• Aucun résultat trouvé

3. Des initiatives de contre-pouvoir médiatiques

3.3 Figure « d’experte » du numérique

3.3.3 Pouvoir-savoir redistribué

La page des Expertes du Numérique semble donc au premier abord être une page web non saturée de signes sémiotiques (comparé au site de l’association Elles Bougent) mais elle incarne en réalité à l’aide de l’architexte de l’annuaire, une porte d’entrée vers ce réseau de femmes dans le numérique. Il s’agit ainsi fondamentalement d’une initiative tournée vers la réappropriation du savoir lié au numérique qui n’est plus seulement uniquement associé au masculin, mais porté aussi par des femmes à travers le statut et l’imaginaire d’expertes qui permet une certaine légitimation dans la sphère publique. La notion de pouvoir est ici primordiale dans le sens où, comme nous avons pu l’étudier, les femmes ont été historiquement écartées des métiers scientifiques et invisibilisées du savoir « scientifique et technique » qui aurait été « genré ».

L’association Girlz In Web propose donc à tout un chacun de rassembler des professionnelles de la scène numérique française. Le but n’étant pas de les faire témoigner, mais que cet annuaire face non seulement office de « vitrine » qui rassemble des femmes expertes du numérique sinon que ce réseau puisse amener des visiteurs (représentants de la sphère médiatique ou autres) à « trouver » des femmes expertes du numérique et à les inviter à s’exprimer lors de débats publics. En effet, la notion de pouvoir dans les représentations s’incarne notamment à travers la visibilité dans les médias ou dans les « évènements tech » par exemple. A travers cet annuaire, ce réseau a pour objectif, non pas seulement de réunir des femmes autour d’un réseau, mais de les faire rayonner et participer au secteur du numérique en favorisant leur représentation dans les médias et les évènements tech afin de pouvoir « donner aux médias et organisateurs

d’événements l’opportunité de faire intervenir des expertEs du numérique »188.

Synthèse

Nous avons pu étudier les enjeux de pouvoir liés à la représentation et à la sous-représentation des femmes dans la sphère publique et médiatique. D’une part, nous avons pu mettre en exergue dans quelle mesure le fait de ne pas être incarnée médiatiquement peut s’avérer être problématique ou encore comment « le silence des femmes » est un élément essentiel du pouvoir des hommes selon la chercheuse Mary Beard. L’entrepreneuriat français est un exemple de lutte de représentation pour les femmes : l’exemple du scandale du magazine Capital avec les « Pépites de la tech » française uniquement masculines, de la discrimination

188 Page « Accès Adhérent-e-s GIW», Girlz In Web, [En ligne], http://girlzinweb.com/adherent-e-s-giw/, consultée

lors des levées de fonds ou encore des scandales (cas de sexismes, de harcèlements etc.). Il s’agirait d’un sujet tabou pour les femmes qui provoquerait une certaine « loi du silence » et qui minimiserait le phénomène. Le fait de taire cette problématique conduirait ainsi à un cercle vicieux de la « non-représentation » des femmes et in fine, à une forme de « spirale du silence » Néanmoins face à ces enjeux de légitimité, de pouvoir et de représentation, des résistances « foucaldiennes » se créent à l’instar du rassemblement d’entrepreneuses avec Delphine Rémy- Boutang dans la sphère médiatique (reprise de la photo du magazine Capital) ou encore de la YouTubeuse Anita Sarkeesian dans la sphère culturelle. De par sa prise de parole et sa critique du sexisme au sein des jeux vidéos, A. Sarkeesian incarne le problème de légitimité des femmes à s’exprimer sur des sujets techniques ou encore à critiquer la « culture geek ». Elle a étudié les imaginaires stéréotypés associés aux femmes dans les jeux vidéos sous le prisme de la non- représentation des femmes en tant que « héro » au sein des schémas narratifs de jeux vidéos, sinon en tant que « victime » (concept de la « subject/object economy », figure de la « demoiselle en détresse », incarnation du patriarcat etc.). A travers le fait de représenter les femmes en position de faiblesse et de dépendance vis-à-vis des hommes -qui sont eux les « architectes de leur propre échappatoire » dans leur quête-, ceci sous-tend une problématique centrale liée d’une part à la représentation de l’imaginaire de la femme en tant que victime et d’autre part, au pouvoir qui serait essentiellement aux mains des protagonistes masculins au sein de ces jeux vidéo. Suite à cette série de vidéos de sensibilisation, Anita Sarkeesian a été la cible d’une vaste campagne de harcèlement en ligne (menaces de mort, insultes sexistes, culture du troll etc.) de la part d’internautes. Cette prise de parole d’une femme dans un milieu hégémoniquement masculin reflète ainsi des tensions et un sexisme sous-jacent qui perdure. Ainsi, la sphère publique, médiatique et culturelle imprègnent les imaginaires sociétaux et exister dans ces sphères relève de luttes traversées par des tensions liées au pouvoir et au savoir. A travers le fait de s’exprimer, c’est notamment la visibilité mais aussi la légitimité qui est en jeu. Cette notion de légitimité et d’expertise peut s’incarner de manière plurielle et si les médias ne représentent pas ou peu les femmes dans le secteur du numérique, il existe des leviers pour inverser cette tendance. A titre d’exemple, la page internet des « Expertes du Numériques » de l’association Girlz In Web qui vise à devenir « le plus grand annuaire d’expertes de deux domaines-clés de l’économie française : le numérique et les nouvelles technologies ». L’objectif : faire que les experts du numérique ne restent plus cloisonnés à une minorité d’hommes, déjà existante dans les sphères médiatiques, à l’aide de la création d’un réseau plus vaste qui rassemblerait les « expertes de l’ombre ». A travers cette initiative, cette association reconfigure l’imaginaire lié à la figure de « l’experte » en proposant une nouvelle forme de rôle modèle accessible pour les femmes et qui va à l’encontre du complexe « Marie Curie ». Enfin,

