• Aucun résultat trouvé

La porosité des temps chez les cadres

3. P OURQUOI LA POROSITÉ DES TEMPS CHEZ LES CADRES ?

3.3. Les enjeux pour les organisations

La question de la porosité des temps devient à la fois incontournable et problématique chez les cadres. Les relations entre temps professionnel et temps personnel intéressent les entreprises à de nombreux égards. Après avoir brosser un portrait des enjeux de la porosité des temps pour les cadres, cette section présente les défis et les interrogations soulevées du point de vue des organisations qui les emploient.

La formation professionnelle

La question de la porosité des temps recoupe celle de la formation professionnelle. Les modalités des formations peuvent parfois faire intervenir une porosité des temps importante (séminaires de formation qui éloignent le cadre de son milieu familial). Plus généralement, c’est la question du temps de formation qui est posée (à qui profite vraiment la formation ? Qui doit payer ? Ray, 2002), dans un contexte de remodelage des articulations entre les temps de formations et les temps d’activité (Lallement, 2003).

Efficacité, performance et coûts

Qu’est ce que l’efficacité pour un cadre? Comme le rappelle Baron (2001), il est bien difficile de dire ce qu’est un cadre vraiment efficace pour l’entreprise. Lorsqu’il « perd » deux heures à déjeuner avec un client, est-il nécessairement moins efficace ? Par définition,

CHAPITRE V. La porosité des temps chez les cadres

150 l’efficacité d’un cadre se mesure sur le long terme. En outre, l’efficacité des uns n’est pas toujours compatible avec l’efficacité des autres. Pendant une minute, on peut gagner son temps et perdre celui du patron, ou l’inverse (Mispelblom Beyer, 1999).

En outre, la recherche de l’efficacité à outrance a souvent un coût. L’allongement de la durée du travail réduit le temps consacré aux loisirs et à la détente, accroissant ainsi les risques de problèmes de santé : la fatigue augmente avec la diminution du temps de sommeil et les obstacles à la vie familiale et sociale du travailleur (Legault et al. 2006). Les cadres sont souvent conduits à comprimer les temps morts (c.f. chapitre III), au risque de s’épuiser. La dépression et l’épuisement professionnel des cadres (burnout) ont été largement étudiés (Gauléjac, 2005 ; Aubert, 2003 ; Bakker, et al. 2005). Aubert et Gauléjac (1991) décrivent comment des cadres performants « s’effondrent », en raison de l’épuisement professionnel. Aux États-Unis comme en Europe, le manque à gagner (absences, maladies, retraite prématurées) imputé au stress professionnel représenterait environ 5% du PNB21.

Selon le médecin du travail Bernard Salengro (2005), la pression temporelle à laquelle sont soumis de nombreux cadres réalise une véritable corrosion, source de dommages individuels et collectifs : « c’est dans un premier temps la perte de civilité, la perte des

subtilités et de l’humour, puis apparaît l’irritabilité, la nervosité et la propension plus facile à se mettre en colère » (Salengro, 2005, p. 145). Le stress négatif ou l’agressivité d’un manager

peuvent avoir des retombées néfastes sur les performances de toute une l’équipe. L’ensemble de ces phénomènes favorise la rotation du personnel, générant ainsi des coûts supplémentaires pour l’entreprise (recrutement et formation de nouveaux salariés, voire procès pour harcèlement moral, Cooper et Clarke, 2004).

Les articulations emploi/ famille

De précédentes observations (Genin, 2002 et 2004) ont montré que la porosité des temps pouvait apparaître comme une forme de bricolage, une réponse individuelle et informelle aux problèmes d’articulation entre différentes temporalités. Le conflit emploi / famille peut se traduire par des difficultés pour les salariés comme pour leurs employeurs. Tremblay (2004 et 2000) souligne que l’interférence entre le travail et le hors travail est à double sens : « Si le

travail a une incidence sur la vie familiale, l’inverse est aussi vrai, à savoir que le déséquilibre de la vie familiale entraîne nécessairement des conséquences sur le rendement au travail » (Tremblay, 2000, p.173).

CHAPITRE V. La porosité des temps chez les cadres

151 Concernant les cadres, on peut supposer que les principaux problèmes qui préoccupent leurs employeurs quand au conflit emploi / famille ne sont pas tant liés aux rendements ou à l’absentéisme (qui concernent la main d’œuvre moins qualifiée) mais plutôt au recrutement et à la fidélisation des talents. Changer d’employeur, passer à temps partiel ou refuser un poste exigeant une mobilité professionnelle, sont autant de conséquences négatives du conflit emploi / famille, pour les salariés, comme pour leurs employeurs (Tremblay, 2004).

