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Les cadres : une population emblématique de la porosité des temps

La porosité des temps chez les cadres

3. P OURQUOI LA POROSITÉ DES TEMPS CHEZ LES CADRES ?

3.1. Les cadres : une population emblématique de la porosité des temps

Les récentes mutations du travail et du temps de travail trouvent un écho particulier chez les cadres. De part les questions soulevées par la mesure de leur temps de travail, les attributs caractéristiques de leur identité professionnelle et leur position de précurseurs des évolutions du travail, les cadres forment une population particulièrement exposée à la porosité des temps. Le phénomène semble prendre de l’ampleur, notamment avec la généralisation des TIC.

D’aucuns y voient de nouvelles lignes de clivages au sein d’une catégorie dont l’homogénéité a toujours fait problème, alors que d’autres la considèrent comme le signe d’une recomposition de l’identité cadre.

3.1.1. Mesure et démesure du temps de travail des cadres

Dans le modèle du contrat de confiance, les cadres ne comptaient pas leur temps. Leur travail était jusqu’à lors soustrait au « temps des horloges », réservé aux salariés d’exécution, en vertu de son caractère irréductible à une mesure industrielle, insuffisante pour en saisir la quantité et la qualité. Ainsi, on a longtemps cru que les cadres formaient une catégorie satisfaite de son temps de travail, libre de son organisation, s’occupant de tâches intéressantes en bonne intelligence avec la direction de l’entreprise, jouissant de son estime et de sa confiance (Grossin, 2000).

Les lois sur les 35 heures ont révélé deux types de ruptures. D’une part, les cadres dénoncent de plus en plus « la duperie d’un régime temporel libéral » (Grossin, 2000). Plus méfiants à l’égard de leurs employeurs et souffrant d’un manque de temps palpable, ils réclament plus de contrôle sur leur temps de travail. D’autre part, les entreprises ont

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144 désormais l’obligation de compter le temps de travail de leurs cadres (Henni, Piotet, 2004), en dépit de son caractère intellectuel, relationnel, informationnel (Lojkine, Malétras, 2002) et du développement des TIC.

La RTT a agit comme un révélateur des contradictions inhérentes au temps de travail des cadres. D’une part, le nombre de jour de congés a augmenté mais la charge de travail est restée constante pour nombre d’entre eux. La durée du travail a donc diminué alors que le travail s’est intensifié et densifié. Selon Lojkine et Malétras (2002), il existe un décalage entre la charge négociée et la charge de travail réelle, auquel le cadre sera tenter de répondre « en

faisant du travail gratuit » ou en « s’auto exploitant » (Bouffartigue et Bouteiller, 2001). Ce

faisant, il est extrêmement difficile de rendre compte de l’intensification du travail des cadres sans se référer à une mesure. Or le « temps des horloges » est la seule disponible aujourd’hui. Un instrument de mesure inadapté est-il préférable à pas de mesure du tout ?20

D’autre part, les directions d’entreprises sont les premières à critiquer le caractère obsolète du temps de travail mesuré par les horloges, pour rendre compte d’activités hétérogènes, aléatoires, axées sur l’innovation et la recherche, la prise de décision et l’initiative face à l’événement imprévu. Mais ces dernières continuent à mesurer la charge de travail « à l’ancienne », c'est-à-dire en quantifiant un volume d’heures (Lojkine, Malétras, 2002). De nombreux cadres, en particulier dans les métiers du conseil et de l’informatique, doivent remplir des fiches de temps. Les durées déclarées sont souvent bien éloignées des durées réelles (Yakura, 2001).

Les accords de RTT posent donc un redoutable problème à tous les acteurs de l’entreprise. La notion de subordination et les termes traditionnels du contrat de travail, qui lient le salarié à son employeur, deviennent totalement inadaptés pour défendre un travail autonome et responsabilisé, de plus en plus déconnecté du temps de présence physique dans les murs de l’entreprise (Supiot, 1999). Les cadres se retrouvent dans une situation paradoxale. Un consensus s’est formé sur la nécessité de mesurer leur temps de travail, mais la seule mesure existante, à savoir la durée du travail, parait plus que jamais inadaptée. Autrement dit, comment compter le temps des cadres, en tenant compte des spécificités de leur travail et de l’impossibilité de le réduire au temps de présence dans l’entreprise ?