Girlz In Web véhicule l’imaginaire d’un réseau accessible à toutes et tous et reconfigure la façon dont le savoir-pouvoir du domaine du numérique est attribué dans la sphère publique, ou en tout cas avait été « historiquement » associé aux hommes.

Pour conclure, nous avons pu étudier un triptyque de trois notions à travers cette partie : le pouvoir, le savoir et la légitimité. Loin d’être figés, le pouvoir et le savoir s’incarnent à travers le secteur du numérique et le métier de développeur considéré comme « le magicien » qui de par sa maîtrise du code, incarne un certain pouvoir lié à l’opacité de ce domaine pour les « non- initiés ». Cette notion de savoir serait intimement liée au pouvoir dans le sens foucaldien et s’illustrerait à travers des tensions entre les hommes et les femmes, notamment avec l’exemple du mansplaning. Aussi, à travers un aperçu historique, nous avons pu constater que la sous- représentation actuelle des femmes dans le secteur du numérique n’était pas récente. Historiquement, la contribution des femmes aux disciplines scientifiques et leur accès à ces métiers aurait été lente et limitée du fait de leur exclusion des enseignements scientifiques par les préjugés sociétaux et genrés liés à ces époques. En effet, le fait d’être une femme était historiquement discriminant pour évoluer au sein des disciplines scientifiques et il existait une certaine « discrimination » dans l’accès à la connaissance (concept de « l’effet Matilda ») ou encore dans l’évolution des femmes dans les métiers scientifiques (concept de « l’effet de harem »).

Pour faire face à ces faits historiques qui ont des répercutions actuelles, des « résistantes » se sont incarnées à travers des initiatives protéiformes pour inverser un rapport de force « déséquilibré » et une histoire des sciences « incarnée » par une grande majorité d’hommes. Dans un premier temps, des initiatives ont cherché à honorer les noms des grandes figures féminines qui ont historiquement contribué au progrès de la recherche et du savoir scientifique, et donc, in fine, à réhabiliter leur rôle décisif dans la mémoire collective. Ces initiatives peuvent s’incarner en ligne avec l’exemple des portraits de femmes qui ont marqué l’histoire (site de l’association Talents du numérique) ou encore hors ligne, à travers des récompenses qui portent leurs noms (les Margaret, le Grace Murray Hopper Award).

Dans la lignée de cette réhabilitation historique, des initiatives se sont donné pour objectif de répondre à l’enjeu des représentations actuelles des femmes au sein du secteur du numérique en réintroduisant les femmes dans le savoir à travers le levier de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. A titre d’exemple, les 270 biographies de femmes scientifiques rédigées par Jess Wade, le projet international « Les sans pagEs » sur Wikipédia ou encore l’intelligence

artificielle utilisée pour mettre en visibilité les « chercheuses et chercheurs oubliés » à travers le logiciel Quicksilver de John Bohannon.

