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De la création d’un réseau à l’action collective en ligne

2. Nouvelles formes de militantisme pour promouvoir les femmes au sein du secteur

2.1 De la création d’un réseau à l’action collective en ligne

Selon le chercheur Romain Badouard, « les scènes publiques « en ligne » permettent de saisir

a posteriori la structuration d’un public par le biais d’une description des formats d’action et d’interaction présents sur les sites au sein desquels ils agissent ou se réunissent. »218 soit la

reconnaissance d’une forme de co-construction des actions militantes à travers des ressources techniques et des motivations, celle de la promotion des femmes dans les métiers du numérique dans notre cas. Aussi, les chercheurs Josiane Jouët, et Fabien Granjon ont étudié l’influence des dispositifs techniques sur l’engagement des internautes dans des régimes d’action. Fabien Granjon a notamment souligné la manière dont les technologies du web met en œuvre « des

modes de coordination spécifiques qui donnaient forme aux collectifs constitués par leur biais »219.

Dans ce sens, nous pouvons appréhender les initiatives que nous avons étudiées à travers les sites d’Elles Bougent, Girlz In Web, code[Her] ou encore Talents du numérique qui visent à investir le web pour y mobiliser des citoyens « ordinaires »220. Ces modes d’actions seraient

protéiformes, notamment à travers la mise en ligne de dispositifs participatifs (adhérer, témoigner, prendre contact etc.) par ces associations, qui souhaitent sensibiliser les internautes aux enjeux de la mixité du numérique, et favoriser par le biais d’activités (évènements internes à l’association ou externes etc.) et d’échanges (relais sur les réseaux sociaux, appel à la discussion) l’émergence d’un sentiment d’appartenance à une communauté́, un réseau, voire à une cause.

Enfin, selon le chercheur Romain Badouard, le lien hypertexte aurait trois rôles dans l’organisation et la conduite des actions collectives en ligne : « le lien est à la fois un « grappin

» qui sensibilise des internautes et les connecte au lieu de l’action, un mécanisme agrégateur qui articule des activités individuelles à un projet collectif, et un canal de communication entre différents réseaux de sites, structurant ainsi un espace public stratégique autour du site de la consultation. »221. Les liens hypertextes « constituent les canaux qui permettent de drainer les

internautes depuis ces espaces vers la scène publique »222 à travers deux types de situation : la

démarche exploratoire (suivre le sien par curiosité) ou celle de l’action (suivre le lien pour réaliser l’action proposée). Ceci reviendrait à « valider sa participation à l’action collective, en associant son action individuelle à un projet partagé par plusieurs internautes. »223

A l’aune de ces « link studies », nous pouvons par exemple étudier la manière dont le hashtag #womeninstem224, en tant que lien hypertexte utilisé par Jess Wade, la physicienne anglaise qui

avait créé 270 profils Wikipédia de femmes scientifiques contemporaine, serait un « outil de

mobilisation » dans la mesure où, intégré à un message qui dresse le contexte de l’action collective, il constitue une offre pour des publics naviguant au sein de territoires thématiques et partageant un intérêt commun pour des sujets particuliers »225. Nous pourrions appréhender

ce hashtag en tant que lien véhiculant de la reconnaissance collective (Barabasi, 2002), mais

219BADOUARD Romain, « Les mobilisations de clavier. Le lien hypertexte comme ressource des actions

collectives en ligne », Réseaux 2013/5 (n° 181), p. 91

220Ibid. 221 Ibid. p.91 222 Ibid. p.105 223 Ibid.

224 Science, technology, engineering, et mathematics 225 Ibid. p.113

aussi une stratégie de mise en visibilité de cette cause ou encore une manière de rassembler des personnes issues de la sphère publique autour de cette initiative.

