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Le temps de travail, l’insaisissable objet du débat

3. L E TEMPS DE TRAVAIL , L ’ INTROUVABLE MESURE

Les « dé-standardisation » et recompositions des emplois et des horaires de travail questionnent la pertinence de la mesure traditionnelle du temps de travail. Nous présenterons ici le cadre juridique de définition du temps de travail et du temps personnel ; puis nous reviendrons sur les limites de ces définitions et les difficultés pratiques qu’elles suscitent.

3.1. Travail effectif et temps personnel

Le travail effectif

La notion de temps de travail est l’instrument, la base, de la séparation entre temps de travail et temps hors travail. Sa réglementation croissante a eu deux conséquences majeures d’un point de vue juridique. Tout d’abord parce qu’il s’agit de règles d’ordre public, un contrôle est nécessaire, la législation sur le temps de travail a été à l’origine de la création de

l’inspection du travail (Grossin, 1992). Ensuite, le temps de travail est devenu un instrument essentiel de mesure du travail et de sa rémunération (Morin, 2000). En résumé, le temps de

travail contrôle et mesure le travail.

Les lois Aubry ont ravivé les débats sur ce qu’est le temps de travail. La jurisprudence de la Chambre Sociale de la Cour de Cassation propose une définition du temps de travail s’appuyant sur les notions de vie personnelle et de travail effectif.

Le travail effectif – notion aussi vielle que le droit du travail – est explicitement définit pour la première fois dans l’article 5 de la loi du 13 janvier 1998 (Waquet, 1998) : « La durée

du travail effectif est le temps durant lequel le salarié est à disposition de son employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ».

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37 Le législateur propose trois critères permettant de définir le temps de travail effectif :

• Le critère de subordination : le salarié exerce une activité qui le lie à son employeur par un contrat de travail (un contrat de subordination) ;

• Le critère de travail commandé : le salarié effectue une tâche qui lui a été ordonnée par son employeur, ou en lien avec son emploi ;

• Le critère de disponibilité : le salarié est à disposition de son employeur.

Le droit ne définit donc pas le temps de travail en faisant référence au contenu de l’activité « travail », mais grâce à d’autres critères qui sont : la disponibilité, la subordination et (enfin) le travail commandé par l’employeur. Juridiquement, le temps de travail est le temps de la relation avec l’employeur, relation directe (mobilisation « physique » du salarié à un endroit donné) ou indirecte (mobilisation intellectuelle : on effectue une tâche pour l’employeur, peu importe le lieu). Ray (2001, 2002) remarque que la jurisprudence tend de plus en plus à utiliser le seul critère du travail commandé pour définir le temps de travail.

Le temps personnel

Pour désigner la part inaltérable de liberté que conserve le salarié, malgré le lien de subordination qui l’unit à son employeur, la jurisprudence a longtemps employé le terme de « vie privée ». L’utilisation de ce terme a cependant été abandonnée car la protection de la « vie privée » concerne uniquement l’intimité de la vie privée, et non pas les actes dits publics, tels l’achat d’une voiture, d’une maison, etc. Le terme « vie privée » est désormais réservé à la protection de l’image, du domicile, de la correspondance et de la vie relationnelle (Waquet, 1998).

Quant à l’expression « vie extra professionnelle », si elle présente l’intérêt de désigner l’ensemble des actes de la vie publique ou de la vie privée stricto sensu ; elle laisse de côté des actes qui, bien qu’effectués pendant la durée du travail et dans l’entreprise, relèvent néanmoins de la liberté du salarié et ne correspondent pas à une instruction ou un ordre de l’employeur : par exemple prendre un médicament sur son lieu de travail, aller aux toilettes… (Waquet, 1998).

La notion, plus large, de vie personnelle inclut au sens juridique l’ensemble du comportement du salarié, qu’il relève de l’intimité de la vie privée ou du comportement public, qui échappe à l’autorité de l’employeur, pendant ou en dehors de la durée du travail. Le droit français inclut donc des moments de « vie personnelle » dans l’activité des salariés au sein même de l’entreprise.

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38 Nous utiliserons donc les termes de vie personnelle et de temps personnel au sens défini par la Chambre Sociale de la Cour de Cassation depuis 1996.

