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Les cadres, une catégorie socioprofessionnelle en proie à de profondes mutations

1. Q UI SONT LES CADRES ?

Le statut légal des cadres est une particularité française surprenante pour de nombreux étrangers. Nous présenterons ici les origines du statut puis nous reviendrons sur la construction du « salariat de confiance » incarné par les cadres en tant que groupe social.

CHAPITRE III. Les cadres, une catégorie socioprofessionnelle en proie à de profondes mutations

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1.1. Le statut cadre, à la recherche d’un définition

La situation des cadres français découle d’un statut très spécifique. Pourtant les frontières de ce statut sont à géométrie variable. Selon Jues (1999) l’ambiguïté de ce statut tient au fait qu’il est difficile d’en donner une définition unique. De fait, cet auteur distingue au moins cinq sources de définition possibles :

1. Les arrêtés Parodi de 1945-46 : ces textes très innovants concernent tous les salariés du commerce et de l’industrie. Ils établissent une classification correspondant aux catégories professionnelles : ouvriers, employés et « employés supérieurs » qui furent pour la première fois dénommés « cadres ». Ces arrêtés fixaient les appointements minima des ingénieurs et cadres ; une circulaire d’application précisait que le terme « cadres » concernait les « les collaborateurs qui, par délégation de l’employeur, ont

dans l’entreprise, des fonctions de commandement ».

2. La convention collective de retraite de 1947 : Cette convention inclut, en plus des

ingénieurs et cadres, les « assimilés cadres », c'est-à-dire « les employés, techniciens et agents de maîtrise dont la côte hiérarchique est égale ou supérieure à 300 ». Cette « assimilation » concerne les régimes de retraite mais ne donne pas aux bénéficiaires les mêmes avantages au niveau du contrat de travail.

3. Les conventions collectives établies dans le cadre de la loi du 11 février 1950 : Elles

renforcent et améliorent les prescriptions du code du travail. Chaque convention collective (de branche) définit l’échelle des coefficients applicables aux cadres. Il existe donc des variations importantes dans l’attribution des coefficients et donc du statut cadre. Par exemple dans le secteur bancaire, les coefficients sont beaucoup plus élevés que dans l’industrie chimique.

4. Les critères de l’INSEE : ils sont plutôt restrictifs, l’intitulé « cadre » est réservé aux titulaires de cette appellation dans les conventions collectives. La distinction entre « cadres et professions intellectuelles supérieures » et « professions intermédiaires » a permis d’exclure certains « cadres moyens ». De plus, l’approche est affinée par la distinction « cadres d’entreprise » et « cadres de la fonction publique ».

5. La jurisprudence : en cas de conflit entre l’employeur et le salarié qui revendique le statut cadre du fait de sa fonction réelle dans l’entreprise, c’est la Cour de Cassation qui tranchera.

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80 Force est de constater qu’en pratique, il n’existe aucune définition du cadre dans le code du travail. Les différentes sources de définition possibles de ce statut renforcent son ambiguïté et le décalage insurmontable entre la catégorie cognitive (la représentation mentale que nous avons d’un cadre), les catégories issues des conventions collectives et la catégorie statistique définie par l’INSEE (Pochic, Selz, 2004). Selon l’expression de Gadea (2003), la définition des cadres demeure une « énigme sociologique ». Le statut cadre tel qu’il est définit dans les arrêtés Parodi fait explicitement référence au « commandement », c'est-à-dire aux fonctions de management. En revanche les définitions des conventions collectives et de l’INSEE incluent les cadres hiérarchiques et les « cadres fonctionnels, qui n’ont pas forcément de

personnes sous leurs ordres mais dont la fonction implique des responsabilités techniques »

(Jues, 1999). Finalement, on est cadre si la convention collective l’indique (de part son niveau de diplôme ou le poste occupé) ou si le contrat de travail le spécifie.

Aujourd’hui, le statut « cadre » différentie ces salariés dans au moins trois grands domaines :

9 Le régime de retraite, 9 Les régimes de prévoyance,

9 Les mesures relatives au contrat de travail (période d’essai, modalité de licenciement, indemnité de départ).

Au-delà de l’appartenance à des catégories spécifiques au regard des régimes de retraite ou des conventions collectives, être cadre en France renvoie avant tout à un ensemble de représentations symboliques.

1.2. La construction d’un salariat de confiance

1.2.1. Les origines des cadres

La notion de « cadre » est utilisée dès la fin du XVIIIe siècle, mais elle reste cantonnée à

un emploi strictement militaire. C’est au cours du XXe siècle que le terme « cadre » s’enracine dans un emploi civil pour désigner les salariés exerçant des fonctions de commandement dans le secteur public ou privé (Grelon, 2001).

Les premiers organismes représentatifs des cadres apparaissent dans l’entre deux guerres mais les catégories restent assez disparates, ce sont des ingénieurs des grands corps d’état, des chefs d’atelier, des techniciens, des dessinateurs, des contremaîtres, des cadres administratifs

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81 et financiers issus de formations commerciales, juridiques ou en sciences politiques (Grelon, 2001). Selon Boltanski (1982), la constitution des cadres en tant que groupe prétendant à une reconnaissance officielle remonte aux années 1930 et s’est cristallisée au moment des grèves de 1936.

