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Le temps de travail, l’insaisissable objet du débat

2. L ES MUTATIONS DU TEMPS DE TRAVAIL

2.1. Les enjeux de la réduction de la durée du travail

La durée du travail correspond à la mesure par le temps des horloges d’une activité définie et payée, consacrée à la production de biens et de services (Lojkine, Malétras, 2002). La durée du travail représente un enjeu séculaire des luttes de classes dans l’histoire du capitalisme industriel (Grossin, 2000 ; Shalla, 2004).

2.2.1. Droit social et diminution de la durée du travail en France

Jusqu’au début du XIXème siècle, la durée du travail coïncide à peu près avec la durée du jour. Elle est donc restée relativement stable à la ville comme à la campagne, modulée seulement par le rythme des saisons (INSEE et al., 1997). On estime que la durée du travail des ouvriers de l’industrie a dû croître à partir de 1835-1840, la lumière permettant de travailler avant le lever du soleil et après son coucher. Thompson (1979) montre comment, au début de l’ère industrielle, la synchronisation des activités par le « temps des horloges » a accru le contrôle sur les ouvriers et conduit à l’intensification de leur travail. La revendication ouvrière des 10 heures de travail quotidien apparaît en région parisienne dès 1840 (INSEE et al., 1997). Vers 1850, la durée du travail en Europe dépassait encore souvent 72 heures par semaine (Grossin, 1998). Les journées de 14 heures étaient monnaie courante et pouvaient s’étendre jusqu’à 17 heures !

En 150 ans, on assiste à un mouvement continu de diminution de la durée du travail en France, rythmé par de nombreuses lois (voir fig. 1). Plusieurs facteurs concourent à ce mouvement. En premier lieu, les idées des philosophes des XVIIIème et XIXème siècles, les doctrines socialistes et les cris d’alarme des hygiénistes attirent l’attention de l’opinion publique sur les conditions de travail des ouvriers (Freyssinet, 1998 ; Hess-Fallon, Simon, 2002). En outre, au milieu du XIXème siècle, le nombre de jeunes gens aptes au service militaire décroît dangereusement, l’État se découvre alors un devoir de protection sociale… pour avoir des soldats en bonne santé (Grossin, 1998). Par ailleurs, le progrès technique et la

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30 mécanisation s’accompagnent de gains de productivité importants (Grossin 1998, Freyssinet, 1998 ; Hess-Fallon, Simon, 2002). Les ouvriers réclament leur part des bénéfices de la productivité et s’organisent en syndicats (Grossin 1998 ; Shalla, 2004), ce qui leur permet de faire entendre leurs revendications et d’améliorer leurs conditions de travail.

Loi du 22 mars 1841 Fixe la durée maximum du travail à 8 heures par jour pour les enfants de 8 à 12 ans et à 12 heures pour les enfants de 12 à 16 ans

Loi du 2 novembre

1892 Limite la durée du travail des femmes et des enfants et améliore leurs conditions d’emploi Loi « Millerand » du 30

mars 1900 Organise la transition vers la journée de 10 heures pour les hommes et les femmes Lois de 1905 et 1906 Journée de 8 heures dans les mines et repos hebdomadaire

obligatoire

Loi du 21 juin 1936 Instaure la semaine de « 40 heures » et les premiers congés payés Loi du 16 janvier 1982 Ramène la durée légale du travail de 40 à 39 heures

hebdomadaires et généralise la cinquième semaine de congés payés

Lois Aubry du 13 juin 1998 et 19 janvier 2000

Organisent le passage à la semaine de 35 heures au 1er février 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et en janvier 2002 pour les autres

Figure 1: Chronologie des principales Lois sur le temps de travail

En 1889, le Congrès Ouvrier Socialiste International décide de faire tous les ans, le 1er mai, une grande manifestation internationale dont le seul thème revendicatif explicitement cité est celui de la journée de 8 heures (Kergoat, 1996). Le temps de travail représente l’un des enjeux cruciaux dans les luttes sociales des XIXème et XXème siècles : « Il semble bien que

toutes les avancées en matière de réduction du temps de travail aient été obtenues parce que le rapport de force le permettait, que celui-ci ait été social, électoral, ou les deux à la fois. »

(Kergoat, 1996, p. 109). Grossin (2000) ajoute qu’un accord conclu ne supprime jamais le conflit ; de manifeste, il devient plus latent. Par exemple, un employeur va entamer une « chasse aux temps morts » en contrepartie d’une diminution de la durée du travail. Les formes d’intensification du travail sont nombreuses et variées (Quéinnec et al., 2000). L’histoire de la réduction de la durée du travail est donc une histoire conflictuelle, ponctuée de grèves et d’interventions gouvernementales.

En France, « le temps de travail est un objet emblématique de la fonction protectrice du

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31 considérée comme la loi fondatrice du droit du travail car ce texte marque une intervention législative pionnière dans les relations contractuelles de travail (Morin, 2000). Pour la première fois, une loi s’appuie sur le temps de travail comme levier de la protection des travailleurs. Il est intéressant de noter que la notion de « temps de travail » est l’instrument principal des premières réglementations autour du travail salarié.

Le droit du travail est profondément lié aux évolutions techniques, sociales et politiques, il peut freiner ou accélérer ces évolutions (Hess-Fallon, Simon, 2002). Les réglementations relatives au temps de travail, aux salaires, aux aides à l’emploi, ont des répercutions sur l’activité économique. Réciproquement, les problèmes économiques influencent le droit du travail (citons l’exemple de l’exigence de flexibilité adossée aux lois Aubry).

