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2 Imaginaire de la développeuse

2.2 Une éducation genrée

Cette notion d’« orientation genrée » a été étudiée par la psychologue Françoise Vouillot qui déclarait : « le travail est sexué, les savoirs et les compétences sont sexués, donc l’orientation

est sexuée. La division sexuée du travail, des compétences et savoirs, implicite et partagée par les différents acteurs du système éducatif se traduit dans les orientations scolaires et professionnelles des filles et des garçons »108. Elle a montré que les choix d’orientation des

jeunes filles et garçons sont différenciés et que la division sexuée de l’orientation était ancrée historiquement en France jusqu’aux années quatre-vingt-dix : il existait une « indifférence aux

questions du genre dans les politiques de l’éducation, les théorisations de la psychologie de l’orientation et les pratiques »109. Cette « sexuation de l’orientation »110 serait un phénomène

planétaire qui verrait « l’enseignement, le littéraire, les arts, la communication et la santé du

côté des filles, les maths, les sciences de l’ingénieur, l’architecture, la production industrielle, les transports et l’agriculture du côté des garçons. »111 avec 24% de filles dans les filières liées

à l’Ingénierie, la fabrication et la construction et 37% pour les Sciences, mathématiques et informatique. Les spécialités suivies seraient très différentes selon le sexe : « 78 % des garçons

vont dans le secteur de la production et 88 % des filles dans le secteur des services. »112.

108 VOUILLOT Françoise, « L’orientation aux prises avec le genre », Travail, genre et société, (N°18), p. 87-

108, 2007/2

109 Ibid. p. 87 110 Ibid. p. 89 111 Ibid. p. 88 112 Ibid.

Selon elle, cette ségrégation entre les emplois dits « masculins » et « féminins » aurait diminué (Meron, Okba et Viney, 2006) mais elle se renforcerait au niveau des CAP/BEP113 ou des

« secteurs résistants »114 comme l’informatique et la recherche. Cette division sexuée de

l’orientation rendrait visible la disparité des proportions des filles et de garçons dans les différents domaines de savoirs et de compétences. Selon elle, il est légitime de promouvoir une plus grande mixité pour les jeunes filles, du fait de « leur absence des domaines de formations

plus porteurs d’emplois, plus prestigieux et des inégalités qu’elles subissent », néanmoins elle

souligne l’importance de ne pas occulter pour autant le processus « d’attraction/désertion » de certains champs de savoirs et de compétences par les garçons.

Elle souligne que c’est « l’observation de la répartition des filles et des garçons, pas seulement

la proportion des filles dans les filières, qui révèle le jeu du genre, c’est-à-dire l’impact du système féminin/masculin sur les orientations des deux sexes. »115 En outre, l’identité sexuée et

les rapports sociaux de sexe et de genre font que l’orientation scolaire serait une projection et une affirmation identitaire mais aussi un « enjeu social économique et politique »116. Les

filières et les professions auraient des représentations connotées et seraient « hiérarchisées et

sexuées » avec un « degré de conformité ou d’excentricité vis-à-vis des normes et attentes sociales qui lui sont adressées selon son statut social et son sexe. »117. Elle a développé le

concept de prototypes sexués liés à l’orientation : « étant donné le marquage sexué du savoir

et du travail la grande majorité des formations et des professions engendrent des prototypes sexués définis dans les contours de la féminité ou de la masculinité, c'est-à-dire sont perçues comme « féminines » ou « masculines ». Elle relate que jusque dans les années soixante-dix il

existait une « représentation essentialiste liées aux différentes aptitudes et intérêts »118 selon

les genres. Selon Françoise Vouillot, cette naturalisation a induit une division sexuée de l’orientation, qui a notamment des racines psychologiques, sociologiques et politiques liées aux rapports sociaux de sexe qui traversent la société, l’école et le travail. Le déterminisme de genre se retrouve ainsi dans les pratiques d’orientations, tout comme les normes culturelles liées à la féminité/masculinité et les processus identitaires sous-jacents à la division sexuée des conduites d’orientation. Cette division sexuée de l’orientation n’est pas uniquement due au manque de diversification des choix des filles mais au fait que « l’orientation est sexuée parce que filles et

garçons ignorent en les évitant soigneusement les champs de savoirs et de compétences qui