Les cadres se structurent peu à peu pour se faire une place entre les catégories ouvrières et le monde patronal, selon une double orientation marquée par la crise et la volonté d’affirmer leur spécificité, leur rang et les compétences spécifiques qu’ils détiennent afin d’éviter la déqualification professionnelle et le déclassement social (Grelon, 2001). C’est ainsi que va naître la Confédération Générale des Cadres en 1944.

En parallèle, le nombre de cadres ne va cesser de croître sous l’effet conjugué de l’augmentation de la taille des entreprises et des besoins grandissant de main d’œuvre qualifiée dans les fonctions de gestion de la production, d’organisation du travail et d’encadrement des hommes (Grelon, 2001).

1.2.2. Un « pacte de confiance » avec l’entreprise

Dans les années 1970, le statut cadre est particulièrement attractif, il incarne une certaine réussite sociale (Boltanski, 1982). Selon Boltanski (1982), « l’invention des cadres » comme classe sociale résulte d’un processus historique. Il estime en effet qu’une classe sociale n’existe que si ses représentants partagent un sentiment d’appartenance à un même groupe. C’est donc à partir de la construction institutionnelle, politique et symbolique de la catégorie cadre que l’on peut comprendre son unité symbolique en dépit d’une grande diversité : « Il s’agit bien d’un groupe « flou » et qui portant ne se disloque pas, mais se

perpétue selon des trajectoires diverses » (Boltanski, 1982, p.119). Le cadre est d’abord un

relais dans la chaîne de commandement, traditionnellement, les cadres échangent leur loyauté contre la sécurité de l’emploi et une promesse carrière (Bonnet-Polèse, 2003). Ils constituent un salariat de confiance (Bouffartigue, 2001a).

Le terme de « salariat de confiance » fait ressortir la dualité de la position des cadres dans l’entreprise : en tant que salariés, les cadres sont en position de subordination, mais, en tant que travailleurs de confiance, ils disposent de formes spécifiques d’autonomie dans l’exercice de leur activité. Selon Bouffartigue (2001a, p.38) « cette autonomie repose soit sur

la délégation dans la mise en œuvre d’une fonction hiérarchique, soit sur la détention d’une expertise technique. Elle suppose une adhésion minimale aux finalités et aux valeurs de

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l’organisation qui les emploie, dont un des ressorts essentiel est l’existence d’une carrière ».

Le rôle du cadre se caractérise par son autonomie, sa disponibilité vis-à-vis de l’organisation et la relative opacité de son emploi du temps (Bonnet-Polèse, 2003).

1.3. La montée des cadres

La première évolution très marquante de la catégorie socioprofessionnelle des cadres a été sa montée en puissance rapide. Les cadres et les professions intermédiaires apparaissent comme les catégories socioprofessionnelles ayant connu l’expansion la plus forte depuis la fin de la seconde guerre mondiale (Bouffartigue, Gadéa, 2000). Les effectifs des cadres et des professions intellectuelles supérieures auraient été multipliés par six entre 1950 et 1999 (Bouffartigue, Gadéa, 2000). Ils constituent 14.7 % de la population active française en 2005 (INSEE, 2005), contre 14.1 % en 2003, 13.1 % en 1997 et 8.7% en 1982. Ainsi, la population cadre a connu une croissance particulièrement forte au cours des années 1980 (Jues, 1999), elle continue de croître mais à un rythme moins soutenu depuis le début des années 1990.

La catégorie de l’INSEE « cadres et professions intellectuelles supérieures » inclue les professions libérales qui, par définition, ne correspondent pas à un emploi salarié. En retirant les professions libérales, en 2005 les cadres représentent 13.3 % de la population active.

Les cadres et professions intellectuelles supérieures en 2005

En milliers Femmes Hommes Ensemble

Part des femmes en %

Total des actifs occupés 11 425 13 496 24 921 45,8%

Cadres et professions intellectuelles

supérieures 1 317 2 343 3 660 36,0 %

En % des actifs occupés 11,5% 17,4% 14,7%

dont : Professions libérales 132 214 346 38,1%

Cadres de la fonction publique 139 231 370 37,5%

Professeurs, professions

scientifiques 375 342 717 52,3%

Professions de l’information, des

arts et des spectacles 106 126 232 45,7%

Cadres administratifs et

commerciaux d’entreprises 404 619 1 023 39,5%

Ingénieurs et cadres techniques

d’entreprises 161 811 972 16,5%

Figure 7 : Les cadres et professions intellectuelles supérieures en 2005

Champ : France métropolitaine, actifs occupés de 15 ans et plus. Source : Insee, enquêtes emploi 2005

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83 Les créations d’emplois cadres s’explique par le glissement des activités vers le tertiaire, le développement des fonctions informatiques, recherche et études (Bouffartigue et Gadéa, 2000).

L’augmentation continue du nombre de cadres a contribué à remettre en cause l’unité théorique et symbolique du groupe en tant que catégorie sociale (Bouffartigue, 2001b). En outre, la relation de confiance entre les cadres et l’entreprise est ébranlée par une redéfinition plus contractuelle des rapports de travail et la diversification de cette catégorie socioprofessionnelle, notamment sa féminisation. Selon Bouffartigue et Gadéa (2000) : « si le

groupe des cadres a pu incarner en France une figure historique du salariat de confiance, les frontières de celle-ci sont aujourd’hui brouillées, sous le double effet de la déstabilisation multidimensionnelle des cadres comme des métamorphoses plus larges du salariat » (p.36).

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