Nous avons notamment étudié cet enjeu de légitimité et de représentation au sein de la sphère publique en soulevant des problématiques liées au cercle vicieux de la non-représentation et du « silence des femmes » mis en exergue par Mary Beard ou encore des cas de harcèlements dans le milieu entrepreneurial. Cette incarnation du pouvoir « masculin » et des rapports de force s’est notamment illustrée à travers le scandale de la représentation des entrepreneurs dans l’article du magazine Capital, soit des « pépites de la tech » qui seraient uniquement incarnées par des hommes. En outre, nous avons étudié les « résistances » au sens foucaldien mises en œuvre par des femmes entrepreneuses pour exister et être légitimées.

Car, outre la sphère médiatique, cette légitimation s’illustre au sein des productions culturelles, à l’instar des vidéos mises en ligne sur YouTube par la féministe et youtubeuse Anita Sarkeesian pour critiquer le sexisme associé aux personnages féminins dans les jeux-vidéos à travers l’imaginaire de la « demoiselle en détresse » et sensibiliser l’opinion publique. Les cas de harcèlement à son encontre qui ont suivi avec l’utilisation de la puissance des trolls véhiculés et amplifiés, à travers la caisse de résonance des réseaux sociaux, reflètent donc la manière dont des imaginaires, des préjugés et du pouvoir sont ancrés dans la sphère publique et médiatique. Exister au sein de ces sphères relève donc de luttes traversées par des tensions liées au pouvoir et au savoir. Acquérir la légitimité au sein du débat public est notamment un des enjeux que nous avons pu étudier avec l’analyse sémiotique de la page « Les Expertes du Numérique » de l’association Girlz In Web, qui a reconfiguré l’imaginaire associé à l’expertise en proposant une nouvelle forme de rôle modèle accessible pour les femmes. Ceci à travers la représentation en images de femmes plurielles qui maîtrisent des domaines d’expertises et qui sont réunies dans un « annuaire en ligne ».

En outre, à travers l’émergence d’un ensemble de « résistances » portées par des initiatives que nous avons pu étudier, des imaginaires se reconfigurent, des réseaux professionnels de femmes sont créés et la parole se libère. De ce fait, nous pouvons nous interroger sur l’imaginaire qui est incarné à travers ces résistances collectives. La promotion des femmes dans le secteur du numérique incarnerait-elle un engagement ? Une revendication ? Une cause défendue, voire une lutte revendiquée à travers ces initiatives, portées en grande majorité par des femmes ? Peut-on y voir une nouvelle forme de militantisme féminin ?

3

ème

section : Des initiatives comme nouvelle forme

de militantisme féminin

Nous avons précédemment pu étudier l’émergence d’un ensemble de « résistances » plurielles portées par des initiatives qui permettent la reconfiguration des imaginaires liés aux femmes et au secteur du numérique. Nous allons dorénavant nous intéresser à la question de l’engagement porté par les acteurs de ces initiatives : s’agirait-il d’une nouvelle forme de militantisme féministe ? En effet, nous avons pu constater que les acteurs qui portent ces initiatives, fréquemment des associations, se réapproprient des codes du militantisme afin de promouvoir les femmes au sein du secteur du numérique. S’agirait-il ainsi d’une nouvelle forme de cause féministe ? Si oui, est-elle revendiquée comme-t-elle ?

Afin d’appréhender cette problématique, nous nous intéresserons dans un premier temps à la notion de cyberféminisme en étudiant son histoire, ses revendications et sa portée actuelle. Dans un second temps nous étudierons la manière dont ces initiatives se réapproprient les codes du militantisme, notamment à travers trois concepts centraux : celui de réseau (courant des « link

studies »), du leader (du développeur « tout puissant » au mythe de l’entrepreneur) et du

rassemblement (deux observations participantes : la table ronde de la Wild Code School et le Challenge InnovaTech organisé par Elles Bougent).

Pour conclure, nous interrogerons cette notion d’engagement à travers l’analyse sémiotique des pages d’accueil du site de deux « nouvelles écoles du numérique » : la Wild Code School et Simplon.co. Enfin, nous nous appuierons sur nos entretiens qualitatifs pour approfondir l’étude du lien entre le « militantisme », le « féminisme » et ces initiatives, afin de comprendre si les enjeux seraient de l’ordre de l’image de marque ou d’un « réel engagement » ?