La notion de mise en relation est notamment primordiale dans le cadre des initiatives que nous avons étudiées à travers la promotion d’une communauté et d’un réseau qui rassemble des femmes sur les réseaux sociaux (sur Twitter avec #Womeninstem), à travers les adhésions (Girlz In Web, Elles Bougent, Talents du Numérique) ou encore des prises de contact via des formulaires électroniques (code[Her]).

Ces réseaux et communautés en ligne « se construisent autour d’intérêts partagés pour des

thématiques spécifiques, par l’agrégation d’actions individuelles au sein d’un projet collectif »226 et ils se composeraient plus qu’ils ne se contruiraient, dans le sens où leur

engagement se retrouve dans « une dynamique où se définissent simultanément les contours du

collectif et ses modalités d’action »227. En outre, les différents acteurs de ces initiatives ont des

stratégies différentes qui proposent une pluralité d’actions et mobilisent différents publics (jeunes pour l’association Talents du numérique, les marraines plus âgées pour l’association d’Elles Bougent, les étudiants pour l’association de l’École 42, code[Her], ou encore les entreprises via le site de Simplon ou de la Wild Code School).

Ces formes plurielles d’engagement peuvent être liées à des pratiques « top-down » (contenu ou actions portées par les associations) ou « bottom-up » (contenu qui vient non pas de l’association mais des visiteurs de la page) et se diffuser via différents supports (réseaux sociaux, forums, groupes en ligne etc.). D’une part, les pratiques « top-down », c’est-à-dire les votes, sondages ou encore les témoignages seraient « une agrégation d’actions individuelles

autour d’un projet collectif. »228. Cette pratique reposerait sur une modalité d’action qui

s’incarne dans la diffusion des liens hypertextes. Les internautes qui y sont engagés partagent un intérêt pour la question des femmes dans le numérique et ont pour objectif commun, la qualification de la proposition du réseau qu’ils soutiennent en s’y engageant. Cette utilisation stratégique se reflète par exemple sur le site de l’association Elles Bougent qui propose un sondage sur le secteur qui attire le plus le visiteur du site (numérique, bâtiment, énergie…) ainsi que des témoignages. Néanmoins comme sur le site de Talents du Numérique ou sur celui de Girlz In Web, il ne s’agit pas de témoignages « ouverts », ils sont liés à une sélection et production faite par l’association en amont, ce qui en fait des pratiques « top-down ».

226 Ibid. p.102 227 Ibid. p.112 228 Ibid. p. 104

D’autre part, les initiatives que nous avons pu étudier reposent en grande majorité sur des pratiques « bottom-up ». Autrement dit, elles « relèvent de pratiques moins spécialisées, dans

la mesure où elles sont le fait de militants ou sympathisants « de base » »229. Cette utilisation

stratégique du lien se reflète par exemple sur l’annuaire « Les Expertes du Numérique » de l’association Girlz In Web qui invite les internautes à proposer des noms d’expertes et, in fine, à participer à la création de ce réseau. Aussi, ces pratiques peuvent concerner des ouvertures de lieux de discussion au sein desquels les membres peuvent créer des débats et participer à des échanges, ou faire des rencontres, tel que sur le forum de l’association Elles Bougent.

Aussi, l’association Girlz In Web propose un engagement pluriel : une présence physique à travers des évènements mais aussi une présence « à distance » à travers l’adhésion en ligne et l’accès à l’extranet, soit la mise en contact « en ligne » avec les autres membres de l’association ou encore la possibilité de contribuer au portail du site en proposant des billets sur des sujets liés au secteur du numérique.

Ainsi, ces initiatives pourraient ne pas être forcément perçues comme du militantisme, au sens où « la principale spécificité des actions collectives en ligne a justement trait au fait qu’elles

peuvent être « le fruit d’individus n’ayant qu’une conscience très restreinte de leur appartenance à un collectif. » ». Ces initiatives peuvent être liées à une forme d’engagement

qui serait de la nature d’une « mobilisation de clavier », pour reprendre l’expression de Romain Badouard, qui serait marquée par la notion d’engagement distancié avec un caractère flexible et peu contraignant notamment permise par le levier d’Internet.