113 Certificat d'Aptitude Professionnelle (CAP) et Brevet d'Études Professionnelles (BEP) 114 Ibid. p. 90

115 Ibid. p. 91 116 Ibid. p. 92 117 Ibid. p. 93 118 Ibid. p. 101

sont perçus comme convenant à l’autre sexe. »119 Pour cette psychologue, le genre renverrait

donc à un « système de normes de féminité/masculinité qui définissent les rôles de sexe – ce que

les femmes et les hommes sont et doivent être »120.

Pour Lucie, l’orientation genrée vers des métiers spécifiques prendrait ses racines bien avant l’école, à travers l’éducation : « on apprend aux filles à être plus tournées vers les autres, dans

l’écoute de l’autre, et aux garçons à plus agir, à être dans l’action ou à être moins ouverts aux gens. » Un phénomène qui se retrouverait au moment du choix de l’orientation selon elle : « En terminale S il y a autant de filles que de garçons, les filles réussissent très bien à l’école, elles ne sont pas plus bêtes que les garçons, mais au moment de l’orientation elles se dirigent vers des métiers tournés vers l’autre (communication, médecine, soin) alors qu’à ce moment-là les garçons vont aller vers des métiers d’ingénieurs ou dans des écoles plus prestigieuses etc. ».

Ces orientations dites « genrées » seraient responsables d’une certaine hégémonie masculine, notamment dans les métiers du numérique où « les femmes se sentiraient moins à l’aise » à cause d’un supposé « sexisme », sans qu’il s’agisse de la seule raison effective. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, ce milieu est bâti sur des codes autour de la culture geek et de l’imaginaire de l’informaticien introverti et seul face à son ordinateur. Selon Lucie, cela ne peut donc pas « intéresser une fille à qui on a appris depuis toute petite que ce qui l’intéressait elle

c’était d’aller parler aux autres ». A l’inverse, Mathilde relatait par exemple une expérience

personnelle montrant que l’éducation transmise par les parents pouvait aussi véhiculer des stéréotypes pour les jeunes garçons qui devraient se « détacher de leur émotion » pour être un « vrai garçon » : « Mon petit neveu et ma petite nièce prenaient l’avion pour la première fois

et mon petit neveu disait qu’il avait peur de l’avion. Toutes les femmes de la famille lui ont dit « mais non toi t’es un garçon tu ne peux pas avoir peur de toute façon » ».

Le fait d’attribuer un trait de caractère ou une compétence à un genre peut notamment avoir des conséquences sur la construction de l’individu. Par exemple selon Alix, les femmes douteraient de leur logique : « Je l’interprète comme ça car j’ai connu énormément de femmes qui pensent

qu’elles n’ont pas de logique alors qu’en fait elles ont une logique, enfin elles sont logiques, c’est juste que c’est plus masculin en fait le fait d’être logique alors que pas du tout. »

Cette naturalisation des stéréotypes de genre (émotion femme/rationalité homme) se retrouve dès le plus jeune âge à travers l’éducation des parents. En effet, Laurette de 42 relatait que personnellement elle n’avait pas été élevée avec les stéréotypes qui feraient de la femme une

119 Ibid. p. 105 120 Ibid. p. 105

« non-scientifique » : « Moi mon père il m’a toujours dit depuis toute petite que j’étais logique

et forte pour les maths du coup je le suis restée parce que je savais que c’était possible. Mais je pense qu’une petite fille à qui on dit qu’il faut qu’elle soit belle, forcément ce n’est pas pareil. » Elle ajoute que cette éducation l’a, d’une certaine manière, aidée à forger son parcours

scolaire : « Je pense que cela m’a endurci et que du coup j’ai eu moins de difficultés à vivre à

42 par exemple dans un monde entourée de garçons. Je pense que c’est surtout l’éducation de mes parents qui m’a permis de faire mon parcours. ».