3.2. La théorie à l’épreuve de la pratique

Les limites du travail effectif

Les définitions du temps de travail effectif et de la vie personnelle, qui paraissent claires, laissent pourtant subsister des ambiguïtés. Au regard de la loi, le salarié en période de travail effectif est à la disposition de son employeur, exécute une tâche commandée par celui- ci et ne dispose d’aucune latitude pour vaquer à des occupations personnelles. A contrario, le salarié n’est pas en période de travail effectif s’il fait ce qu’il veut et jouit pleinement de sa liberté, si sa vie personnelle est entière.

Cette manière radicale d’envisager la relation de travail comporte des avantages certains pour l’entreprise et pour le salarié. Si ce dernier est entièrement absorbé par sa tâche, pendant la période de travail effectif, il sera productif et rentable pour l’entreprise. A l’inverse, lorsqu’il n’est pas en période de travail effectif, le salarié jouit d’une totale liberté, il peut alors profiter sans limite de sa vie personnelle, de la possibilité de se reposer ou d’avoir des activités culturelles, sportives, associatives ou politiques qui lui plaisent. La séparation entre temps personnel et temps professionnel est donc censée protéger également les intérêts de l’employeur et ceux du salarié.

Dans la pratique, les situations sont souvent plus complexes. En droit et de fait, les périodes de travail effectif comportent des éléments de vie personnelle. Quant à la vie personnelle, elle est également parasitée, à divers égards, par le travail ou des impératifs nés du travail. Ni le législateur ni le juge, n’ignorent ces imbrications.

Par exemple, la loi exclut explicitement les repas du temps de travail effectif. Cependant deux arrêts de 1998 posent que « durant la pause casse-croûte les salariés restent en

permanence à disposition de l'employeur » de sorte que cette pause constitue un travail

effectif. Toutes les pauses ne sont donc pas équivalentes, la loi considère traditionnellement qu'il s'agit de temps de travail effectif, sauf dans le cas de pauses abusives (l’abus posant aussi un problème de définition). La notion de travail effectif est donc extensible et est loin de se cantonner au simple travail productif (pour lequel le salarié est absorbé à 100% par sa tâche).

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39 Le travail effectif inclut des périodes de travail non productif mais durant lesquelles la mise à disposition du salarié ne cesse pas réellement.

Ainsi, les cas litigieux sont nombreux et souvent laissés à l’appréciation du juge. Que dire des repas d'affaires que de nombreux cadres doivent prendre ? Si, comme le suggère le conseiller doyen de la Chambre Sociale de la Cour de Cassation, ce temps de repas correspond à un travail effectif, alors le temps de travail effectif de la plupart des cadres atteindrait des proportions sans commune mesure avec la durée légale du travail.

La notion de temps de travail effectif est donc loin de couvrir l’ensemble des situations auxquelles les salariés peuvent être confrontés. Elle est par nature incomplète. Le modèle de production industriel s’est, somme toutes, bien accommodé de cette incomplétude. Cependant, face aux évolutions du travail, les décalages entre le droit et les pratiques semblent de plus en plus profonds.

Une simplicité illusoire

L’arsenal juridique mis en place pour compter et limiter le temps de travail est d’abord une protection du salarié contre un empiétement excessif du travail sur sa vie personnelle. Mais il vise aussi à protéger le salarié contre lui-même, c’est-à-dire contre une tendance naturelle à travailler plus pour améliorer sa rémunération, ou pour d’autres raisons d’ordre sociologique ou psychologique. Le législateur considère donc qu’il s’agit d’un ordre public absolu auquel il ne peut être dérogé, même sous le prétexte d’être favorable au salarié. Pour se faire, ont été inventés l’obligation de repos (Waquet, 2000) et le droit « d’avoir une vie

personnelle conforme à ses goûts », qui sera repris par la Cour de Justice des Communautés

Européennes.

L’effort législatif et conventionnel a été constant dans le sens de la limitation de la durée de la journée de travail, de la semaine de travail (congés hebdomadaires), de l’année de travail (congés payés) et de la vie au travail (retraite). Il a pris des formes nouvelles avec l’aménagement du temps de travail, la modulation, l’annualisation, etc. Pourtant, le droit du travail ne peut ignorer les nouvelles questions qui se posent, avec l’arrivée notamment des moyens techniques de communication qui permettent d’abolir les distances et d’établir une relation permanente entre le salarié et l’entreprise. Pour de nombreux salariés, notamment des cadres, les limites de leur activité sont mal définies et les heures supplémentaires ne sont pas forcément payées (Bouffartigue, 2001b).

