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Les cadres, une catégorie socioprofessionnelle en proie à de profondes mutations

2. L ES CADRES , UNE CATÉGORIE PROFESSIONNELLE DÉSTABILISÉE ?

2.1. Une féminisation différentié

L’une des tendances fortes dans l’évolution de la catégorie cadres depuis les années 1980 est sa féminisation (Marry, 2001).

2.1.1. Une féminisation incontestable

Les femmes ont fortement contribué au développement des emplois cadres (Marry, 2001 ; Bouffartigue et Gadéa, 2000). En 2005, les femmes représentent prés de 46% de la population active en France mais seulement 36% des cadres et professions intellectuelles supérieures (Insee, 2005). La poussée des femmes est la plus spectaculaire parmi des cadres

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84 fonctions qui ont recruté le plus de femmes sont le contrôle de gestion, les ressources humaines, le marketing et la publicité (Bouffartigue et Gadéa, 2000). En revanche, les femmes ne représente toujours que 16.5% des ingénieurs et cadres techniques d’entreprises, même si ce pourcentage a augmenté de 3.5 points depuis 1994, ce monde reste encore très masculin. Les écoles d’ingénieur et les filières scientifiques et techniques se sont féminisées beaucoup plus tardivement que les écoles de commerce ou que les filières universitaires d’économie et de gestion, ce qui explique en partie que la catégorie cadres administratifs et

commerciaux soit la plus féminisée (Laufer et Pochic, 2004).

En outre, la progression des femmes reste minoritaire dans les sphères dirigeante avec, selon les sources, entre 12% et 7 % de femmes cadres dirigeants (Laufer et Fouquet, 2001, 1997). Les femmes apparaissent d’autant plus rares dans les états-majors que les entreprises sont grandes (Laufer et Pochic, 2004).

Enfin, les femmes sont relativement moins nombreuses dans les postes d’encadrement hiérarchique et occupent davantage des positions de cadres fonctionnels ou experts (Laufer et Pochic, 2004). Lorsqu’elles sont en position de management, les femmes encadrent en moyenne de plus petites équipes que les hommes.

La féminisation des cadres s’est donc faite de façon différentiée (Bouffartigue et Gadéa, 2000), les femmes se heurtant toujours au « plafond de verre », que l’on peut décrire comme l’ensemble des obstacles visibles et invisibles qui séparent les femmes du sommet des hiérarchies professionnelles et organisationnelles (Laufer 2004). Toutefois, leur nombre progresse d’année en année, même dans les fonctions où elles sont le moins représentées. Les femmes de moins de 35 ans accèdent davantage que leurs aînées à des fonctions d’encadrement ou de management de projet (Laufer et Pochic, 2004), les écarts de salaires entre les hommes et les femmes sont également moins marqués avant 35 ans (Petit, 2006).

Certaines évolutions ont pu favoriser la féminisation de l’encadrement : l’augmentation du nombre des cadres, le rôle croissant du diplôme dans l’accès à la catégorie, son hétérogénéité croissante, le développement des fonctions d’expertise et de modèles de carrière variés, mais aussi les débats sur le temps de travail (Laufer et Fouquet 2001, Laufer, 1998). Ainsi, la percée des femmes contribue à remettre en cause les pratiques et l’identité cadre « au masculin ».

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2.1.2. La remise en cause de l’identité cadre « au masculin »

Facteur puissant de diversification du groupe des cadres, la féminisation s’inscrit aussi dans une transformation en profondeur de plusieurs éléments qui fondaient l’identité cadre : la division sexuelle du travail et des emplois, la division familiale du travail, les modèles de carrière et les rapports au temps de travail (Laufer et Fouquet, 2001, Laufer, 1998 et 1982).

La féminisation des cadres questionne donc le modèle du cadre masculin, fondé sur une grande disponibilité professionnelle, une séparation entre vie de travail et vie hors travail et la division sexuelle du travail (Laufer et Fouquet, 2001). Ainsi, plusieurs recherches ont souligné les relations structurelles entre la féminisation de certaines professions et les conditions d’exercice de ces mêmes professions (Lapeyre, 2006 ; Laufer et Fouquet, 2001).

