• Aucun résultat trouvé

5. Une profusion d’initiatives pour promouvoir les femmes dans les métiers du

5.3 Du militantisme féminin au cyberféminisme ?

En 1984, Apple lance l’ordinateur personnel Macintosh, Philips commercialise le 1er lecteur de CD-ROM et seulement 1024 machines sont raccordées à Internet. C’est dans cet « âge d’or » de l’informatique que la biologiste et philosophe Donna Haraway publie le « Manifeste

cyborg », un essai féministe considéré comme le texte fondateur du cyberféminisme, où elle a

déconstruit l’opposition faite entre le féminin et la technologie à travers le mythe du cyborg. Elle explique que le mythe du cyborg permettrait de rejeter le cloisonnement des frontières qui séparent l’humain de l’animal et l’humain de la machine, ceci grâce à l’évolution technologique : « Le cyborg ne rêve pas de communauté sur le modèle de la famille organique,

cette fois sans le complexe œdipien. Le cyborg ne reconnaîtrait pas le Jardin d'Eden ; il n'est pas fait de boue et ne peut pas rêver de retourner à la poussière. »78 A travers ce mythe, Donna

Haraway a souligné l’importance du fait que les femmes soient partie prenante de la révolution technologique et a posé les bases du courant qu’on appelle aujourd’hui le cyberféminisme, soit un courant qui voit la technologie comme une opportunité pour accéder à l’égalité des sexes.

Aussi, il est intéressant de noter que certaines des initiatives actuelles reprennent, dans certains cas, des modèles et des codes du militantisme féminin tel que la Journée des droits des femmes du 8 mai. En effet, des jours spécifiques sont organisés par des acteurs privés et publics pour promouvoir les femmes dans le numérique. Par exemple, la Journée de la femme digitale organisée depuis 2013 par Delphine Remy-Boutang, fondatrice de l'agence digitale The bureau. Cette journée vise à mettre en avant des rôles modèles, favoriser le networking entre les femmes et récompenser des femmes entrepreneuses et intrapreneuses qui innovent grâce au numérique. A l’échelle internationale, le 26 avril est la journée internationale des jeunes filles dans le

78 HARAWAY Donna, « Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle

secteur des TIC qui est organisée par l'UTI79, soit l'agence des Nations unies pour le

développement spécialisée dans les technologies de l'information et de la communication. Cette journée a pour objectif d’encourager les jeunes femmes et les jeunes filles à mener des études et à choisir un métier dans le domaine des sciences, de la technologie, de l'ingénierie et des mathématiques.

A travers cet aperçu, non exhaustif, de quelques actions proposées par différents acteurs publics, associatifs et privés pour lutter contre la sous-représentation des femmes dans le secteur du numérique, nous pouvons observer que ces initiatives ont des cibles, formats, objectifs et significations inhérentes à la taille et à la mission sociale de la structure qui les mettent en place. En effet, il peut s’agir d’initiatives hors-ligne (évènements, conférences etc.) mais aussi d’initiatives en ligne sur les sites internet d’acteurs publics, privés et associatifs à travers des vidéos, articles et autres supports communicationnels et medium variés.

Quels sont donc les leviers à activer et les initiatives à mettre en œuvre pour répondre au manque de représentation des femmes au sein des formations et des métiers du secteur du numérique ? Faut-il « changer de discours » pour promouvoir la mixité dans le secteur du numérique via une vulgarisation scientifique par exemple ?

Dans le cadre de ce mémoire sur les initiatives qui promeuvent les femmes au sein des métiers du numérique, nous nous focaliserons sur six initiatives portées d’une part par des acteurs associatifs (Elles Bougent, Talents du numérique et Girlz In Web), d’autre part par des acteurs académiques, soit trois « nouvelles » écoles de formation au numérique (Simplon.co, la Wild Code School et l’École 42).

A travers l’étude de ces initiatives, nous chercherons à comprendre en quoi ces initiatives pour promouvoir les femmes informaticiennes reconfigurent le secteur du numérique en tant que lieu de pouvoir.

Nous traiterons cette problématique autour de trois hypothèses centrales :

- L’imaginaire du développeur se reconfigure à travers la promotion de rôles

modèles

- Ces initiatives produisent des discours de « contre-pouvoir » face à l’hégémonie

masculine dans le secteur du numérique

- Ces initiatives sont une nouvelle forme de militantisme féministe

Pour ce faire, nous étudierons dans une première section l’imaginaire du développeur et de la développeuse pour appréhender dans quelle mesure des initiatives en ligne proposent de reconfigurer cet imaginaire à travers la promotion de rôles modèles féminins. Notre corpus sera constitué d’entretiens qualitatifs ainsi que de trois analyses sémiotiques (page d’accueil des sites de l’association Elles Bougent, Talents du numérique et code[Her] de l’École 42).

