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La pénurie de femmes dans le secteur du numérique : de l’autocensure via le

2 Imaginaire de la développeuse

2.3 La pénurie de femmes dans le secteur du numérique : de l’autocensure via le

Nous avons pu voir que des stéréotypes genrés pouvaient être véhiculés à travers l’éducation et que ceux-ci pouvaient influencer l’orientation des femmes vers un métier spécifique. Aussi, après avoir fait leur choix d’orientation, les femmes intérioriseraient dans certains cas un sentiment l’illégitimité qui conduirait à de l’autocensure, voire à développer un symptôme dit « de l’imposteur ».

Benoit Le Blanc relatait que « les gens responsables des ressources humaines disent qu’une

carrière menée par une femme n’est pas la même chose qu’une carrière menée par un homme »

en effet, « une femme a tendance à postuler à quelque chose que quand elle est sûre de pouvoir

maîtriser la totalité alors qu’un homme va plutôt prendre ça comme un défi par rapport à son niveau de compétence ». Un phénomène également soulevé par Claudine : « un homme va attendre d’être à 50% de ses compétences pour demander une augmentation tandis qu’une femme va attendre d’être 95% de ses compétences pour demander une augmentation ». S’agit-

il donc d’une peur « typiquement féminine » de prendre des risques qui s’expliquerait par l’éducation reçue ? Pour Marie-Pierre Cuminal il s’agirait plus d’une « crainte de ne pas y

véhiculée par l’éducation, les parents, l’école, l’université ou encore le système scolaire. Ce phénomène peut notamment faire écho à un autre syndrome avancé par les femmes : celui de l’imposteur.

Théorisé en 1970 par deux professeures de psychologie américaines, Pauline Rose Clance et Suzanne Imes, ce syndrome, ou autrement appelé « expérience de l’imposteur », renvoie à « un

ensemble de symptômes causant une détresse intense ou empêchant une personne d’agir normalement »121. Autrement dit, il s’agit d’une difficulté à se valoriser et à reconnaître son

mérite personnel, de peur d’être à tout moment démasqué pour un potentiel manque de compétences. Ce phénomène avait initialement été attribué aux femmes par les chercheuses, qui sont récemment revenues sur cette hypothèse en montrant que les hommes étaient tout aussi susceptibles de relier leur succès « à des facteurs extérieurs à leurs habilités propres »122.

Néanmoins dans le cadre de mes entretiens qualitatifs, j’ai pu remarquer que ce syndrome de l’imposteur était évoqué par trois des interviewées. Comparées aux hommes, les femmes auraient moins confiance en elles ou en leur capacité à accomplir des choses à cause du « syndrome de l’imposteur » comme le relatait par exemple Alix : « J’étais tout le temps dans

des équipes où j’étais la seule designer quasiment et j’ai constamment le syndrome de l’imposteur, j’ai toujours l’impression de ne pas être à la hauteur, de décevoir les gens ». En

effet, le fait d’être la seule femme peut pousser à vouloir se légitimer ou en tout cas à faire du mieux que l’on peut selon Maddy : « dans mon entourage je ne l’ai pas trop ressenti, mais de

moi-même, de vouloir montrer que « j’étais capable de » moi aussi, je sais que je l’ai ressenti et je l’ai fait alors que pourtant mon entourage ne s’y prêtait pas forcément. Mais c’est cette envie de montrer qu’on est une des rares femmes, du coup on veut montrer qu’on est autant capable, et en fait on se prend peut-être trop la tête là-dessus. »

Ce besoin de se légitimer en tant que femmes est notamment relaté par Jacqueline : « c’est à

nous aussi sur le terrain de prouver qu’on vaut quelque chose » et donc de se justifier. Cette

justification serait inconsciente selon elle mais liée au fait d’être la seule femme dans une équipe d’hommes par exemple : « tu es poussée à l’excellence dans ton métier, parce que tu es

une femme, alors que tu n’es pas forcément obligée de l’être dans ton métier. T’as un côté je vais vouloir faire mes preuves mieux que les autres car je suis la seule, parce qu’on peut remettre en question le fait que je sois là. »

