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Les cadres, une catégorie socioprofessionnelle en proie à de profondes mutations

2. L ES CADRES , UNE CATÉGORIE PROFESSIONNELLE DÉSTABILISÉE ?

2.4. La fin du contrat de confiance

La stabilité de l’emploi, la promesse d’une carrière, les différences de salaire entre cadres et non cadres sont des éléments centraux du contrat de confiance qui relie les cadres à

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93 leur employeur. Or, l’ensemble de ces aspects est aujourd’hui remis en question (Bouffartigue et Gadéa, 2000).

2.4.1. La stagnation des salaires et des revenus

Alors que les années 1980 ont été synonymes pour les cadres d’un accroissement rapide des salaires et du pouvoir d’achat, les années 1990 ont été marquées par un net ralentissement et la généralisation des pratiques d’individualisation des rémunérations (Bouffartigue, 2001b). Entre 2001 et 2002, les salaires annuels nets moyen augmentent de 0.6% pour l’ensemble des salariés mais le pouvoir d’achat réel des cadres stagne. Le salaire annuel moyen net est de 42.356 euros, soit 3 530 euros par mois (Insee, 2002). D’après le panel OSCAR12, en 2005, 42% des cadres ont perdu du pouvoir d’achat. Ainsi, l’individualisation des rémunérations est de plus en plus discriminante : seuls les bénéficiaires d’augmentations individuelles voient leur pouvoir d’achat s’améliorer, ce sont en priorité les jeunes cadres et les cadres aux plus hauts revenus (Fontaine, 2006). Les différences de salaire entre les cadres dirigeants et les autres cadres n’ont jamais été aussi importantes (Bouffartigue, 2001 b).

Breton et Lallement (2004) analysent le salaire des cadres comme le prix d’une double disposition : l’autonomie et la disponibilité. Les cadres les mieux rémunérés sont d’abord les plus autonomes (dans l’organisation de leur activité, de leurs formations, des moyens dont ils disposent, etc) et les plus disponibles au quotidien et pour une carrière mobile. Finalement, l’étude des rémunérations des cadres confirme l’accroissement des écarts internes à la catégorie.

2.4.2. Des carrières plus incertaines

L’unité symbolique des cadres a longtemps reposée sur la notion de plan de carrière, c'est-à-dire une progression hiérarchique programmée dans une organisation stable (Bouffartigue, 2001 b). Or les probabilités objectives et les espoirs subjectifs de carrière des cadres semblent aujourd’hui remis en question. En effet, ce sont plutôt les experts que les cadres encadrants qui ont vu leurs effectifs s’accroître, en outre, les politiques d’économie sur la masse salariale et le raccourcissement des lignes hiérarchiques se sont traduits par une diminution mécanique du nombre de postes offerts à la promotion (Bouffartigue et Gadéa,

12 Le 13 septembre 2006, la CFDT – Cadres a rendu public les résultats de son panel sur les salaires : OSCAR

(Observatoire du Salaire des Cadres et de leurs Revenus) représente un échantillon homogène de 754 cadres employés à temps plein, sans interruption de carrière au cours des 5 dernières années.

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94 2000). Ainsi, la carrière devient une incertitude majeure, selon Montchatre (1998), elle semble plus que jamais dépendre de la capacité individuelle des cadres à s’inscrire dans les processus de labellisation « cadre à potentiel » utilisés par les entreprises (voir section 2.2).

Selon Salengro (2005), les hommes cadres déclarent à 56% avoir une perspective de carrière négative, contre 48% des femmes, ces différences s’expliquent vraisemblablement par les différences de représentation de « la carrière » pour les hommes et les femmes (Laufer et Fouquet, 2001).

Dany (2001) montre que les promesses de carrière existent toujours mais qu’elles s’adressent aux cadres de manière différentiée. Selon cet auteur, les carrières sont de plus en plus tributaires des logiques de segmentation qui s’imposent aux cadres. Ainsi, elle distingue quatre types de promesses de carrière :

ƒ La promesse de carrière objective est sous-tendue par une ascension hiérarchique, ce type de promesse s’adresse essentiellement aux cadres labellisés « à haut potentiel ».