Dans la deuxième section, nous nous intéresserons au secteur du numérique en tant que lieu de pouvoir traversé par des tensions en termes de savoirs, de discours et, in fine, de légitimité. Nous étudierons dans quelle mesure des initiatives produisent des discours de « contre- pouvoir » face à l’hégémonie masculine dans le secteur du numérique. Pour ce faire, notre corpus sera composé d’entretiens qualitatifs ainsi que d’une analyse sémiotique de la page web « Les Expertes du Numérique » de l’association Girlz In Web.

Enfin, dans la troisième section nous nous intéresserons à la question de l’engagement porté par les acteurs de ces initiatives : s’agirait-il d’une nouvelle forme de militantisme féministe ? Nous étudierons le cyberféminisme en tant que courant militant du féminisme afin d’appréhender dans quelle mesure ces initiatives reprennent des codes militants et portent en elles la notion d’engagement, de cause, voire de militantisme. Pour ce faire nous nous baserons sur deux analyses sémiotiques (page d’accueil des sites des nouvelles écoles du numérique avec la Wild Code School et Simplon.co), des entretiens qualitatifs ainsi que deux observations participantes afin d’étayer notre réflexion grâce à une « observation sur le terrain » de deux initiatives.

Ce mémoire se conclut par une synthèse générale à la quatrième section et des recommandations professionnelles à la cinquième section.

Présentation des observations participantes

Ces deux observations participantes ont été réalisées à l’occasion de deux initiatives pour promouvoir les femmes dans les métiers du numérique auxquelles j’ai pu participer. En tant que participante, c’est-à-dire membre d’une équipe, lors de la première initiative qui est le Challenge InnovaTech 2018, organisé en mars dernier par l’association Elles Bougent. Ce challenge intergénérationnel visait à faire tomber les préjugés sur les métiers scientifiques et techniques tout en promouvant l’entreprenariat féminin le temps d’une journée. Puis en tant que « spectatrice » pendant la deuxième observation qui a eu lieu lors d’une table ronde de deux

heures organisée par la Wild Code School : « 40% de femmes dans les métiers numérique et de

l'IA ? Super, mais comment faire ? » dans le cadre du Festival Future en Seine le samedi 23 juin

2018.

Présentation des entretiens qualitatifs

Notre analyse s’appuiera sur dix entretiens qualitatifs réalisés auprès de parties prenantes qui évoluent dans le secteur du numérique et qui ont divers degrés d’engagement dans la promotion des femmes dans les métiers du numérique. Ces entretiens nous permettront d’enrichir le corpus à travers des visions plurielles sur la manière dont est appréhendée cette problématique à travers des regards de professionnels du numérique, du monde associatif ainsi que d’étudiantes dans les filières du numérique. Ces entretiens qualitatifs ont été réalisés dans un premier temps avec des étudiantes développeuses formées au sein de deux écoles spécialisées dans le développement web : l’École 42 avec Laurette et Fabienne puis avec une ancienne étudiante de la Wild Code School, Mathilde.

Dans un second temps j’ai pu m’entretenir avec deux professionnels évoluant au sein d’écoles d’ingénieurs : Benoit Le Blanc, Directeur adjoint de l’École nationale supérieure de cognitique de Bordeaux et Maître de conférences HDR en informatique à l’Institut polytechnique de Bordeaux et Marie-Pierre Cuminal, enseignante et responsable pédagogique à l’EPF, École d'ingénieurs de Montpellier également membre de l’association Elles Bougent. Cette association promeut les femmes dans les métiers de l’ingénierie et du numérique à l’aide d’évènements tels que le Challenge InnovaTech 2018 par exemple, dans lequel Marie-Pierre a été membre du jury. J’ai également pu m’entretenir avec Xuan qui a effectué un service civique chez Elles Bougent et avec Maddy Cwick, Unified Storage Engineer chez Dell EMC, marraine de l’association Elles Bougent et participante du Challenge InnovaTech 2018.