121 PATRI, Alexis, « Le syndrome de l’imposteur n’existe pas », Slate, [En ligne]

http://www.slate.fr/story/116703/syndrome-imposteur-existe-pas, mis en ligne le 13 avril 2016, consulté le 10 novembre 2018

Enfin, cette autocensure féminine apparaît statistiquement dans les conclusions de l’étude sur le sexisme dans les formations au numérique réalisée en 2017 par Social Builder. En effet, la moyenne d’âge des jeunes filles est un peu plus élevée que la moyenne d’âge des jeunes garçons, ce qui signifierait selon Lucie, que les jeunes garçons arrivent dans les formations à 18, 19 ans comme si c’était évident tandis que les filles intègrent ces formations après avoir déjà eu des expériences. Selon elle, cela signifierait « qu’elles se sont autocensurées un petit

moment en se disant « oui en fait je vais faire Lettres, je vais bosser ». Après la prise de

maturité, elles feraient tomber les barrières et s’orienteraient ainsi plus tardivement vers ces métiers-là.

Aussi, le milieu professionnel du numérique serait marqué par des clichés et des blagues sexistes qui pourraient être un frein pour les femmes. Bien que présents dans de nombreux métiers, des cas de sexismes ont été recensés plus spécifiquement dans le secteur du numérique au sein de la Silicon Valley, considérée en 2017 comme le « bastion du sexisme » 123,

notamment après des scandales de harcèlement sexuels (affaire de l’ex-PDG d’Uber, Travis Kalanick par exemple). Selon Maddy le sexisme dans le secteur du numérique existe, mais il s’agirait de cas isolés : « Oui j’ai déjà eu à vivre ce genre de cas, mais ça reste quand même

des cas isolés, heureusement. Disons que l’informatique et le numérique ne sont pas des métiers où il y a beaucoup de femmes, mais ce ne sont pas des métiers ou un milieu machiste, comme tu pourrais avoir dans le milieu du bâtiment comme Clara [une participante du Challenge

InnovaTech qui travaille dans ce milieu] nous le racontait par exemple. ». Aussi, Laurette et Fabienne racontaient qu’au sein de leur école il y avait parfois des blagues sexistes mais qu’elles avaient peu ressenti un genre de « sexisme ambiant ». Selon elles, ce sexisme se perçoit surtout quand les femmes sont minoritaires : « pendant la période de sélection à [l’Ecole] 42, il y a

seulement 10% de filles sur 800 personnes et puis on est tous dans la même pièce pendant 30 jours d’affilés donc cela se ressent. ». Néanmoins ce sexisme peut être perçu lors de la

collaboration avec les hommes comme le relatait Mathilde à la Wild Code School : « en

formation avec des garçons, ça se passait très bien et il y avait pas de soucis, après on a été beaucoup sur des projets par équipe et honnêtement oui c’est vrai qu’il y a parfois des hommes qui supportent pas d’être rien qu’à égal avec les femmes et qui ne laissent pas forcément la parole aux femmes », notamment quand il s’agissait de projets en lien avec des « vrais clients ».

123 MOUTOT Anais, « Silicon Valley : Le bastion du sexisme », [En ligne]

https://www.lesechos.fr/25/08/2017/LesEchosWeekEnd/00087-008-ECWE_silicon-valley-le-bastion-du- sexisme.htm, mis en ligne le 25 août 2017, consulté le 10 septembre 2018

Enfin, le fait d’être la seule femme dans une équipe entièrement composée d’hommes peut représenter un frein pour Mathilde par exemple : « ça ne me bloquera pas complètement mais

en même temps ça ne me donnera pas forcément envie d’y aller. ». La peur d’être un peu

