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La porosité des temps chez les cadres

3. P OURQUOI LA POROSITÉ DES TEMPS CHEZ LES CADRES ?

3.2. Les enjeux de la porosité des temps pour les cadres

Les enjeux de la porosité des temps pour les cadres sont à la fois juridiques, identitaires et stratégiques. Ils s’inscrivent dans un champ de forces en tension (chapitre IV), consécutives aux profondes transformations du travail des cadres (chapitre III). Ces tensions sont souvent à la source de conflits entre différentes temporalités, d’autant plus problématiques que les individus se retrouvent généralement seuls pour les gérer.

CHAPITRE V. La porosité des temps chez les cadres

147 Le temps de travail des cadres au cœur de dynamiques conflictuelles

De part son statut, un cadre est confronté à plusieurs logiques. Tout d’abord, l’exigence de disponibilité pour l’entreprise, ses responsabilités, sa logique de l’honneur, le rapprochent plus du dirigeant que de l’ouvrier. Pourtant, certains piliers traditionnels du statut se sont aujourd’hui effondrés. Le modèle de la disponibilité totale est largement remis en cause.

En second lieu, face aux TIC, au redéploiement des espaces et des temps de travail, les cadres se trouvent au cœur d’un champ de forces parfois contradictoires (chapitre IV). Ils doivent gérer de nombreuses pressions temporelles, issues de la sphère professionnelle et personnelle, qui diffèrent pour les hommes et les femmes. Les différentes structures temporelles dans lesquelles ils évoluent sont parfois incompatibles. Par exemple, les temps professionnels sont de moins en moins synchronisés avec les horaires des transports, les horaires des crèches, etc (Boulin, 2000). Dans certaines situations, la porosité des temps apparaît comme une réponse individuelle à ces tensions. Par exemple, le travail à la maison peut être utilisé comme une soupape de sécurité pour limiter le temps de transport, le temps passé au bureau, les interruptions dans le travail… (Metzger et Cléach, 2004). La porosité des temps est aussi une façon de gérer sa vie personnelle depuis son lieu de travail (faire ses courses sur Internet, etc.). Mais il s’agit d’une solution à double tranchant.

La frontière entre porosité des temps choisie et porosité des temps contrainte est ténue. Phénomène largement contingent, la porosité des temps peut être vécue de manière très équivoque et diversifiée (Bouffartigue et Bocchino, 1998). Cette contingence est démultipliée par l’extrême hétérogénéité des cadres. Les différents facteurs qui produisent de la porosité des temps peuvent être exacerbés chez certains types de cadres, en fonction des caractéristiques de leur emploi.

Tiraillés entre des forces contradictoires, les cadres sont donc au centre d’une dynamique de plus en plus conflictuelle. Ils aspirent à une (ré)conciliation des temps sociaux (Méda, 2003), facilitée ou entravée, par une porosité des temps croissante. Dans ce contexte, la porosité des temps est soit une « bouffée » d’air permettant de supporter ces différentes pressions, soit une contrainte supplémentaire.

Enfin, ces tensions sont contradictoires au sens où la réorganisation spatio-temporelle du travail n’a pas été pensée collectivement. L’individu doit gérer seul les articulations entre différentes temporalités (temps du travail, temps de la famille). La porosité des temps doit donc être mise en perspective avec l’individualisation croissante du temps de travail.

CHAPITRE V. La porosité des temps chez les cadres

148 L’individualisation des pratiques de gestion

La question de la porosité des temps se pose dans un contexte d’individualisation croissante des pratiques de gestion dans les organisations (Gilbert, 2006 ; Devos, Taskin, 2005 ; Bichon, 2005, Bacon, Storey, 1993).

Ces pratiques de gestion s’appuient sur le développement de logiques individuelles et contractualisées, au détriment d’aspects plus statutaires et réglementaires. Elles permettent des négociations individualisées plus fréquentes entre le salarié et sa hiérarchie sur la formation, la rémunération, l’évolution de carrière, etc. (Bichon, 2005). Mais l’individualisation et l’autonomie des cadres s’accompagne généralement d’un contrôle accru sur les résultats et les processus (Bichon, 2005).

L’individualisation va de pair avec le transfert de responsabilités organisationnelles (gestion des carrières, développement des compétences…) sur les travailleurs (Devos, Taskin, 2005). Or selon Devos et Taskin (2005), la responsabilisation à outrance des salariés engendre un accroissement de la charge mentale liée au travail. Le fait que les cadres travaillent de plus en plus sous pression, qu’ils prolongent leurs activités professionnelles pendant leur temps personnel, qu’ils s’auto-exploitent (Bouffartigue et Bouteiller, 2001), peut être lu comme une conséquence du développement de modèles de gestion individualisés. En effet, le cadre « entrepreneur de lui-même », est de plus en plus responsabilisé, mais il ne dispose pas toujours des ressources, ou des marges de négociation suffisantes pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés (Devos, Taskin, 2005). Ce cadre « responsable » et individualisé, sera tout naturellement conduit à travailler plus pour les atteindre. De plus, le développement de contrats de travail individualisés rogne sur des droits traditionnels attachés à l’emploi (Bacon, Storey, 1993).

La porosité des temps est un indicateur, un révélateur du mouvement d’individualisation des modèles de gestion. Les individus se retrouvent souvent les seuls « responsables » face aux problématiques d’ajustement entre les différents temps sociaux. Ils doivent eux-mêmes trouver des solutions idoines, dont la porosité des temps peut faire partie. Le chevauchement des sphères professionnelle et personnelle est associé à une question de règles. Le développement de l’individualisation coïncide avec l’effacement de règles fixes au profit d’équilibres très personnels et contingents.

Ces évolutions traduisent une rupture dans le processus historique de construction des réglementations relatives au temps de travail (c.f. chapitre I). En effet, les luttes autour du

CHAPITRE V. La porosité des temps chez les cadres

149 temps de travail ont toujours été collectives et centrées sur la réduction du temps passé dans l’entreprise. Dans le cas de la porosité des temps, la question de la charge de travail s’est substituée à celle du temps passé dans l’entreprise. La charge de travail est une donnée individuelle. Les cadres sont individuellement aux prises avec des tensions, mais les conflits sont rarement collectifs. Allant de pair avec le mouvement d’individualisation des pratiques de gestion, les problématiques liées au temps de travail sont aussi de plus en plus individuelles. Le locus des conflits sur le temps de travail semble donc s’être déplacé du niveau collectif au niveau individuel.

Le thème de la porosité des temps s’inscrit pourtant dans des débats d’actualité qui dépassent les demandes individuelles. Ces problématiques commencent juste à être abordées collectivement (Boulin, 2000). Les attentes des femmes et des jeunes cadres contribuent à faire évoluer les pratiques d’entreprises et la réflexion des pouvoirs publics sur le thème des articulations entre vie professionnelle et vie professionnelle.

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