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De la technologie au cyberféminisme : Le clitoris comme lien direct vers la

1. Du féminisme au cyberféminisme

1.1 De la technologie au cyberféminisme : Le clitoris comme lien direct vers la

En 1984, la biologiste et philosophe Donna Haraway publiait le « Manifeste cyborg » (« A

Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century »), un essai féministe considéré comme le texte fondateur du cyberféminisme,

internet et dans les technologies numériques »189. Dans ce manifeste, elle déconstruit

l’opposition faite entre le féminin et la technologie à travers le mythe du cyborg qui permettrait de dépasser les déterminations naturelles (femmes liées à l’émotion, hommes liés à la raison) et représenterait une capacité d’action individuelle et collective à travers une forme d’empowerment, voir de « déterminisme technologique ». Elle explique que le mythe du cyborg permettrait de rejeter le cloisonnement des frontières qui séparent l’humain de l’animal et l’humain de la machine, ceci grâce à l’évolution technologique : « Le cyborg ne rêve pas de

communauté sur le modèle de la famille organique, cette fois sans le complexe œdipien. Le cyborg ne reconnaîtrait pas le Jardin d'Eden ; il n'est pas fait de boue et ne peut pas rêver de retourner à la poussière. »190. A l’instar du mythe du « développeur tout puissant » que nous

avons précédemment étudié, Donna Haraway, développe dans le contexte de l’émergence d’Internet, l’utopie selon laquelle il s’agirait d’un espace non-sexué où les utilisateurs seraient égaux et jugés par leurs actes et non pas leur genre, soit un « espace libre où l’anonymat ferait

de tous des membres androgynes d’un monde virtuel hermaphrodite »191. Le cyborg représente

ainsi un être hybride directement inspiré de la science-fiction et des transformations technoscientifiques liées à la robotique ou encore à l’intelligence artificielle. Il relève ainsi initialement « des mondes masculins hautement technologiques et militaires, incarnant les

mythes prométhéens d’une science capable de produire ses propres chimères artificielles »192.

A travers ce mythe, Donna Haraway a souligné l’importance que les femmes soient parties prenantes de la révolution technologique et a posé les bases du courant qu’on appelle aujourd’hui le cyberféminisme.

En outre, ce courant de pensée lié à l’articulation entre les codes du cyberespace naissant et du féminisme « radical », prend un sens plus pratique en 1991 à travers le mouvement autoproclamé de « cyberféministe » qui s’incarne notamment à travers une phrase phare du « Manifeste cyberféministe pour le XXIème siècle » publié par le collectif Australien VNS Matrix : « Le clitoris est le lien direct vers la Matrice ». Ce courant qui voit la technologie comme une opportunité pour accéder à l’égalité des sexes s’est incarné à travers la notion d’un réseau « à occuper », que les initiatives que nous avons pu étudier occupent notamment.

189 Wikipédia, « Cyberféminisme », [En ligne] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyberf%C3%A9minisme, consulté le

25 septembre 2018

190 HARAWAY Donna, « Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle

», p. 17, Mouvements, n°45-46, 2006

191 EVENO Flora, « Cyberféminisme : le combat en héritage », RTBF, [En ligne]

https://www.rtbf.be/culture/dossier/chroniques-culture/detail_cyberfeminisme-le-combat-en-heritage-flora- eveno?id=9209009, mis en ligne le 9 février 2018, consulté le 25 septembre 2018

192 GARDEY Delphine, « Cyborg », Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux. La

Néanmoins dans le cas du cyberféminisme, il s’agit d’un engagement ancré dans des « alliances

et associations ponctuelles et pour une redéfinition du féminisme qui passe par les pratiques, qu’elles soient artistiques ou militantes. »193. A l’encontre des pionnières du cyberféminisme,

elles décident de véhiculer leurs idées et leurs représentations au sein du cyberespace. La philosophe Rosi Braidotti relatait par exemple en 1996 : « Nowadays, women have to undertake

the dance through cyberspace, if only to make sure that the joy-sticks of the cyberspace cowboys will not reproduce univocal phallicity under the mask of multiplicity. »194. L’objectif était alors

non pas de condamner les technologies en elles-mêmes mais de les investir pour « troubler et

remanier les relations de pouvoir qui les constituent. » Une revendication qui s’illustre

particulièrement dans le mot « cyberféminisme » : « en ralliant « cyber » et « féminisme », deux

termes jadis antithétiques, elles prennent acte d’une réalité et d’un imaginaire naissant et s’emparent, à leur tour, du Web »195.