La division familiale du travail, inscrite au cœur du modèle de la disponibilité totale, confortait l’identité des cadres à une carrière où se confondaient identité professionnelle et personnelle (Laufer et Fouquet, 2001 ; Laufer, 1982), la carrière des cadres étant articulée à leur statut matrimoniale (Barrère-Maurisson, 1992). Les travaux de Barrère-Maurisson (1992) mettent en évidence des modes d’articulation spécifiques entre les caractéristiques familiales et celles de l’emploi. Ils montrent comment les politiques de gestion des entreprises s’adressent à des catégories de main d’œuvre caractérisées par des attributs familiaux spécifiques. Par exemple, dans le cas des hommes cadres, les enquêtes ont montré que les entreprises recherchaient des hommes mariés (et même de préférence avec des femmes inactives) parce que plus disponibles, leurs épouses prenant entièrement en charge la sphère domestique. Non seulement les politiques de gestion de la main d’œuvre s’appuient sur les caractéristiques familiales des salariés mais elles les utilisent (Barrère-Maurisson, 1992).

Le développement de l’accès des femmes à des places d’expertise et de pouvoir a constitué une rupture de l’ordre symbolique où s’ancrait l’identité professionnelle et psychologique des cadres. En ce sens, il s’agit d’un facteur essentiel de déstabilisation du groupe, non seulement dans ses représentations, mais aussi dans ses pratiques.

Enfin, le rapport au temps de travail constitue une variable clé de la crise identitaire vécue par les cadres confrontés à la féminisation (Laufer et Fouquet, 2001). D’après une enquête réalisée auprès de cadres masculins (Pochic, 1999), il ressort que le temps de travail prédomine sur les autres temporalités sociales (loisirs, vie de famille). L’investissement, manifesté par de longues heures de travail, semble être encore un signe identitaire. Or, les

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86 femmes cadres incarnent une capacité de prise de distance par rapport au modèle de la disponibilité totale (Laufer et Fouquet, 2001).

2.1.3. Des inégalités persistantes

Malgré une féminisation incontestable des cadres, celle-ci reste très différentiée et pétrie d’inégalités persistantes. Les jeunes femmes diplômées abordent leur carrière avec une volonté de reconnaissance et de progression, une aspiration légitime à accéder à des postes à responsabilité (Laufer et Fouquet, 2001 et 1997). Elles manifestent un intérêt semblable à celui des hommes pour la « carrière » et ses attributs (Laufer et Pochic, 2004). Pour autant, la situation des femmes cadres reste marquée par de profondes inégalités sur le plan des postes occupés, des carrières, des salaires ou encore de leur capacité à articuler carrière professionnelle et vie familiale.

Toutes choses égales par ailleurs, les femmes cadres gagnent en moyenne 19% de moins que les hommes, la discrimination salariale est plus forte au sein des cadres que des autres catégories socioprofessionnelles (Petit, 2006).

En outre, il est toujours plus difficile pour les femmes cadres de concilier emploi et famille que pour les hommes cadres (Laufer et Pochic, 2004 ; Pochic, 1999). Les hommes cadres sont conscients que leur investissement temporel dans le travail est un indicateur de leur motivation pour leur(s) supérieur(s) hiérarchique(s) et leurs conjointes assurent encore la majorité du travail domestique, même quand elles sont actives (Pochic, 1999). Ainsi, peu d’hommes semblent souffrir des tensions entre temps de travail et temps hors travail, contrairement aux femmes cadres (Laufer, 1998).

De plus, Belghiti-Mahut (2004) montre que les déterminants de l’avancement hiérarchique des hommes et des femmes cadres sont différents. Plusieurs facteurs peuvent être mis en avant pour expliquer les processus de construction et de maintien des différences et des inégalités entre les hommes et les femmes cadres :

ƒ La permanence de cultures et de pratiques organisationnelles « masculines » alimente des discriminations et des stéréotypes tenaces quant aux postes et aux comportements qui conviennent aux femmes (Laufer, 2005, 2004, 1982 ; Davidson, Bruke, 2004 ; Belghiti- Mahut, 2004 ; Rutherford, 2001 a, b ; Laufer, Fouquet, 2001).

