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1. Incarnation du pouvoir et du savoir dans le secteur du numérique

1.2 Mythe du développeur « tout puissant »

« L’informatique met la science à l’envers. Dans la science normale, on vous donne un monde

et votre travail est de trouver les règles qui s’appliquent. Dans l’informatique, vous donnez les règles à l’ordinateur et il crée le monde. »134 déclarait Alan Kay, chercheur à Xerox Parc, un

des créateurs du micro-ordinateur.

Le pouvoir lié à l’informatique et à sa maîtrise a été mis en exergue par le sociologue Patrick Flichy dans son ouvrage « L’imaginaire d’internet » : « L’informatique mise en scène dans la

science-fiction, mais également telle qu’elle est vécue par ses spécialistes, est un univers de pouvoir, non seulement sur les machines, mais aussi sur la société et les personnes. Ce pouvoir est en partie fantasmatique car les informaticiens imaginent comprendre comment fonctionne l’univers réel en écrivant les règles qui permettent d’en décrire des portions. Mais plus

131 « Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique », p.23, dans tic&société, Vol. 5, n ° 1, 2011. 132COLLET Isabelle, L’informatique a-t-elle un sexe ?, p.20, Paris, L’Harmattan, 2006,

133 Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique », p.29, dans tic&société, Vol. 5, n ° 1, 2011

l’ordinateur prend de place dans la société, plus il la contrôle, dans les faits, plus il la modélise, également. Les personnes qui côtoient l’environnement informatique, c'est-à-dire pratiquement nous tous et toutes, doivent se soumettre aux règles des informaticiens sous peine de se voir refuser l’accès du monde moderne. Dès lors, avec l’ordinateur, on a l’impression de passer de l’autre côté du miroir. Dans l’univers de l’ordinateur, l’informaticien peut jouer à être tout- puissant. ». Cet imaginaire de zones d’ombres et de puissance qui entourent les compétences

techniques liées à l’informatique se retrouve notamment dans les dires de Benoît Le Blanc qui relate une expérience personnelle à l’époque où l’informatique faisait ses débuts : « A mon

époque, on était très peu d’informaticiens. Pour avoir un ordinateur il fallait en vouloir, moi je me souviens d’avoir bossé un mois à l’usine pour me payer de quoi acheter un ordinateur et même quand j’expliquais ça à mes parents ils ne comprenaient vraiment pas ce que je faisais. C’était vraiment un milieu qui était avec plein de codes, de connivence et choses comme ça. ».

Il insiste notamment sur cette notion de maîtrise de la technique qui symboliserait une victoire personnelle face à une machine : « C’était peut-être une manière d’avoir en face une machine,

un truc un peu compliqué, ou complet qu’on essayait de réussir, enfin un programme informatique c’était quelque part une victoire sur soi quoi. Le programme informatique était bien quand la compilation marchait, le matin quand le soleil se lève, la cafetière est finie, c’est là où ça fonctionne quoi. » Un témoignage qui fait écho à Jacques, né en 1975, un développeur

interviewé par Isabelle Collet qui racontait que « l’ordinateur c’était l’outil qu’il fallait avoir,

c’était le pouvoir ou plutôt la puissance. ».

Cet imaginaire de la machine « toute puissante » fait notamment écho à des problématiques et débats actuels imprégnés de l’imaginaire de la machine qui prendrait la place de l’homme, voire son travail (exemple de la robotisation, des conséquences de l’automatisation des tâches, ou encore de l’éthique associée aux biais algorithmiques). Brillant ou dystopique, ce futur s’écrirait d’année en année dans les traces et avec le développement de ces « nouvelles » technologies qui véhiculent un champ des possibles d’innovation infini et qui peuvent susciter des peurs mais aussi des incompréhensions. En effet, l’opacité que suggère la maîtrise de cette technique se retrouve dans les dires de nos interviewés qui voient le code comme quelque chose de « mystérieux » pour Xuan, où le développeur serait « le magicien derrière » pour Mathilde qui parlait même de « façonner le code », symbole d’un imaginaire de puissance voire « d’auto- engendrement » développé par Isabelle Collet, c’est-à-dire la capacité à se reproduire seul, sans avoir recours aux femmes. Cet aspect de « boîte noire » qui serait associé au code informatique et au métier du développement web impliquerait ainsi une légitimité spécifique liée au savoir et donc à une certaine forme de pouvoir. Alix déclarait d’ailleurs ne pas comprendre ce qu’un

développeur disait ou faisait et selon elle, « développeur c’est un métier où tu es vachement

protégé vu que personne ne comprend ce que tu fais. Du coup tu as aussi le pouvoir vu qu’il n’y a pas beaucoup de gens capables de comprendre et de reproduire ce qu’ils font… ».

En outre, Benoit Le Blanc relate qu’à plus grande échelle, les entreprises et les politiques avec qui il travaille sont parfois « dépassés » et que « les gens ont peur de dire des bêtises ». Cette maîtrise de la technique, notamment du code informatique, serait ainsi synonyme de pouvoir selon lui : « le milieu du développement est un milieu de pouvoir parce que les choses évoluent

très vite et que le fait de connaître ces éléments-là donne un pouvoir sur les autres. »

Cette notion de pouvoir s’incarne donc à travers l’imaginaire du secteur du numérique et du développeur qui, grâce à la maîtrise de compétences techniques, acquiert une certaine légitimité. A travers ses connaissances, le pouvoir serait donc intimement lié au savoir.