En effet, le sociologue Patrick Flichy s’était intéressé aux formes d’engagement sur internet et déclarait : « la structuration réticulaire d’internet, et les pratiques culturelles et citoyennes

propres au web, offrent un terrain particulièrement propice à l’expression de cet engagement distancié. » (Flichy, 2008, 2011). Utiliser le levier des sites internet ou encore des réseaux

sociaux permettrait notamment que la cause portée puisse sensibiliser des publics « non- militants » comme le soulignait le sociologue Fabien Ganjon : « les pratiques de mobilisation

en ligne correspondent justement à une stratégie de sensibilisation de publics non militants »230.

Aussi, Internet se caractérise par les dispositifs participatifs tels que l’encyclopédie en ligne, Wikipédia, symbole d’une porte d’entrée du « savoir en ligne » international qui pourrait caractériser une forme de « scène publique » qui autorise la manifestation des intérêts dans leur

229 Ibid. p. 105 230 Ibid. p.93

diversité et qui permet à des projets d’émerger, tels que les 270 biographies de femmes scientifiques rédigées par Jess Wade, le projet international « Les sans pagEs » sur Wikipédia ou encore l’intelligence artificielle utilisée pour mettre en visibilité les « chercheuses et chercheurs oubliés » à travers le logiciel Quicksilver de John Bohannon. La « cause » des femmes dans le numérique serait ainsi revendiquée et partagée de manière plurielle.

S’agirait-il pour autant d’un levier pour lutter contre la sous-représentation des femmes dans les médias traditionnels ? Selon Dominique Cardon et Fabien Granjon (2010), Internet joue un rôle considérable « dans la redéfinition des manières de produire de l’information et de

critiquer à la fois la façon dont elle est fabriquée et la représentation du monde qu’elle prétend imposer. »231 Néanmoins en dépit de la multiplication des blogs, réseaux sociaux ou autres

canaux d’informations alternatifs, ces deniers ne remplacent pas les médias traditionnels, ils s’articulent avec eux, comme nous avions pu le constater à travers l’annuaire d’expertes du numérique proposé par l’association Girlz In Web, créé pour favoriser la présence médiatique des femmes spécialisées dans un domaine du secteur du numérique.

Le web fait ainsi évoluer les formes de l’action collective sur plusieurs aspects : l’engagement est à la fois facilité et rendu flexible par l’atténuation des frontières entre sphères privée et publique (adhésion privée au sein d’association ou engagement en ligne via les réseaux sociaux). En effet, les contraintes matérielles de la mobilisation sont moindres (Castells, 2002) et de l’autre, la visibilité́ du soutien d’autres individus à une cause, tend à favoriser l’implication personnelle (Margetts et al., 2009), notamment à travers la notion de réseaux et de communautés. Les acteurs de ces initiatives proposent ainsi une nouvelle forme de militantisme en ligne à travers la notion de « réseau » sur leur sites internet (témoignages, espaces de discussions et de rencontres etc.).

Enfin, le rôle des associations pourrait ainsi être limité, c’est-à-dire « plus forcément nécessaire

à la conduite d’actions collectives (Bimber, Flanagin et Stohl, 2005). »232 Cela relativise ainsi

la notion de militantisme qui peut s’incarner à travers des associations (adhésions collectives) mais aussi à titre individuel comme Jess Wade qui ne représente pas une association mais qui milite d’elle-même pour la cause des femmes dans les métiers scientifiques. Les initiatives que nous avons pu étudier intègrent donc des formes d’actions collectives à travers le rassemblement et la mise en visibilité d’un aspect collectif à travers un réseau et une communauté mais aussi à travers un aspect individuel, celui des rôles modèles.

231 Ibid. 232 Ibid. p.94