ƒ La promesse de carrière subjective : dans de nombreux cas, les cadres cherchent encore à imaginer leur carrière à l’interne, ils apprennent à se satisfaire de parcours de type horizontal, qui ne correspondent pas à la conception traditionnelle du succès.

ƒ La promesse d’employabilité concerne certains cadres expert et dirigeants qui, forts de ressources spécifiques, ont le sentiment d’avoir un large éventail de possibilités pour se réorienter à l’extérieur de l’entreprise.

ƒ La promesse en matière d’employabilité s’adresse aux cadres les moins dotés en diplômes et en réseaux, elle consiste souvent à éviter la précarisation en encourageant la formation continue par exemple.

Allant à l’encontre de l’idée du cadre nomade, entrepreneur de lui-même, Dany et Rouban (2004) montrent que la plupart des cadres souhaitent en priorité évoluer à l’interne. A la figure du « cadres stratège », acteur de son destin et apte à saisir toutes les opportunités se présentant sur le marché de l’emploi, il convient d’ajouter la figure du cadre pragmatique, soucieux de trouver dans son environnement local les ressort de sa motivation (Dany et Rouban, 2004). En résumé, la promesse de carrière objective, autrefois élément essentiel du contrat de confiance entre les cadres et leur employeur, ne s’adresse plus aujourd’hui qu’à un petit nombre de privilégiés.

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2.4.3. L’expérience du chômage

La montée du chômage des cadres est sans doute l’élément de déstabilisation du groupe ayant rencontré le plus d’écho dans les média. Selon Pochic (2001), la dramatisation du chômage des cadres s’explique, entre autres, par la remise en question du statut cadre comme pôle attracteur de la société salariale et la fin de la croyance selon laquelle le chômage serait inversement proportionnel au niveau de diplôme. Pourtant, les chiffres du chômage des cadres restent relativement faibles.

La montée importante du chômage des cadres intervient au début des années 1990, jusqu’à lors, le taux de chômage des cadres et professions intellectuelles supérieures était de l’ordre de 2%. Leur taux de chômage s’accroît rapidement à partir de 1992 pour culminer en 1994 à 5,1%, avec prés de 10% des cadres administratifs de commerciaux d’entreprise touchés par le chômage (Boufartigue et Gadéa, 2000). Le taux de chômage des cadres et professions intellectuelles supérieures diminue ensuite progressivement jusqu’en 2001 (3,1% ; Insee, 2002), pour remonter à partir de 2002. En 2005, le taux de chômage des cadres et professions intellectuelles supérieures était de 4,9% (Attal-Toubert et Lavergne, 2006).

Les caractéristiques du chômage des cadres ne correspondent pas à celles des autres catégories socioprofessionnelles. Les femmes cadres sont touchées par le chômage dans des proportions équivalentes à celles des hommes. Le rôle de l’âge dans l’exposition au chômage varie selon les catégories de cadres. Chez les administratifs et commerciaux, les cadres âgés de plus de 50 ans sont en permanence surexposés. En revanche, chez les ingénieurs, les moins de 30 ans sont aussi touchés que les plus de 50 ans. Enfin, la protection contre le chômage offerte par le niveau de diplôme est surtout valable pour les diplômes de grandes écoles d’ingénieur ou de commerce (Bouffarigue et Gadéa, 2000).

En résumé, tous les cadres ne sont pas exposés au même risque de chômage et tous n’ont pas la même probabilité statistique de retrouver un emploi. Les différentiations internes au groupe, notamment selon l’âge et le diplôme, camouflées dans les périodes de croissance, deviennent manifestes dans les périodes de restructuration du système économique (Pochic, 2001). Les carrières des cadres français sont plus courtes et plus intenses que celles de leurs voisins européens. Les taux d’emploi des cadres juniors et seniors sont parmi les plus bas d’Europe (Mahieu et Quinodon, 2006).

Le chômage est une expérience particulièrement déstabilisante pour les cadres. Il est souvent synonyme de déclassement. En effet, plus de la moitié de ceux qui avaient retrouvé

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96 un emploi en 1996, n’avaient plus le statut cadre (Bouffartigue et Gadéa, 2000). Le vécu du chômage semble singulièrement douloureux chez les cadres de plus de 40 ans, que rien n’avait préparé à une telle expérience. Pochic (2001) note que paradoxalement, le chômage renforce l’attachement à la distinction cadre / non cadre, car les cadres au chômage sont pris en charge par des intermédiaires qui leur sont spécifiquement dédiés (APEC, cabinets d’outplacement, etc.).