Les caractéristiques de l’emploi des cadres les exposent plus que les autres salariés au développement de la porosité des temps. Les problèmes de qualification du temps de travail

20 Les alternatives à la durée du travail comme outil de mesure du travail sont très peu développées dans les

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145 qu’elle engendre apparaissent symptomatique des distorsions entre une vision (et une mesure) industrielle du temps de travail et les évolutions de la nature du travail. Étudier la porosité des temps chez les cadres est donc particulièrement intéressant car l’inadéquation du temps de travail comme mesure du travail est exacerbée chez cette catégorie socioprofessionnelle.

3.1.2. Des précurseurs ?

Les cadres sont une population emblématique et représentative des récentes transformations du travail. Ils sont traditionnellement aux avant-postes des évolutions organisationnelles et technologiques. Ainsi, il est possible que les mutations ayant affectées les cadres ces dernières années - le développement de la porosité des temps, entre autres - préfigurent des changements plus larges des modes d’organisation du travail. Selon Boulin et Cette (2004) : « toutes les analyses convergent pour affirmer que les transformations de la

nature et du contenu du travail concernant la population cadres vont, à terme, « contaminer » les autres catégories de salariés » (p.74-75). Ils ajoutent que « la situation des cadres pourrait préfigurer à l’avenir celle d’autres catégories de salariés » (p. 86).

Avec l’élévation du pouvoir d’achat moyen et la diffusion croissante des TIC, les frontières entre travail et hors travail tendraient à être moins tranchées pour de nombreuses catégories de salariés (Boulin et Cette, 2004), et plus seulement les cadres (Bouffartigue et Bouteiller, 2002). Selon Greenan et al. (2003, p.1) « Les nouvelles technologies bureautiques

et industrielles brouillent les frontières entre les métiers. Les traits caractéristiques de l’organisation du travail des cadres se diffusent au sein des autres groupes socioprofessionnels, conjointement au développement des TIC ». Ainsi, l’exemple des cadres

pourraient servir de référence pour des réflexions sur la régulation du temps de travail des autres salariés (Boulin, 2002).

L’étude de la porosité des temps chez les cadres présente donc d’autant plus d’intérêt qu’il est probable que ce phénomène soit appelé à se développer pour de plus en plus de travailleurs simultanément aux transformations du système productif. En outre, la porosité des temps s’accompagne de la porosité des espaces. Pour Fisher (1990), il s’agit d’un mouvement d’ensemble de réorganisation des lieux et des espaces de travail qui n’en est qu’à ses balbutiements mais pourrait s’accélérer au rythme des innovations technologiques.

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3.1.2. Porosité des temps et recomposition de l’identité « cadre »

En France, les cadres constituent une des catégories dont la pertinence a, de tout temps, posé de nombreux problèmes (Lallement, 2003). Leur rapport au temps de travail a longtemps été considéré comme constitutif de cette catégorie, en dépit de son hétérogénéité (Amosé, Delteil, 2004). Par nature, le temps de travail des cadres ne se laisse pas enfermé dans une définition industrielle et se prête à une porosité des temps plus fréquente. Ainsi, le fait que les cadres soient particulièrement touchés par ce phénomène ne résulte pas du hasard.

La fin des années 1990 et le début des années 2000 ont vu s’affronter des théories concurrentes quant au devenir de la catégorie cadre, les unes annonçant la fin des cadres et les autres la recomposition de la catégorie autour de nouveaux attributs. Dans ce débat, l’étude de la porosité des temps chez les cadres s’avère particulièrement intéressante car, selon Delteil et Amosé (2004), le prolongement du travail hors des lieux et des temps du travail semble demeurer un signe distinctif des cadres par rapport aux non cadres. Ainsi, pour ces auteurs, le temps de travail et la porosité des temps en particulier, constitueraient toujours des attributs spécifiques des cadres.

Enfin, la porosité entre les sphères professionnelle et domestique s’avère de plus en plus marquée chez les cadres (Delteil, Genin, 2004 ; Amossé, Delteil, 2004). On peut alors s’interroger sur le sens de ces évolutions. La porosité des temps est-elle en train de devenir un point d’ancrage de l’identité cadre, ou la recomposition des espaces et des temps de travail qu’elle annonce est-elle appelée à se généraliser à l’ensemble des salariés ?

Au vu de ces tendances, il semble que la porosité des temps soit lourde d’enjeux pour les cadres comme pour les organisations qui les emploient.

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