Fabienne raconte qu’elle aussi avait été très entourée de garçons dans sa jeunesse (lycée composé à 98% de garçons). Néanmoins elle a reçu une éducation différente dans le sens où son père était très sexiste : « Souvent s’il y avait des choses masculines à faire, genre « rentrer

le bois » c’était mon frère et moi je devais faire la vaisselle. » Elle explique que c’est une

rébellion personnelle qui a motivé son choix de changer d’orientation et d’intégrer l’École 42 car elle ne voulait pas « rentrer dans des cases ». Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’au moment de quitter son CDI dans un laboratoire, Fabienne nous racontait qu’autour d’elle, la plupart des femmes lui conseillaient de faire attention en lui disant : « mais ce n’est pas

possible, moi je ne pourrais jamais, tu ne vas pas y arriver, tu as déjà un enfant ». Nous

pouvons donc noter qu’outre le genre, l’entourage de la personne est un des facteurs qui va être important dans le choix d’une orientation spécifique ou non.

Maddy qui s’est elle aussi reconvertie dans l’informatique après des études de Sciences du langage racontait que le fait qu’elle ait des personnes de son entourage qui étaient dans l’informatique l’avait rassurée : « au final je me suis reconvertie dans l’informatique parce que

tout le monde m’en parlait en bien, tout le monde me disait « si t’as besoin on est là pour t’aider y a pas de problème ». Son expérience personnelle l’a aidée à se tourner vers ce milieu sans en

avoir peur : « je savais d’avance que c’était un monde relativement masculin mais ce n’était

pas quelque chose qui m’inquiétait plus que ça parce que j’avais déjà fait à l’époque une seconde plutôt technologique où on était que deux filles donc je savais ce que c’était, je savais que c’est pas ça qui allait me faire peur. Au final j’ai bien fait car ça s’est très bien passé et je ne le regrette pas du tout. ». Selon elle, l’éducation parentale, mais aussi le soutien des

professeurs va indéniablement compter dans le choix d’une orientation qui ne soit pas liée aux stéréotypes de genre « pour moi c’est qu’il y a un manque de changement dans les mentalités,

mais c’est aux professeurs et aux parents de pousser les personnes à faire ce qu’elles veulent, ce qu’elles aiment, et de pas chercher un métier mais de chercher des passions en fait. »

L’importance de cette prise de conscience de la part des parents, enseignants et formateurs en général dans le discours qu’ils ont vis-à-vis des jeunes femmes est notamment soulignée par

Benoit Le Blanc. Selon lui, « les actions des cadres et des personnes qui accueillent en

formation les jeunes vont avoir des éléments qui vont être repoussants ou en même temps attirants. Il est vrai que le milieu informatique a tendance à exacerber des blagues machistes qui font que finalement une fille va avoir peut-être du mal à se retrouver dans ce milieu, à évoluer dans ce milieu et va se sentir marginalisée. » Il faut donc selon lui, en tant

qu’enseignant « avoir conscience de ça pour que les actions et les modèles qu’on montre soient

des actions qui soient des actions de correction par rapport à cette différence, plutôt que d’amplification. » Ainsi le rôle des enseignants est à prendre en compte pour favoriser

l’intégration des femmes dans le numérique et tâcher d’éliminer toutes formes de discriminations. Un constat notamment partagé par la responsable pédagogique de l’EPF Marie-Pierre Cuminal : « on est persuadé qu’il faut sensibiliser les enseignants et les équipes

encadrantes dans le sens où il faut encourager toutes les motivations et surtout prendre conscience qu’on véhicule ces préjugés-là. Et ne pas aller dire à une fille « tu es sûre que tu veux faire ça ? Ce n’est pas un métier très féminin » ».

Au-delà de ces actions qui peuvent être réalisées de la part des enseignants, il existe néanmoins des phénomènes qui sont directement liés aux femmes et aux préjugés qu’elles ont intériorisés en grandissant.

2.3 La pénurie de femmes dans le secteur du numérique : de l’autocensure via le