Enfin, j’ai pu interviewer deux personnes qui ont travaillé au sein d’entreprises porteuses d’initiatives pour promouvoir les femmes au sein du secteur du numérique : Claudine, ancienne cheffe de projet du programme « Hackeuse » chez Simplon (Entreprise Sociale et Solidaire que nous pourrons aussi définir comme « nouvelle école du numérique ») et Lucie, une entrepreneuse qui a également travaillé chez Simplon et chez Social Builder, une startup qui a pour mission sociale de promouvoir les femmes dans le numérique. Pour finir, je me suis intéressée à la vision d’une entrepreneuse et designeuse, Alix Paoli, ainsi qu’à l’expérience d’une professionnelle évoluant au sein d’un grand groupe, Emmanuelle Gourlet qui est Déléguée mécénat au sein de la Fondation Orange pour l’Ile-de-France.

En ce qui concerne la méthodologie utilisée, il s’agit de dix entretiens semi-directifs qui, ont été réalisés en présentiel ou par téléphone en fonction des disponibilités des interviewés. Le protocole d’entretien de ces entretiens qualitatifs est disponible en annexe 16, tout comme le questionnaire (annexe 17) ainsi que le sommaire des entretiens et des retranscriptions (annexe 18) et les retranscriptions (annexe 19). En résumé, il s’agit de quatre questionnaires adaptés aux profils des interviewés : un pour les organisateurs d’initiatives, un pour les participants aux initiatives, un pour les étudiants, un pour les professionnels du secteur public et un pour les professionnels du secteur privé. Ces questionnaires contenaient huit questions et en résultat, nous avons pu procéder à un total de sept heures et treize minutes de retranscriptions venant alimenter le corpus.

A noter qu’à la demande de certaines personnes interviewées, certains prénoms et noms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes qui le requerraient. Les interviewés qui sont présentés par des prénoms sans leurs noms de famille sont anonymisés.

Présentation des analyses sémiotiques

La question du manque de représentation des femmes dans les métiers du numérique est aujourd’hui une problématique dont se sont emparées des entreprises, des associations mais aussi des établissements de formations au numérique. Quels sont les imaginaires proposés par ces acteurs ? Dans quelle mesure ces initiatives reconfigurent-elles les imaginaires du secteur du numérique et de ses métiers ? Pour répondre à ces questions, nous procéderons à six analyses sémiotiques de la page d’accueil de plusieurs sites internet, en tant que porte d’entrée porteuse de sens et d’imaginaires. L’objectif étant d’étudier dans quelle mesure ces initiatives véhiculent un imaginaire spécifique ou non, des métiers du numérique au sein de leurs sites internet. Cette analyse se fera à l’aide du concept de l’architexte proposé par Yves Jeanneret, en tant que « dispositif de représentations qui articule une multiplicité́ de perspectives, toutes chargées du

pouvoir de nous donner à voir la société́ et place sous le signe de l’urgence le parcours des écrans à la recherche de ce savoir »80 afin d’appréhender la polysémie des images avec une

grammaire qui contient du sens et que nous tâcherons de décoder. En effet, l’utilisation de la sémiologie se fera en tant que « science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale »81

selon la définition du linguiste Ferdinand de Saussure.

80 JEANNERET Yves, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris,

Éd. Non Standard, 2014, p.508

Nous étudierons ces pages internet sous le prisme de la manière dont ils représentent les femmes dans le secteur du numérique à travers des images, des éléments de langages et des signes utilisés. Pour ce faire, nous distinguerons des grands axes sur chaque page internet afin d’identifier des zones qui nous permettront de décrypter l’architexte du site et les imaginaires qui imprègnent cette association et cette initiative.

Nos critères d’analyses seront par exemple l’étude du header, en tant que porte d’entrée du site (analyse de la hiérarchie des onglets du menu) ou encore des éléments tels l’URL, le favicon, le logo, la baseline et le footer. A travers l’analyse de ces éléments, nous dégagerons le contrat de lecture en identifiant la promesse portée par l’organisation à travers son site, ce qu’elle souhaite incarner à travers son contenu, mais aussi la relation construite entre un éditeur et sa cible (ton de proximité ou de distance ou encore relation de symétrie ou de dissymétrie) pour enfin dégager l’imaginaire qui est convoqué.

L’analyse de ces éléments nous permettra d’interroger les objectifs des organisations étudiées ainsi que les tensions qui émanent de leurs enjeux, stratégies, discours et actions pour représenter et promouvoir les femmes dans le secteur du numérique.

Enfin, il s’agit d’une analyse synchronique du site, soit une analyse d’un site à un instant T (captures d’écran disponibles en annexe 20 à 27). A noter qu’il s’agit d’hypothèses, et non pas de vérités figées que nous proposerons en tachant de dégager les imaginaires véhiculés par ces associations à travers le canal de communication du site web.