« l’alienne de l’équipe » est évoquée par Jacqueline qui ne souhaite pas forcément la parité mais qu’il y ait au moins une femme présente dans l’équipe pour qu’il y ait « un contexte plus

rassurant que d’être uniquement parmi des hommes ». Elle revenait sur une expérience

personnelle à son travail où elle était l’unique femme, et cela faisait vraiment la « meute de

loups » pour elle. Cette ancienne élève de la Wild Code School racontait lors de la table ronde

du Festival Future en Seine que le fait qu’il y ait des quotas de femmes dans les promotions pouvait produire un effet de levier pour en attirer d’autres : « avoir des femmes dans le milieu

c’est ce qui m’a poussé à choisir cette formation spécifiquement. Si on avait dit il y a X candidates, plutôt que de me dire « je vais être dans une classe de barbus avec que des t-shirts de geek (rires) […] ça ne me gêne pas car j’ai des potes comme ça mais le fait de me dire que je vais être toute seule dans le lot, dans la masse, on se dit qu’on va être un peu isolée ».

Synthèse

Nous avons pu constater qu’il existe des stéréotypes péjoratifs qui imprègnent l’imaginaire de l’homme développeur et de la femme développeuse (marginale, asociale…). Ces stéréotypes renverraient à de modèles qui ne favoriseraient pas l’identification des femmes à ces métiers et qui pourraient même les freiner dans le choix de leur orientation. En outre, l’éducation et l’entourage jouent un rôle prédominant dans le sens où ils peuvent véhiculer des stéréotypes de genre (femmes liées à l’affect tandis que les hommes auraient plus leur place dans les domaines scientifiques) et ne favoriseraient pas l’orientation des femmes vers les métiers du numérique. Pis, les femmes intérioriseraient des fausses idées sur leurs compétences et s’autocensureraient dans les choix qui touchent à leur orientation et à leur carrière. Enfin, face à l’imaginaire d’un secteur du numérique essentiellement constitué d’hommes qui serait marqué par des clichés et des blagues sexistes, la solitude et le manque de représentation des femmes dans ce secteur est une problématique centrale. In fine, nous pouvons en conclure que c’est la somme de l’orientation genrée, des représentations stéréotypées et du sexisme qui forment un cumul de phénomènes qui sont des clés de lecture pour comprendre le manque de présence et d’orientation des femmes au sein des métiers du numérique.

Pour répondre à cette problématique, il faut donc faire intervenir plusieurs leviers pour les attirer vers ces métiers. Marie-Pierre Cuminal suggère de jouer sur un premier levier, celui d’un discours d’encouragement : « encourager celles qui ont des doutes, et celles qui ont déjà une

petite envie ou une petite motivation mais qui ont des doutes sur leurs capacités, c’est là qu’il faut les encourager ». Le deuxième levier serait celui de l’accompagnement en les mettant en

contact « avec des femmes qui sont ingénieures, qui ont un parcours assez similaire, qui sont

un peu plus avancées qu’elles et qui vont partager leurs expériences. Je suis persuadée que ce qui manque aussi c’est du marrainage, de l’accompagnement. » Cet accompagnement

permettrait ainsi non seulement de créer un réseau mais aussi de sortir ces femmes d’une solitude qui pourrait être liée au manque de représentation des femmes dans le secteur du numérique. Pour contrer ces phénomènes, nous pourrions supposer qu’il faudrait d’une part augmenter la représentation des femmes dans ce secteur et d’autre part, changer les représentations qui leur sont associées.

Comment donc proposer des modèles « positifs » et inclusifs qui feraient qu’être une femme dans le secteur de numérique ne relèverait plus de l’exception ? Ou du moins comment est-il possible de faire exister une « minorité » dans une « majorité » ? Le levier des « rôles modèles » permettrait-il de reconfigurer la représentation de l’imaginaire des femmes dans le numérique ?

3 Reconfiguration de la représentation des femmes dans le secteur du numérique à travers des