la ressource.

Dès lors, afin d’appréhender les gisements lithinifères sud-américains dans leur complexité relationnelle, j’ai envisagé une autre modélisation de l’espace de la ressource : les « graphes du lithium ». Un graphe se définit mathématiquement comme un ensemble fini de sommets et d’arêtes – qui peuvent aussi être appelés nœuds et liens. Il peut être orienté, lorsque la direction des arêtes est prise en compte ; ou non-orienté, dans le cas contraire. À partir de ces modèles abstraits, la théorie des graphes permet de raisonner et de résoudre un certain nombre de problèmes. Répondant à un besoin de schématisation qui se retrouve dans une variété de disciplines, les graphes trouvent des applications dans de nombreux domaines. Dès lors que l’on ajoute des informations sur les sommets ou les arêtes, un graphe peut être interprété comme un réseau (Beauguitte, 2010). Les liens représentent alors des connexions, qui peuvent traduire aussi bien des relations de collaboration que de compétition (Saglietto, 2006).

Les graphes permettent donc de raisonner sur des phénomènes spatiaux. En géographie, ils sont employés en modélisation (Mariani et al., 1997), et en particulier pour la modélisation de réseaux et de flux (Bonnet, 2009 ; Marchandise, 2014 ; Rozenblat, 2015). À travers cette adaptation dans le champ de l’analyse spatiale, les graphes deviennent une forme de visualisation de données liées à un territoire. Bien que comportant un certain nombre de limites (Le Béchec, 2016), cette visualisation présente également de nombreux intérêts pour le traitement et l’interprétation de données sur des réseaux complexes.

Dans le cadre d’une réflexion de géographie politique, la modélisation de réseaux d’acteurs sous forme de graphes m’a donc paru intéressante pour schématiser l’espace du lithium sud-américain. Ils donnent en effet la possibilité de dépasser la simple forme du triangle, en insérant les marges lithinifères dans un système de nœuds et de liens traduisant la perspective constructiviste et relationnelle que j’adopte. Les potentialités de schématisation qu’offrent les graphes permettent ainsi de contourner les biais de la représentation en « triangle ». Car, finalement, « dessiner un graphe, c’est modéliser une situation possiblement complexe à l’aide de points et de traits, ce qui permet d’évacuer l’inutile pour se concentrer sur l’essentiel » (Hertz, 2016 : 13). Cet « essentiel »

que je souhaitais mettre en exergue par l’intermédiaire de la formule « graphes du lithium », ce sont les relations spatiales qui se tissent dans le cadre de la régulation du lithium andin.

Illustration 16 Tentative de dessin de « graphes du lithium »

Réalisation : Audrey Sérandour, 2019.

Toutefois, là encore, cette tentative de modélisation de l’espace du lithium n’a pas abouti. Les difficultés d’application sont de divers ordres. D’une part, parler de graphes nécessite de déterminer ce que représente chaque sommet et chaque arrête : les sommets sont-ils des lieux ? Des acteurs ? S’il s’agit d’acteurs, selon quels critères les positionner sur la carte ? Il faudrait que chaque acteur soit spatialisé. Si les sommets figurent des lieux, alors que représentent les arêtes ? Des relations d’acteurs, qui connectent des lieux et des espaces ? Mais alors, il faudrait dresser une typologie ou du moins une hiérarchie entre les types de relations, afin de démêler l’écheveau des interactions entre acteurs qui se constituent autour du lithium.

D’autre part, et de façon tout à fait liée avec les observations précédentes, dessiner des graphes est une démarche qui nécessite la mise en place d’une méthodologie spécifique et ne s’inscrit pas dans notre domaine d’analyse. Les graphes ouvrent un champ de recherche attractif, dont les liens avec la géographie politique méritent d’être approfondis, comme le suggérait déjà C. Raffestin dans sa réflexion sur le pouvoir (1980). Cela étant dit, pour la réflexion menée dans

Faire apparaître mes hypothèses de recherche et les tentatives de

schématisation associées m’est apparu essentiel pour deux raisons. D’abord, pour que le lecteur comprenne le cheminement de mon raisonnement. Et ensuite, pour donner à voir les

tâtonnements de la recherche, c'est-à-dire les « bricolages » évoqués en introduction de cette thèse.

cette thèse, j’estime qu’il n’y a pas de plus-value à parler de « graphes du lithium » plutôt que de développer une approche relationnelle telle que proposée dans le chapitre précédent.

Ainsi, le « second triangle du lithium » et les « graphes du lithium » constituent des propositions de modélisation que j’ai cherché à éprouver pour saisir le fonctionnement relationnel de l’espace du lithium et pour rendre compte d’une complexité que la formule « triangle du lithium » ne traduit pas. Je ne les ai finalement pas retenues, du fait des impasses méthodologiques et analytiques auxquelles elles me menaient.

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