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L’aspect communautaire de la culture geek : de la cohésion d’une communauté à

1. Imaginaire du développeur

1.1 L’aspect communautaire de la culture geek : de la cohésion d’une communauté à

A l’origine, il est important de noter qu’un glissement sémantique s’est produit entre les termes de « geek », « nerd » et « hacker ». Selon Isabelle Collet, « les hackers étaient à l’origine des

informaticiens brillants, passionnés de programmation et de systèmes informatiques. En passant dans le langage courant, il est devenu synonyme de « Craker », c’est-à-dire de pirate informatique. Le terme anglo-saxon de « geek », qu’on pourrait traduire par « fan de

technique » est devenu un terme dont on peut se revendiquer, alors qu’il était péjoratif il y a peu. Enfin, les « nerds » sont les scientifiques asociaux. ».88

La culture geek serait liée à ces trois imaginaires historiques qui font notamment référence au fait qu’avec « l’arrivée massive d’hommes dans l’informatique, de nouvelles représentations

du métier, issues de modèles anglo-saxons, et en particulier empruntées à la science-fiction ou encore aux jeux vidéo »89 sont apparues selon un rapport de Social Builder. Selon ce rapport, la

figure du hacker et celle du geek seraient de plus en plus présentes dans les productions culturelles et auraient « remplacé l’image plus mixte du.de la technicien.ne en gestion des

données, travaillant dans le secteur tertiaire »90 par des stéréotypes d’un garçon « jeune, plutôt

blanc, peu à l’aise dans leurs relations sociales (notamment avec les femmes), s’investissant dans ses activités préférées que seraient l’informatique, les jeux vidéo, les mangas, les séries, la science-fiction, etc. ».91 En effet, ces stéréotypes se retrouvent dans le discours de nos

interviewés : « Si c’est un stéréotype qu’on voit dans les films, le développeur c’est celui qui

mange des pizzas, qui a des lunettes et qui est mal habillé » déclarait Benoit Le Blanc.

Aussi, ces stéréotypes peuvent être perçus comme sexistes, notamment dans l’univers des jeux vidéos qui fait partie intégrante de la culture geek.

Certains jeux vidéo des années 80 et 90 ont été analysés par la vidéoblogueuse et féministe Anita Sarkeesian qui s’est engagée à déconstruire la représentation des femmes dans les médias (avec son compte FeministFrequencysur YouTube) mais aussi à déconstruire les représentations sexistes des personnages féminins dans les jeux vidéos avec le projet Tropes vs.

Women in Video Games réalisé en 2012. Cette série de vidéos met en lumière la manière dont

des clichés sexistes auraient historiquement été associés aux personnages féminins et à leur rôle dans les schémas narratifs de certains jeux vidéos.

Dans la quête du protagoniste, essentiellement masculin, elle a montré comment un imaginaire de « demoiselle en détresse » se retrouvait fréquemment dans la représentation de la femme dans des situations périlleuses dont elle ne peut pas s’échapper. Elle serait dépendante du personnage principal masculin mais aussi représentée comme une femme-objet en tant qu’objectif de la quête du personnage principal masculin (secourir la princesse Peach dans le jeu vidéo Super Mario Bros. par exemple).

88 Ibid p. 28

89LARROQUE Emmanuelle, PACI Paola, PICHOT Laure, Social Builder, Rapport « Sexisme dans les formations

tech et numériques : vrai ou faux ? », octobre - novembre 2017, [Téléchargeable en ligne] https://socialbuilder.org/wp-content/uploads/2017/11/Cliquez-ici-pour-lire-l%C3%A9tude-compl%C3%A8te- 5.pdf, consulté le 20 juillet 2018, p18.

90 Ibid. 91Ibid.

L’incarnation des personnages féminins passerait notamment par des stéréotypes qui lui seraient associés : un personnage vulnérable, une victime naturellement faible, qui est toujours en danger et qui ne peut se protéger par ses propres moyens. Soit une relation de dépendance à l’égard de l’homme qui est construite dans cet imaginaire de « demoiselle en détresse ». Sans généraliser ces incarnations à l’ensemble des jeux vidéos produits historiquement, Anita Sarkeesian a mis en avant les répercutions et influences que peuvent avoir ces représentations dans les imaginaires d’un public jeune et adulte ainsi que dans la diffusion et la naturalisation d’une certaine forme de sexisme à travers ces stéréotypes (femmes victimes, hypersexualisées etc.). Nous étudierons plus particulièrement ces représentations sexistes dans les jeux vidéos ainsi que les enjeux de pouvoir liés à ces imaginaires dans la deuxième partie de notre développement. Notre objectif étant ici de voir si les représentations associées à cette culture geek peuvent s’avérer être « excluantes » pour les femmes qui souhaiteraient s’orienter vers les métiers du numérique.