Ces analyses sémiotiques seront réalisées sur six acteurs différents à l’aide de deux comparaisons et de deux analyses individuelles de leurs sites. Dans la première partie de notre mémoire, nous nous intéresserons à l’analyse individuelle de Code[Her], la page web de l’association de l’École 42 qui promeut la mixité au sein de l’école de développement web, puis à une comparaison entre la page d’accueil de deux associations, Elles Bougent et Talents du Numérique qui ont le même enjeu : la promotion des femmes dans le secteur du numérique, mais qui ont des cibles et des stratégies de représentation différentes qui en découlent.

Dans la deuxième partie de ce mémoire, nous analyserons la page « Les Expertes du Numérique » de l’association Girlz In Web qui est engagée dans la promotion des femmes dans le secteur du numérique. Enfin, nous procéderons à une seconde comparaison qui porte sur la

page d’accueil du site de deux nouvelles écoles de formation au numérique, Simplon.co et la Wild Code School dans la dernière partie de ce mémoire. Toutes deux ont un discours qui vise à promouvoir les femmes au sein du secteur du numérique, néanmoins leurs initiatives semblent peu visibles à première vue sur leur site internet.

Nous étudierons ainsi les différentes stratégies et représentations des femmes dans les métiers du numérique proposées par ces six acteurs à travers la page d’accueil de leurs sites web.

1

ère

section : Représenter pour faire exister : de

l’imaginaire du développeur(se) aux rôles modèles

Dans « Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique » publié en 2011, la chercheuse Isabelle Collet avait fait l’hypothèse que le « le choix d'étude et l'exercice d'une profession sont

des pratiques qui sont toujours médiées par un système symbolique »82. Selon elle, « le choix

d’une filière d’études en Sciences et technologie de l’information et de la communication (STIC) ne s’effectue pas sur la réalité mal connue des métiers de ce secteur mais sur les représentations sociales à la disposition du grand public, nourries par l’imaginaire de l’informatique. » A travers ses enquêtes, elle avait montré que l’imaginaire de l’informatique

s’était reconfiguré après l’arrivée du micro-ordinateur. En effet, avant celui-ci, « les métiers de

l’informatique étaient des métiers scientifiques du tertiaire plutôt attractifs pour les jeunes femmes techniciennes ou ingénieurs »83. Elle s’appuyait sur les chiffres de 1972 à 1985, où le

pourcentage des femmes en informatique était supérieur au pourcentage moyen des femmes ingénieures, toutes écoles confondues. En 1983, l’informatique était le deuxième secteur comportant le plus de femmes diplômées (20,3%), néanmoins elle a montré que cette part a été divisée par deux en l’espace de vingt ans, notamment après l’arrivée du micro-ordinateur qui a modifié l’imaginaire de l’informaticien : « la représentation de l’informaticien, telle qu’on la

voit dans la science-fiction, s’est figée sur un homme pris dans une relation exclusive avec l’ordinateur, représentation très éloignée de la réalité des métiers de l’informatique et qui, loin de disparaître avec la multiplication des usages [d’internet], se renforce. »84

Dans ses enquêtes qualitatives, Isabelle Collet avait conclu que ses interviewés dressaient un imaginaire de l’informaticien figé à l’homme asocial : « l’informaticien reste assis derrière un

ordinateur toute la journée, à faire des choses répétitives et monotones sur des machines sans voir personne »85 malgré le bouleversement du paysage informatique avec l’arrivée massive

d’Internet et la transformation des usages. Des conclusions que nous nuancerons à l’aune des dix entretiens qualitatifs que nous avons réalisés.

En nous appuyant sur nos entretiens qualitatifs comme corpus d’étude, nous étudierons dans un premier temps dans quelle mesure nos interviewés relativisent les stéréotypes dits « négatifs » associés à l’imaginaire du développeur. Nous nous efforcerons notamment d’étudier dans quelle mesure la représentation du développeur dans l’imaginaire social serait « répulsive »

82 « Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique », p.14, dans tic&société, Vol. 5, n ° 1, 2011 83 Ibid.

84 Ibid p. 14 85 Ibid. p. 17

pour des femmes qui voudraient s’orienter vers ce métier. Dans un second temps nous étudierons l’imaginaire de la femme développeuse sous le prisme de son manque de représentation au sein des métiers du numérique en nous appuyant sur les entretiens qualitatifs. Dans un dernier temps, nous analyserons la reconfiguration de la représentation de la femme dans le secteur du numérique à travers trois analyses sémiotiques de la page d’accueil des sites internet d’acteurs du milieu associatifs engagés dans la promotion des femmes dans les métiers du numérique (Elles Bougent, Talents du numérique et code[Her], en tant qu’association de l’École 42).