• Aucun résultat trouvé

Le temps de travail, l’insaisissable objet du débat

2. L ES MUTATIONS DU TEMPS DE TRAVAIL

2.2. L’érosion de la norme traditionnelle de temps de travail

Ces vingt dernières années ont été marquées par de profondes mutations du travail qui se traduisent notamment, par l’éclatement de la norme standard d’emploi (Bouffartigues, Bouteiller, 2002). Nous définirons cette norme comme un emploi à temps plein, en contrat à durée indéterminée, du lundi au vendredi, de jour, à horaires réguliers, occupé à l’extérieur de la maison et pour un employeur unique (Tremblay, 2004). Selon Barré (1999), l’effritement de la norme d’emploi standard a éclaté au grand jour en France au moment de la mise en place des 35 heures. Il est à noter que ce phénomène dépasse largement les frontières de l’hexagone puisque des études internationales font état de la même « dé-standardisation » des emplois et des horaires (Lipsett, Reesor, 1997 ; Tremblay, 2004).

Dé-standardisation du temps de travail

A partir de l’enquête Conditions et durées de travail de la DARES (1998), Bouffartigue et Bouteiller (2002) montrent qu’une part croissante des salariés est occupée à temps partiel ou dans des conditions qui s’éloignent de la norme d’emploi standard. L’importance des arrangements locaux, formalisés ou pas, et de la négociation d’entreprise lors de la mise en oeuvre des lois sur la RTT, ainsi que l’individualisation croissante de la condition juridique des salariés illustrent la décomposition de cette norme (Mirochnitchenko 1999 ; Barré, 1999).

CHAPITRE I.Le temps de travail, l’insaisissable objet du débat

34 L’interprétation des données sur les durées effectives de travail en est rendue plus difficile ; par exemple, comment savoir si un temps partiel est choisi ou subi ?

L’érosion de la norme standard de temps de travail trouve ses racines dans la conjonction de plusieurs phénomènes. Dans un contexte de mondialisation, de décentralisation des structures productives et d’intensification de la concurrence, la flexibilité des salariés devient un enjeu central pour les entreprises (Bouffartigue et Bouteiller, 2002 ; Freyssinet, 2000 ; Katz, 1993). Pour Appay (1996), l’intensification de la concurrence a conduit les entreprises à faire éclater les temps collectifs dans de multiples systèmes d’individualisation des durées du travail. En outre, les évolutions techniques et organisationnelles, les transformations du contrôle et de l’évaluation du travail, la diffusion croissante des nouvelles formes d’organisation du travail, supposent une flexibilisation accrue de la main d’oeuvre (Katz, 1993). Le développement des horaires et des rythmes de travail atypiques accompagne généralement des pratiques de gestion bien connues telles le « juste à temps » ou le « zéro stock ». Le développement de l’urgence comme mode de fonctionnement dans les organisations a également remis en question la norme standard de temps de travail (Aubert, 2003).

Enfin, les organisations syndicales sont divisées face à ces questions. L’évolution des rapports de force en leur défaveur et la diversification des intérêts et des préférences des salariés (Katz, 1993), conduisent à l'accroissement du nombre des accords négociés au niveau de l’entreprise (Freyssinet, 2000). Pour Thoemmes (2000), l’action syndicale s’oriente de plus en plus vers des logiques de compromis lorsque l’entreprise ou l’emploi sont menacés.

En conséquence, les contrats de travail se multiplient sous des formes extrêmement variées (Thoemmes, 2000), le contrat uniforme, standardisé, a fait place au contrat individualisé. Le développement d’horaires de plus en plus irréguliers, imprévisibles et désynchronisés des autres temps sociaux, entraîne comme conséquence le brouillage des frontières entre temps de travail et temps hors travail (Bouffartigue, Bouteiller, 2002). Selon Terssac et al. (2000), l’articulation auparavant binaire, entre le temps de travail et les autres temps de la vie devient plus poreuse. Ces frontières sont bouleversées par l’externalisation de certaines activités, les réorganisations du travail en soirée, le week-end, le fax à domicile et les téléphones portables (Mispelblom Beyer 1999). Le débordement de la vie professionnelle sur la vie personnelle n’est pas un phénomène à sens unique. D’après les données recueillies

CHAPITRE I.Le temps de travail, l’insaisissable objet du débat

35 par Perlow (1999) dans une enquête menée auprès de consultants en informatique, ces derniers consacreraient 12% de leur temps de travail à des occupations personnelles.

Recompositions du temps et du travail

Selon Lallement (2003), les reconfigurations entre temps et travail sont multiformes. Pour en rendre compte, il propose d’effectuer une distinction entre le temps au travail, du travail et de travail. Les recompositions du temps au travail renvoient aux transformations de l’organisation du travail, aux rythmes de plus en plus contraignants et à l’intensification du travail. Cet auteur observe deux mouvements contradictoires et simultanés : l’un tend vers l’intensification du travail et l’accroissement du contrôle ; l’autre vers l’autonomisation des salariés et l’individualisation (des horaires de travail, des rémunérations, etc.)

Les transformations du temps du travail reflètent la fin des enchaînements classiques école/ entreprise/ retraite. Les frontières entre ces différents temps se brouillent de plus en plus. Les périodes d’emploi, de formation et d’inactivité (souvent involontaire) se succèdent voire se juxtaposent.

Enfin, le temps de travail renvoie au décompte de la quantité de temps consacrée au travail. La flexibilité accrue et le déclin de la norme d’emploi standard bousculent la partition formelle travail / hors travail qui a longtemps structuré le rapport au temps des sociétés industrielles. Lallement conclue « il convient d’imaginer un schéma d’analyse différent de

celui des vases communicants, modèle si souvent convoqué pour apprécier les évolutions du temps de travail » (p. 53). A ceci, Boulin (2000) ajoute que les transformations du travail et la

croissance de sa dimension immatérielle tendent à instituer un continuum entre le travail et le hors travail. Toutefois cet auteur précise que le temps de travail continue de structurer les comportements et identités de la majorité des groupes sociaux, il reste un « temps pivot ».

Pour conclure, la question de la porosité des temps s’inscrit dans un contexte de remodelage des temps sociaux, qui affecte de plus en plus de salariés (Bouffartigue et Bouteiller, 2002). Si les premières luttes sociales autour du temps de travail se sont organisées dans une dynamique collective, l’individualisation croissante de la condition juridique des salariés et la dé-standardisation des emplois et des temps de travail, semblent conduire à un déplacement du locus des conflits d’un niveau social à un niveau individuel. En effet, face à des organisations syndicales divisées et en perte de puissance dans les rapports de force avec les entreprises, le salarié se retrouve souvent seul pour négocier ou aménager son temps de travail.

CHAPITRE I.Le temps de travail, l’insaisissable objet du débat

36 La perspective de l’effritement de la norme traditionnelle de temps de travail et du brouillage des frontières entre travail et hors travail pose, en creux, la question de la mesure du travail. La durée du travail est-elle encore une mesure pertinente ? La logique de comptage des heures de travail est-elle suffisante pour rendre compte de l’intensité d’une activité ? Au regard des tendances actuelles, la notion de temps de travail a-t-elle atteint ses limites ? Quels sont les décalages existant entre les définitions légales du temps de travail et les pratiques ?

Documents relatifs