Pour Isabelle Collet, cette image stéréotypée de l’informatique peut coïncider en grande partie avec le stéréotype de la masculinité́ hégémonique (Connel, 2005) car elle « s’apparierait » mal avec les valeurs supposées féminines. Elle s’appuie sur les constatations du psychologue Michel Huteau qui voyait l’expression des préférences professionnelles comme « essentiellement considérée comme le résultat d’une activité de comparaison effectuée par

l’individu entre la représentation qu’il a de lui-même et celle qu’il se fait du monde professionnel »92 pour conclure que cette identification serait donc plus difficile pour les

étudiantes que pour les étudiants de s’imaginer dans la peau d’un-e futur-e développeur-se.

Nous avons donc cherché à savoir si pour nos interviewés, cette culture — ou des aspects de cette culture — pouvaient être perçus comme un frein pour les femmes qui souhaiteraient s’orienter vers les métiers du numérique. Marie-Pierre Cuminal, responsable pédagogique à l’EPF, une école d’ingénieur à Montpellier, acquiesce : « Il me semble oui. En tout cas c’est les

retours qu’on entend des étudiants. ». Elle relativise en expliquant que ce n’est pas la culture

geek en elle-même qui est « répulsive » pour les femmes qui souhaiteraient s’orienter vers les métiers du numérique, mais plutôt une fausse idée que les étudiantes intériorisent : « c’est

simplement une fausse idée qui fait que ce ne sont pas ces filières-là qu’elles vont choisir car elles pensent qu’elles ne sont pas adaptées pour elles et qu’elles n’ont pas le background nécessaire ». Elle ajoute que le numérique n’est pas forcément lié à cette culture geek et qu’il

92HUTEAU Michel, « Les mécanismes psychologiques de l'évolution des attitudes et des préférences vis-à-vis

serait « beaucoup plus vaste que cela » mais que les différents métiers et domaines possibles restent « non pas méconnus mais mal connus ».

Un phénomène qui avait été constaté par Isabelle Collet : « en comparant le stéréotype de

l’informaticien-hacker avec la réalité des métiers des STIC93 d’aujourd'hui, on peut mesurer le

décalage entre cet imaginaire et la réalité des métiers dans ce domaine. Toutes les activités des STIC : la création de site, l’automatisation de systèmes d’informations, la formation technique aux utilisateurs, la maintenance, le déploiement des réseaux, la vente de produits spécialisés, la formation sur ces mêmes produits... qui nécessitent des compétences à la fois techniques et sociales ne font pas partie de « l’informatique » dans l’esprit des étudiant-e-s ni dans celui du grand public. »94

Pour Maddy, Unified Storage Engineer chez Dell EMC, la culture geek est “présente nulle part

et partout à la fois”. Elle se revendique comme faisant partie de cette culture geek et relativise

la peur que peut provoquer cette culture pour les femmes ainsi que l’imaginaire qui est associé à la figure du geek : « Disons que je suis moi-même dans la culture geek donc ça c’est pas

quelque chose qui m’a fait peur au départ mais pour avoir été confrontée à des geeks autour de moi, c’est pas les geeks qu’on aurait pu imaginer il y a dix ou quinze ans, la culture geek est présente partout en fait, et nulle part à la fois. C’est-à-dire que oui par exemple, dans tous les hommes que j’ai pu avoir dans ma promo, trois ou quatre étaient vraiment le geek comme on peut se l’imaginer en plus d’être passionné d’informatique, d’être passionné de jeux vidéo, ou ce genre de chose mais ce n’est pas un repoussoir. Après est-ce que d’un point de vue extérieur ça l’est, peut-être. Malheureusement c’est un peu l’image qu’on s’en fait mais c’est peut-être dommage de s’arrêter à ça mais oui c’est possible qu’effectivement ça puisse refroidir. »

C’est notamment le cas de Laurette de l’École 42 qui ne se revendique « pas du tout geek », ou en tout cas qui aurait « peu de cette culture », n’ayant que « joué qu’à quelques jeux vidéo » et « suivi un peu les Marvel ». Elle met notamment en avant le lien entre la culture geek et la représentation stéréotypée de la femme via l’hypersexualisation de leurs corps : il y aurait « un

peu les stéréotypes des femmes qui sont super fines avec des gros seins et des grosses fesses etc. Mais bon, on fait avec. ».

Enfin, pour Mathilde, le fait de partager des centres d’intérêt avec des hommes à travers cette culture peut favoriser l’intégration avec les professionnels du milieu du développement web, d’autant plus si la personne est une femme selon elle. Pour elle, le fait de ne pas partager la

93 Sciences et Technologies de l’Information et de la Communication

94COLLET, Isabelle, « Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique », p.31, dans tic&société, Vol. 5,

culture geek « t’exclura dans le code oui. Forcément, il te faudra cette culture geek. » Néanmoins, comme Maddy, elle met en avant un certain changement dans sa vision du développeur suite à sa formation à la Wild Code School et à de nombreux échanges avec les autres élèves : « il y a une perméabilité qui est possible aujourd’hui et que je m’imaginais pas

du tout avant. »

Ces réponses relativisent ainsi l’impact de cette culture geek, qui doit être vue plutôt comme une « subculture, avec ses codes et ses références, dont certains sont sexistes, même s’ils ne

sauraient représenter la culture dans son ensemble. »95. Effectivement, cette culture geek fait

partie du secteur du numérique, néanmoins elle n’est pas figée et demeure en mouvement et en construction.