Selon Bouffartigue et Gadéa (2000), l’expérience du chômage pourrait devenir d’autant moins traumatisante chez les jeunes générations de cadres qu’elle tend à se banaliser. En outre, les licenciements de cadres se soldent de plus en plus souvent par des transactions, même si ces derniers ont recours aux prud’hommes de façon croissante (Livian, 2001). Ainsi, le chômage des cadres pourrait participer activement à la redéfinition des relations de confiance vers des relations plus contractualisées (Bouffartigue et Gadéa, 2000).

2.4.4. Des relations plus contractualisées

L’effritement du « pacte de confiance » (Bouffartigue et Gadéa, 2000) entre les cadres et leur entreprise au profit de relations plus contractualisées s’observe, du côté des entreprises, par une augmentation des processus d’évaluation des cadres et réciproquement, les cadres ont davantage recours aux prud’hommes qu’auparavant.

Les procédures d’évaluation des cadres (de leurs compétences, de leurs résultats, etc…) se sont généralisées, dans les grandes entreprises tout au moins. Selon Trépo et al. (2002), 95% des cadres des 700 plus grandes entreprises françaises sont soumis à une évaluation. L’enquête TEC13 montre que 80% des cadres interrogés ont un entretien régulier et obligatoire avec leur hiérarchie (Livian et Tessier, 2004), ce taux était de 63% dans une enquête menée en 1991 (Dany, Livian, Sarnin, 1991). Les cadres sont donc massivement soumis à des systèmes d’évaluation, dont certains d’entre eux sont également acteurs. Pour beaucoup, ces procédures influencent la définition des objectifs et la gestion de carrière, elles débouchent parfois sur des évolutions salariales (Livian, Tessier, 2004).

Les aspects comportementaux de l’évaluation semblent revêtir une importance particulière : les « savoir être » et les qualités relationnelles sont considérés comme des critères essentiels (Livian, Tessier, 2004). L’objectivation de tels critères est sujette à controverses : quid de la subjectivité de l’évaluateur ? Ainsi, si la plupart des cadres de

13 Enquête le Travail En Question, menée en 2002 et pilotée par la CFDT, exploitée dans l’ouvrage Les cadres au travail. Les nouvelles règles du jeu, sous la dir. A. Karvar et L. Rouban, La Découverte

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97 l’enquête TEC jugent les critères de leur évaluation justes, ils sont beaucoup moins nombreux à les considérer transparents. Enfin, Trépo et al. (2002) montrent comment les procédures d’évaluation, à la recherche de précision et d’objectivité, sont pétris de contradictions et porteurs de davantage de pression au travail.

A cette contractualisation des relations cadres / entreprise à travers la définition et l’évaluation d’objectifs toujours plus nombreux, les cadres répondent par une utilisation plus fréquente du recours contentieux.

L’observation des litiges entre les cadres et leurs employeurs montre que les pratiques usuelles de départ négocié échouent plus souvent qu’auparavant et se règlent par un recours aux prud’hommes. Le nombre d’affaires traitées a augment`de 52 % entre 1984 et 1994 (Livian, 2001). Les cadres sont jugés sur leurs résultats et leurs comportements, ainsi, l’insuffisance de résultat et l’insuffisance professionnelle peuvent être des causes de licenciement. Dans cette mesure, la nature des objectifs à atteindre et les conditions de leur fixation deviennent des enjeux centraux pour les cadres.

Delteil et Dieuaide (2001) concluent à un phénomène inédit de distanciation réciproque des cadres et des entreprises, et à l’affirmation de nouveaux liens plus contractuels et plus éphémères : « Entre 1992 et 1998, on observe en effet une augmentation de la proportion de

cadres ayant pensé ou essayé de quitter leur entreprise dans l’année en cours (21% contre

14% en 1992) et ayant fait des démarches personnelles dans ce sens : envoi de candidature,

consultation d’offres d’emploi, réécriture du CV » (Delteil, Dieuaide, 2001, p.20).

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