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De la figure du leader(e) militant(e) au mythe de l’entrepreneur(se)

2. Nouvelles formes de militantisme pour promouvoir les femmes au sein du secteur

2.2 De la figure du leader(e) militant(e) au mythe de l’entrepreneur(se)

Le secteur du numérique est traversé par des imaginaires, notamment par celui du développeur « tout puissant » comme nous avions pu l’étudier dans la première partie de ce mémoire. Aussi, cet imaginaire de pouvoir n’est pas seulement associé au milieu du numérique et du développeur, il est intimement lié à l’imaginaire de l’entrepreneuriat à travers le mythe de l’entrepreneur, dérivé de l’archétype culturel du « self-made man » américain du XIXème siècle.

Par mythe, nous entendons d’une part un « ensemble de croyances, de représentations

idéalisées autour d'un personnage, d'un phénomène, d'un événement historique, d'une technique et qui leur donnent une force, une importance particulières »233 ainsi qu’un « récit

mettant en scène des êtres surnaturels, des actions imaginaires, des fantasmes collectifs, etc. »234. Le « self-made man » est un anglicisme qui désigne un « homme ayant acquis sa

fortune ou son statut social, par son mérite personnel, en partant de rien ou avec peu de chose. »235. Cet archétype de l’homme qui serait le propre artisan de sa réussite s’incarnerait à

travers l’image d’une personne qui part de peu et qui à la force d’un travail « acharné » parviendra au succès. Soit une incarnation de la valeur de la méritocratie qui imprègne la culture américaine. Aussi, nous avons pu étudier que le secteur du numérique était imprégné d’imaginaires liés à la culture américaine, dont le mythe de l’entrepreneur de la Silicon Valley. En effet, nombreuses sont les figures masculines du secteur de la « tech » qui véhiculent l’imaginaire du self-made man dont le récit débute fréquemment dans un garage familial : de William Hewlett et David Packard en 1939, à plus récemment Steve Jobs (Apple), Mark Zuckerberg (Facebook), ou encore William Gates et Steve Ballmer (Microsoft). Ces hommes ont participé à la création du puissant mythe de l’entrepreneur qui créé une technologie, dans ce cas des ordinateurs, dans un lieu banal, le garage, que chacun peut appréhender. Aussi, selon le sociologue Claude Lévi-Strauss, le mythe reposerait sur plusieurs caractéristiques : « un

mélange de faits réels et d'éléments irréalistes ; il n'a pas d'origine exacte, ni d'ailleurs de témoin précis, ce qui facilite sa diffusion ; il représente symboliquement un monde parfait. Il

233 Ibid.

234Dictionnaire en ligne LAROUSSE, « Mythe », https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mythe/53630,

consulté le 20 septembre 2018

235 Wikipédia, « Self-made man », [En ligne] https://fr.wiktionary.org/wiki/self-made-man, consulté le 20

sert à structurer le savoir et les valeurs d'un individu et d'une communauté. »236 En effet, le

secteur du numérique est influencé par ces mythes (le terme de « licorne » est notamment utilisé pour désigner une startup valorisée à plus d’un milliard de dollars) et nous pouvons supposer que ces hommes participeraient dans une certaine mesure à la reconfiguration de l’imaginaire du développeur et du pouvoir qui lui est associé, à travers l’innovation.

En effet, il est intéressant de noter que lors de nos entretiens qualitatifs, Xuan effectue une différence entre l’informaticien et le développeur en termes de pouvoir et d’imaginaire. Pour elle, le développeur n’est pas un geek mais « un mec en costard qui bosse dans une grosse

entreprise » tandis qu’elle imagine plus l’informaticien comme « le mec qui vient préparer ton ordi etc. ». Cet imaginaire du développeur incarné par des figures telle que Mark Zuckerberg,

pourraient ainsi reconfigurer l’imaginaire du développeur non plus asociable, mais marqué par la réussite sociale et la méritocratie. En outre, pour Mathilde, « les gens pour moi qui ont du

pouvoir ce sont les gens qui se sont faits un peu tout seul. C’est-à-dire pas forcément sur le code, mais qui ont monté une startup qui marche. ». Pour elle, il y aurait une « espèce d’aura autour de ces gens-là dans le code. ». Ainsi cette figure du self-made man américain qui

s’illustrerait notamment au sein du secteur du numérique, influencerait d’une certaine manière les imaginaires sociaux et culturels. A titre d’exemple, le documentaire les Silicon Cowboys dédiés aux créateurs de la marque d’ordinateur Compaq ou encore la série Silicon Valley dont l’affiche connote le mythe vestimentaire du créateur d’Apple, Steve Jobs (col roulé noir et sobre) ainsi qu’une posture iconique (photo de Steve Jobs avec son doigt sur son menton). Outre ces références culturelles, l’affiche de la série Silicon Valley en figure 7 illustre particulièrement un fait toujours présent, la sous-représentation féminine au sein de ce secteur.