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40 Selon Ray (1998, 2000), nous vivons aujourd’hui une situation paradoxale : la vie personnelle du salarié n’a jamais été mieux reconnue et mieux protégée par la loi et la jurisprudence, alors que les salariés modernes, et en particulier les cadres, subissent des contraintes, tels les moyens de communication, subtiles et difficiles à cerner par le législateur, qui prolongent l’influence et le poids du travail.

3.3. Critiques et limites de la notion de temps de travail

Notre conception du temps de travail, qui semble aller de soi, est historiquement datée est a fait l’objet d’âpres luttes pour être imposée (Terrsac, Tremblay, 2000). Elle est sous- tendue par un paradigme du temps quantitatif, linéaire, décontextualisé, universel et est toujours fortement liée à un mode de production de type industriel. D’autre part, cette conception du temps de travail est aussi fondée sur une certaine idée du travail : masculin, ouvrier et réservé aux activités de production rémunérées (Terssac, Tremblay, 2000).

Mais la donne a changé. Le modèle industriel de décompte du temps de travail, issu de ce paradigme temporel, est mis à l’épreuve des évolutions du travail et des nouveaux modes de production (Lojkine, Malétras, 2002).

En premier lieu, les services ont aujourd’hui pris le pas sur l’industrie, les professions intellectuelles, le « travail informationnel » deviennent la norme. Comme le résument Lojkine et Malétras (2002) « le travail a changé mais pas sa mesure ».

En second lieu, les représentations ancrées dans la division sexuelle du travail se heurtent à la féminisation massive et durable du marché du travail. Les individus sont soumis à une pluralité de temporalités, leurs pratiques ne peuvent être emprisonnées dans le seul cadre du travail (Terssac, Tremblay, 2000).

Enfin, la notion de temps de travail comme mesure renferme, en les confondant, les deux aspects du temps : le temps mesuré par les horloges et le temps vécu par l’individu, qui peuvent varier de façon relativement indépendante (Terssac, Tremblay, 2000). Ainsi, le temps de travail est indissociable de sa perception par l’individu.

Les définitions juridiques autour desquelles se sont construites les normes de temps de travail sont donc profondément remises en cause par les évolutions du travail et des modes de fonctionnement des organisations. Dans ce contexte, on peut s’interroger sur une rupture entre la nature du travail et la mesure du temps de travail. Notre façon de penser le temps de travail

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41 n’a que peu évolué depuis Taylor (Bouc, 1996 ; Lafargues, 1996). Il reste extrêmement difficile de s’extraire d’une représentation linéaire et décontextualisée du temps, car celle-ci a permis de mettre en place toute la coordination et les régulations relatives au temps de travail. En conséquence, le droit du travail se heurte à de plus en plus de difficultés pour mesurer le temps de travail. En effet, dans un contexte de brouillage croissant des frontières entre travail et hors travail (Bouffartigue et Bouteiller, 2002), comment mesurer le temps de travail pour « protéger » les autres temps de la vie ? Pour faire face aux décalages entre la nature du travail post industriel et sa mesure par le temps des horloges (Lojkine, Malétras, 2002), il semble que le législateur et le juge tendent à appréhender de plus en plus souvent le temps de travail dans ses rapports avec les autres temps de la vie. L’instauration d’une obligation de repos ou du droit à avoir une vie personnelle conforme à ses goûts en sont des exemples (Waquet, 2000).

Finalement, la pertinence juridique ou sociale de la notion de temps de travail n’est pas remise en cause, mais le débat public s’est emparé de la question des relations, souvent conflictuelles, entre le temps de travail et les autres temps sociaux (Tremblay, 2005). Sur la longue durée, le mouvement de réduction du temps de travail a eu pour effet l’émergence de temps sociaux plus nombreux (Groux, 2006) et moins assujettis au temps de travail (temps familial, temps de l’engagement, temps de formation, etc.) : « De temps pivot qu’il est encore

dans une organisation sociale héritée de l’ère industrielle, le temps de travail tend à devenir un parmi les temps sociaux » (Boulin, 2000, p.159). En conséquence, les articulations entre

ces différents temps sociaux prennent une place grandissante dans la vie des individus.

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