De nombreuses études (Lobel, Googins, Bankert, 1999 ; Scheibl, Dex, 1998 ; Grover, Crooker, 1995 ; Kirchmeyer, Cohen, 1999 ; Hook, 1996), en particulier anglo-saxonnes, montrent que les politiques d’entreprise de conciliation emploi / famille contribuent à fidéliser les salariés en augmentant la satisfaction. En outre, le conflit emploi / famille est corrélé positivement à l’intention de quitter l’entreprise (Netemeyer et al., 1996; Borgi, 2002). Plus qu’un contrat de travail, l’employeur « vend » aussi un rapport au temps à ses salariés. Pour un cadre, le choix de son entreprise correspond également à un choix de mode de vie.

Enfin, le conflit emploi / famille peut avoir des effets sur la disposition de certains cadres à assurer de nouvelles responsabilités professionnelles, notamment eu égard à leur incapacité ou résistance, à consacrer plus de temps au travail (Tremblay, 2004). Les articulations entre l’emploi et la famille étant largement sexuées, de telles problématiques devraient rencontrer un écho particulier dans les entreprises soucieuses de développer l’égalité professionnelle. Pour Poilpot-Rocaboy et Kergoat (2006), l’égalité professionnelle passe avant tout par l’égalité des temps entre les hommes et les femmes.

Davidson et al. (2004) ajoutent que les entreprises sont toujours en quête des meilleurs talents. Les femmes constituent aujourd’hui près de 50% de la main d’œuvre mondiale, pourtant elles ne représentent qu’un pourcentage minime des cadres supérieurs et dirigeants. Pour ces auteurs, les entreprises ne peuvent plus s’offrir le luxe de sous-utiliser ou de perdre le vivier de talents composé par la main d’œuvre féminine. Or, comment profiter pleinement de cette main d’œuvre si les femmes n’ont pas la possibilité de consacrer autant de temps à leur emploi que les hommes? En outre, Landieux-Kartochian (2005) souligne que de nombreuses recherches américaines concluent à une corrélation entre le pourcentage de femmes dans les équipes de directions et les performances financières des entreprises (Adler, 2001; Catalyst, 2004). Malgré les limites inhérentes au caractère expérimentale de ces travaux, ils ont le mérite de porter au premier plan ces problématiques qui, semble-t-il, vont prendre de l’ampleur dans un contexte où se développent les réflexions sur la responsabilité sociale de l’entreprise (Landieux-Kartochian, 2005) et sur l’égalité professionnelle. Si l’accès

CHAPITRE V. La porosité des temps chez les cadres

152 des femmes à des postes de direction devient un enjeu stratégique et financier pour les entreprises, ces dernières ne pourront faire l’économie d’une réflexion sur le temps des hommes et le temps des femmes.

Toutefois, les difficultés liées à l’articulation emploi / famille ne sont pus uniquement féminines. Dean Lee et Menon (1998) montrent que les hommes managers dans des familles à double carrière sont défavorisés par rapport à ceux dont les conjointes sont inactives ou à temps partiel, les derniers progressent plus vite dans la hiérarchie.

Autonomie et relations sociales

Si l’ère du contrat de confiance entre les cadres et leur entreprise apparaît en partie révolue, comment, dans une nouvelle logique du donnant-donnant, faire coexister autonomie et contrôle, pour un travail de plus en plus dématérialisé et dé-spatialisé ?

Cette question reste irrésolue tant du côté des entreprises que de celui des organisations syndicales censées représenter les cadres. La porosité des temps peut être soit l’expression d’une réelle autonomie dans le travail, soit au contraire, la manifestation d’un ensemble de contraintes. En conséquence, les organisations syndicales sont relativement divisées face à ces questions. On peut donc s’interroger sur l’avenir de la porosité des temps dans la négociation collective.

En 2001, la CFE-CGC était opposée au forfait jour en raison des dérives possibles. En 2006, la CFDT-Cadres constate qu’en matière de conciliation emploi / famille « la somme des

arrangements individuels ne conduit pas à une meilleure organisation sociale, bien au contraire. Sans négociation collective de ces arrangements, le risque est évidement majeur de voir rogner les temps d’échanges et de constructions collectifs […] Le droit à une vie équilibrée pour tous et librement choisie devient un enjeu sociétal important »22. La logique syndicale se heurte ici de plein fouet à l’individualisation des pratiques de gestion. En effet, l’individualisation du temps de travail est souvent présentée par les entreprise comme une solution au conflit emploi / famille.

En conclusion, la porosité des temps ne se résume pas à un simple problème de comptage des heures, mais englobe des questions beaucoup plus vastes. Plus qu’un phénomène individuel, elle sous-tend des enjeux sociaux, tant au niveau des cadres, que des organisations qui les emploient et des syndicats qui les représentent. Le droit à la

CHAPITRE V. La porosité des temps chez les cadres

153 déconnection, proposé par la CFDT Cadres pour permettre aux cadres de profiter pleinement de leur temps personnel et récupérer, est un exemple de la prise de conscience collective de ces dimensions.

Documents relatifs