ƒ L’existence de stratégies et de pratiques masculines pour différentier leur identité professionnelle et celle des femmes (Laufer, Fouquet, 2001, 1997 ; Rutherford, 2001 a, b,

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87 Laufer, 1982). Les hommes dirigeants, jaloux de leur pouvoir, excluent les femmes de certains réseaux spécifiques ou « club des hommes » (Rutherford, 2001 a et b), ainsi, les processus de cooptation mis en œuvre au sein des classes dirigeantes contribuent à retreindre l’accès des femmes au « dernier cercle » (Laufer, Fouquet, 2001, 1997).

ƒ Les systèmes de gestion et d’évaluation sont souvent sous-tendus par des normes de disponibilité et de mobilité : « le critère de « disponibilité-mobilité » est désormais

considéré comme un critère essentiel de l’accès des cadres au groupes des cadres à haut potentiel » (Laufer, 2005 ; Laufer, Fouquet, 2001). Or les femmes cadres sont moins

souvent disposées que les hommes à accepter cette mobilité-disponibilité.

ƒ L’investissement conjugal et familial des femmes cadres les conduits à gérer différemment leur temps de travail et leur mobilité. Alors que les charges familiales entravent la carrière des femmes, elles semblent stimuler celle des hommes car leur rôle de « bon père » se confond avec leur investissement professionnel (Gadéa, Marry, 2000). Le mariage constitue un handicap pour les femmes hautement qualifiées alors qu’il avantage les hommes (de Singly, 1987 ; Barrère-Maurisson, 1992). En outre, les femmes cadres qui vivent en couple sont deux fois plus souvent en ménage avec un homme cadre que les hommes cadres le sont avec une femme cadre (Bouffartigue, Gadea, 2000). Les femmes cadres sont donc plus souvent dans des couples à double carrière, ce qui peut les conduire à faire des compromis, en termes de mobilité et de disponibilité, par rapport à la carrière de leur conjoint (Laufer, 2005).

ƒ Au regard des difficultés spécifiques auxquelles elles sont confrontées, les femmes cadres peuvent s’inscrirent elles-mêmes dans des stratégies d’auto exclusion des sphères dirigeantes. Par exemple, faire le choix de « l’équilibre travail / famille » peut les conduire à se diriger vers des modèles de carrière moins valorisés (Laufer, Fouquet, 2001, 1997 ; Laufer, 1998 ; Méda, 2001). Les postes d’expertise, où les femmes sont plus nombreuses, semblent faciliter la pratique d’horaires raisonnables, mais l’encadrement de subordonnés demeure un signe distinctif qui permet de sélectionner les futurs dirigeants (Laufer, Pochic, 2004).

Les parcours des femmes cadres à potentiel sont faits d’implication et de disponibilité (Laufer, 2005), ces femmes adoptent des comportements généralement associés au « masculin » (Belghiti-Mahut, 2004). Même si elles adhérent aux modèles dominants des cadres dirigeants proposés par l’entreprise, elles rencontrent malgré tout certains obstacles spécifiques. Les processus de parrainage (ou mentorat) et l’appartenance à certains réseaux

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88 jouent un rôle déterminant dans l’avancement hiérarchique de ces femmes (Laufer, 2005 ; Belghiti-Mahut, 2004 ; Laufer et Fouquet, 2001). En effet, l’encouragement dans la carrière de la part de collègues ou de mentors ne va pas de soi pour les femmes cadres, contrairement aux hommes (Belghiti-Mahut, 2004). Les articulations entre le travail et les autres temps de la vie constituent également un facteur déterminant. D’après Poilpot-Rocaboy et Kergoat (2006), la problématique de l’égalité professionnelle doit être pensée en termes d’égalité des temps.

Finalement, les carrières des femmes apparaissent comme la résultante de « médiations » (Pigeyre, 2001), soit externes à l’entreprise - comme les articulations entre vie personnelle et vie professionnelle, les négociations avec le conjoint - soit internes à l’entreprise, il s’agit là de la capacité des femmes à contourner les discriminations issues des normes masculines.

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