Enfin, le courant du cyberféminisme se caractérise par la revendication de ne pas se limiter à être binaire ou excluant dans sa définition. En 1997, lors de la première conférence internationale cyberféministe en Allemagne, le Old Boys' Network (OBN), pivot central de la réflexion cyberféministe refuse de se définir comme une « école de pensée » et rédige les « 100 Anti-Thèses du Cyberféminisme »196 qui proposent des règles multilingues et non restrictives

qui font du cyberféminisme « une célébration de la multiplicité ». Cette diversité théorique s’incarne à travers des antithèses plurielles : « le cyberféminisme n’est pas juste une utilisation

des mots sans connaissance des nombres », soit un engagement technologique et théorique, « le cyberféminisme n’a pas qu’un langage unique » (« cyberfeminism is not a fashion statement/sajbrfeminizm nije usamljen / cyberfeminism is not ideology, but browser / cyberfeminismus ist keine theorie / cyberfeminismo no es una frontera »), c’est-à-dire qu’il

symbolise un mouvement international comme internet. Il s’incarne aussi à travers des antithèses fantaisistes telles que « Cyberfeminismo es no una banana ».

Enfin, le cyberféminisme incarne une réaction au « pessimisme de l’approche féministe des

années 1980 qui insistait sur le caractère intrinsèquement masculin de la techno-science » et

notamment sur la perception que les nouvelles technologies internet seraient des « toys for

193 CORTOPASSI Gina, « Petite histoire (non exhaustive) du cyberféminisme », Galeriegalerieweb – Silicon

Vallée, [En ligne] http://www.galeriegalerieweb.com/wp-

content/uploads/2016/12/siliconvallee_petitehistoire.pdf, mis en ligne le 18 décembre 2018, consulté le 25 septembre 2018

194 Ibid. 195 Ibid.

196 Wikipédia, « Cyberféminisme », [En ligne] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyberf%C3%A9minisme, consulté le

boys »197. Il s’agit ainsi d’un mouvement féministe en réaction à l’hégémonie masculine et à la

puissance associée à celle-ci historiquement au sein des nouvelles technologies de l’information et de la communication, soit « un moyen de redéfinir la conjonction des identités, des sexes,

des corps et des technologies, plus spécifiquement quand ils sont liés à une dynamique de puissance » pour la cyberféministe Carolyn Guertin.

Cette promesse et utopie féministe d’émancipation et d’empowerment via les nouvelles technologies est néanmoins à relativiser aux vues des cas de harcèlement en ligne dont sont parfois victimes les femmes sur Internet qui retrouve des traces de la société patriarcale. En effet, au fur et à mesure de la massification des usages et de la démocratisation d’Internet, « le cyberféminisme a plus ou moins disparu, rejoignant l’archéologie du Web, et ne demeurant

que dans la mémoire de quelques cyberactivistes ou dinosaures des réseaux. »198. Née à

l’époque des imaginaires de la contre-culture américaine des années 60, Internet représentait à cette époque le mythe fondateur d’une promesse d’exil et de dépaysement radical (indépendance séparée du monde réel avec les logiciels libres, l’intelligence collective, la liberté d’expression, la gouvernance horizontale etc.) ou encore « l’articulation d’un protocole

technique, d’une culture de l’échange et de l’innovation collective. »199 selon le sociologue

Dominique Cardon. Considéré comme un espace de créativité artistique et de revendications d’idées politiques ou féministes, cette promesse de « formes inédites de partage du savoir, de

mobilisation collective et de critique sociale »200 s’est amenuisée au fur et à mesure de la

massification des usages d’Internet et qu’il soit devenu un espace marchand. Le Web permet aujourd’hui de mener une lutte féministe en ligne classique (sites d’associations, pétitions en ligne etc.) mais le Web ne serait qu’un « média, un espace qui sert à mener des campagnes […]

on est très loin d’un mouvement qui aurait fait usage des possibilités de la technologie en elle- même. »201.

En outre, il n’incarne pas cet espace rêvé d’émancipation pour les femmes (machismes, insultes sur les réseaux sociaux etc.). En proie aux désillusions, ce mouvement s’est ainsi essoufflé, néanmoins il commence à être réhabilité peu à peu de nos jours et se redéfinit à travers des pratiques artistiques mais aussi militantes actuelles.

197 Ibid.

198 DE LA PORTE Xavier, « Être une femme en réalité virtuelle : renouveau du cyberféminisme », Le Nouvel

Observateur, [En ligne] https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-nos-vies-connectees/20161107.RUE4181/etre- une-femme-en-realite-virtuelle-renouveau-du-cyberfeminisme.html, mis en ligne le 7 novembre 2016, consulté le 25 septembre 2018

199CARDON Dominique, La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, coll. « La république des

idées », 2010, p. 50

200 Ibid. 201 Ibidem.