236 GODELIER Eric, « Avez-vous un garage ? Le mythe darwinien du créateur », La Tribune, [En ligne]

https://www.latribune.fr/entreprises-finance/tpe-pme/la-tribune-du-manager/articles-non-

visibles/20090330trib000361284/avez-vous-un-garage-le-mythe-darwinien-du-createur.html, mis en ligne le 30 mars 2009, consulté le 20 septembre 2018

Figure 7 : Capture d’écran de la série Silicon Valley créée par Mike Judge en 2014

En effet, nous avions pu étudier la représentation des rôles modèles mis en avant par des initiatives telles que la figure de la développeuse avec l’association Talent du numérique ou encore la figure de la marraine avec l’association Elles Bougent, néanmoins seraient-elles aussi puissantes face au mythe du self-made man qui passionne au sein de la culture geek et rayonne dans la sphère publique et médiatique ? Quid de l’imaginaire de la « self-made women » ?

Tout d’abord, le mythe de l’entrepreneur et celui de la Silicon Valley, qui brillerait de par son innovation, mais cacherait des zones d’ombres ainsi qu’un esprit rétrograde, s’illustrerait à travers des cas de discrimination (notamment dans le cadre des levées de fonds par des femmes), de blagues sexistes, de cas de harcèlements, voire de violences physiques. C’est le constat que dressaient Lauren Mosenthal et Eileen Carey, deux développeuses associées qui ont évolué dans cette « mythique » Silicon Valley :

« C’est le genre d’endroit où l’un des jeunes hommes les plus en vue de la Silicon Valley,

Gurbaksh Chahal — un entrepreneur dont les sociétés sont évaluées à plusieurs centaines de millions de dollars — a été filmé par une caméra de surveillance dans sa résidence, en train de battre sa petite amie pendant une demi-heure. Il n’a pas été condamné à de la prison, il a plaidé coupable d’infraction mineure et a reçu 25 heures de travaux d’intérêt général et trois ans de mise à l’épreuve.

C’est un endroit où les antécédents de violence conjugale d’un PDG n’ont aucune conséquence, mais où des cadres (des femmes) sont licenciées pour avoir tweeté des blagues sexistes qu’elles entendent au quotidien [pour les dénoncer].

C’est aussi le genre d’endroit où des investisseurs peuvent répondre aux femmes qui les sollicitent pour obtenir des fonds des choses du genre « je n’aime pas la façon dont les femmes réfléchissent. Elles n’ont pas encore maîtrisé la pensée linéaire » »237.

En plus de cette atmosphère néfaste, la non-représentation des entrepreneuses, leur solitude voire leur silence (ou autocensure) par rapport à ces cas de sexismes, en font un secteur où les rôles modèles se font rares. En effet, lors de mes entretiens qualitatifs, la dernière question « en off » que je posais aux interviewés était de savoir s’ils pouvaient me citer des « figures de femmes du secteur du numérique », une grande majorité ne pouvaient en citer instantanément plus qu’une ou, en citer plus d’une.

En effet selon les deux développeuses Lauren Mosenthal et Eileen Carey, « La Silicon

Valley n’a encore jamais produit de femme Gates, Zuckerberg ou Kalanick. Il y a bien quelques hautes personnalités parmi les entrepreneuSes de la Bay Area, mais malgré le succès ostensible de Meg Whitman, Sheryl Sandberg et Marissa Mayer, qui ont été embauchées après avoir décollé, leur nombre reste relativement faible »238.

Néanmoins il est intéressant de voir que des initiatives se créent afin de promouvoir des femmes entrepreneuses qui ont réussi à « s’imposer » dans cet univers. A titre d’exemple, Mathilde relatait comment la Wild Code School (son école de formation au développement web) avait organisé un meetup avec l’entrepreneuse Marjolaine Grondin, fondatrice de la startup Jam. Selon Mathilde, cette rencontre l’avait marquée et inspirée notamment à travers son accessibilité et sa capacité à capter son audience : « c’est presque ma première découverte

d’une femme dans le monde dév [développement web]. Et je me suis dit « ok ce n’est pas mon stéréotype de la femme masculine ou très fermée etc. Pas du tout, elle est juste « normale » en fait. Et ça oui, pour moi je me suis dit, aujourd’hui, c’est faisable. ». Elle ajoutait : « il en faudrait des centaines des nanas comme ça en fait ! ». En outre, en mai dernier Marjolaine

Grondin a notamment acquis une certaine légitimité en devenant à 28 ans la première entrepreneure française à être intervenue sur la scène de la très médiatisée conférence Facebook F8, « le raout annuel de la plateforme, destiné aux développeurs. »239