2.2.2. Des préoccupations sociales aux préoccupations économiques

A la lecture des lois qui jalonnent la diminution de la durée du travail en France depuis le XIXème siècle, de grandes lignes de ruptures se dégagent, dont les principales sont :

Le déplacement des lieux de négociation : Au fil des lois et des réglementations sur le

temps de travail, on constate que le lieu de la négociation et de la décision se déplace de l’Etat vers les branches et de plus en plus vers l’entreprise (INSEE et al., 1997). Depuis l’ordonnance de 1982, la négociation d’entreprise est devenue le cadre déterminant du temps de travail. Celle-ci n’a plus pour seul objectif de compléter la loi, elle permet aussi d’y déroger et élaborant des règles propres à des situations particulières (Morin, 2000). On passe d’un régime de droit d’origine légal à un régime de droit négocié : les entreprises peuvent aujourd’hui aménager les horaires de leurs salariés de façon à s’adapter au mieux aux variations de l’activité et de la demande. Les lois Aubry ont donné lieu à différentes configurations temporelles et conventionnelles particulières aux entreprises (Freyssinet, 2000 ; Mirochnitchenko, 1999).

L’élargissement des cadres de mesure de la durée du travail : Les lois de 1936

marquent un tournant car elles abandonnent la référence traditionnelle à la durée journalière du travail (lois sur la journée de 10 heures puis de 8 heures) pour statuer sur la durée de la semaine de travail. L’abandon de la journée de travail comme unité de référence s’explique en partie par la création des congés payés (INSEE et al., 1997). Cet élargissement de l’horizon temporel dans lequel est pensée la durée du travail trouvera sa conclusion logique dans les lois Aubry qui institutionnalisent l’annualisation. Progressivement, les lois sur la durée du

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32 travail passent d’une référence à la journée de travail, puis à la semaine de travail et enfin à l’année de travail. Pour Thoemmes (2000), la centralité de la durée hebdomadaire du travail s’efface au profit d’autres composantes relatives à la répartition annuelle du travail. Terssac et al. (2000) interprètent ce glissement comme une tentative d’institutionnaliser le « temps des marchés ».

L’individualisation et la flexibilisation des horaires : Selon Gilbert (2006), l’individualisation constitue une tendance centrale de la gestion des ressources humaines. Les nouvelles pratiques de gestion du temps et de l’espace s’inscrivent dans un modèle individualisé de la GRH (Devos, Taskin, 2005). Le développement des heures supplémentaires individuelles et du travail à temps partiel est le signe d’une individualisation croissante des durées du travail (Bouffartigues, Bouteiller, 2002). Les horaires fixes sont en recul dans toutes les branches et pour toutes les catégories socioprofessionnelles (INSEE et al., 1997). L’individualisation des horaires a accompagné l’irrégularité de la journée de travail. En 1995, 13 % des actifs déclaraient ne pas avoir d’horaires habituels de travail contre 9% en 1982 (INSEE et al., 1997). De façon concomitante à l’élargissement de l’horizon temporel dans lequel le temps de travail est réglementé, la journée et la semaine de travail sont plus flexibles et irrégulières pour les salariés. Selon Appay (1996), nous sommes passés d’une logique collective à une logique individuelle de l’aménagement du temps de travail.

A travers l’ensemble de ces évolutions, la question du temps de travail change de nature. Les lois de 1936 marquent, là encore, un tournant important. Dans le contexte économique de « la grande crise » des années 1930, ces lois s’inscrivent à la fois dans une perspective d’amélioration des conditions de travail et de lutte contre le chômage (INSEE et al., 1997). L’idée de partage du travail est mise en avant. Cette idée disparaîtra avec la croissance économique des « trente glorieuses ». Entre 1950 et 1974, les lois sur le temps de travail portent sur l’allongement des congés payés (troisième semaine dans les années 1950 et quatrième dans les années 1960), elles correspondent à une logique de partage de gains de productivité et d’amélioration des conditions de travail et de vie des salariés (Freyssinet, 1997 ; Barrère-Maurisson, 2002).

A partir de la fin des années 1970, le ralentissement de la croissance et l’augmentation du chômage modifient les rapports de force et les priorités des acteurs sociaux (l’État, les entreprises, les syndicats). L’idée de « partage du travail » resurgit. Dans cette perspective, agir sur le temps de travail est non seulement un moyen de briser la spirale du chômage mais

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33 aussi un mécanisme de flexibilité pour les entreprises (INSEE et al., 1997). Il s’agit de travailler moins pour que tous travaillent et de trouver un compromis entre réduction de la durée du travail, flexibilité et emploi (Freyssinet, 1997 et 2000 ; Barrère-Maurisson, 2002). La flexibilité du temps de travail est devenu un objet de négociation en échange de sa réduction et / ou du maintien de l’emploi (Morin, 2000). En analysant les accords d’entreprise depuis les années 1980, Thoemmes (2000) conclue que le temps de travail sert d’outil de gestion de l’emploi.

Le passage d’une logique sociale du temps de travail à une logique plus économique (Bonnet-Polèse, 2003) est lourd de conséquences pour les salariés. Si l’esprit des lois Aubry était bien une tentative de conciliation des aspirations des salariés avec les besoins de flexibilité des entreprises, celles-ci vont dans le sens d’une parcellisation croissante des temps de travail. Les évolutions à l’œuvre marquent une gestion de plus en plus individualisée du temps de travail, voire une disparition des normes standards de temps de travail.

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