237 BODOC Clémence, « « Ce que la Silicon Valley pense des femmes », un état des lieux préoccupant »,

Madmoizelle, [En ligne] http://www.madmoizelle.com/silicon-valley-sexisme-319118, mis en ligne le 3 février 2015, consulté le 23 septembre 2018

238 Ibid.

239 RICHARDIN Anais, « Marjolaine Grondin, seule entrepreneure française sur la scène de la conférence

Facebook F8 » Maddyness, [En ligne] https://www.maddyness.com/2018/05/04/marjolaine-grondin-facebook- f8/, mis en ligne le 4 mai 2018, consulté le 23 septembre 2018

Cette mise en visibilité et partage d’expériences à travers des évènements de femmes qui incarnent la légitimité mais aussi le pouvoir au sein du secteur du numérique permettrait ainsi de ne pas seulement avoir un unique mythe de l’entrepreneur au masculin, mais de l’appréhender au féminin à travers des rôles modèles en tant que « leader féminine » inspirantes et prêtes à partager leur expérience et les clés de leurs succès, en le rendant ainsi accessible à d’autres femmes comme l’exemple de Marjolaine Grondin. Aussi, des figures qui incarnent une certaine légitimité, de par leur titre professionnel commencent à « sortir de l’ombre » et à véhiculer leurs histoires à travers des récits (livre « En avant toutes » de la COO de Facebook Sheryl Sandberg), des déclarations (« IT is not just for geeks »240 de la PDG de Lonovo France,

Elisabeth Moreno ou encore « Next time you are about to call a little girl « bossy », say instead:

she has executive leadership skills » de Sheryl Sandberg) ou encore une forte présence

médiatique.

Celle-ci peut s’illustrer à travers la figure d’Aurélie Jean, scientifique numéricienne de renom qui revendique le fait que le code et l’intelligence artificielle seraient de formidables leviers d’émancipation. Elle est notamment la marraine de la première promotion de l’école d’Intelligence Artificielle de Microsoft et déclarait, lors d’une interview, assumer et revendiquer cette figure de « rôle modèle inspirante » : « Je suis très fière que mon parcours

en inspire d’autres, mais ce que je souhaite avant tout, c’est les aider à réaliser leurs propres rêves. J’ai envie que les étudiantes, de cette école ou d’ailleurs, prennent conscience de leur rôle à jouer dans le monde du code et plus globalement au sein de la société »241. Ainsi, tout

comme des figures charismatiques ont représenté des luttes dans l’histoire du militantisme (de Simon Veil à Martin Luther King), ces figures de rôles modèles inspirantes permettraient de contrebalancer le mythe unique du « self-made man de la tech ». En effet, comme disait Bill Gates, « dans le futur, les leaders sont ceux qui savent donner le pouvoir aux autres. ».

Enfin, nous avons pu étudier précédemment que les initiatives de promotion des femmes au sein du secteur du numérique étaient protéiformes et s’incarnaient non seulement à travers des formes variées de militantismes (actions collectives, individuelles etc.), c’est pourquoi, sans revendiquer un engagement « total » à cette cause, des « simples » messages forts et inspirants peuvent avoir une certaine influence au sein des sphères médiatiques et, in fine, sur les

240 CERTES Nicolas, « Elisabeth Moreno, PDG de Lenovo France : « Il faut avoir des rôles modèles féminins

dans l'IT », Le Monde Informatique [En ligne] https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-elisabeth- moreno-pdg-de-lenovo-france--il-faut-avoir-des-roles-modeles-feminins-dans-l-it-71474.html, mis en ligne le 16 avril 2018, consulté le 24 septembre 2018

241RENAULT Audrey, « La codeuse Aurélie Jean veut attirer les femmes vers l’intelligence artificielle », Cheek

Magazine, [En ligne] http://cheekmagazine.fr/geek/aurelie-jean-intelligence-artificielle-microsoft/, mis en ligne le 20 mars 2018, consulté le 24 septembre 2018

représentations de jeunes femmes, mais aussi sur la vision des hommes vis-à-vis des femmes dans le secteur du numérique.

Car si ce mythe de l’entrepreneur s’est historiquement créé et perdure aujourd’hui, il n’est pas forcément immuable. Aussi, à travers le témoignage qui est intimement lié aux codes du réseau et du militantisme, des femmes défendent leur place au sein de ce secteur de l’entrepreneuriat et du numérique à travers la sphère médiatique pour représenter des « rôles modèles puissants », voire des « leadeuses inspirantes », qui n’incarneraient pas forcément un mythe mais qui seraient inspirantes pour d’autres femmes.

Outre le réseau et la figure du leader(se), promouvoir des rencontres « physiques » entre des femmes du secteur du numérique est notamment une forme d’action que proposent l’association Elles Bougent et la Wild Code School. En effet, l’action collective s’incarne « en ligne » mais aussi « hors ligne » au contact « physique » entre les femmes via des rassemblements.