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Tutoiement/vouvoiement

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 71-74)

Nous avons une langue délicieuse qui permet d’introduire une distance plus ou moins grande avec l’interlocuteur grâce aux mécanismes du tutoiement et du vouvoiement. Pauvres peuples qui ne disposent pas dans leur grammaire de cette belle possibilité. Et même si nous n’allons pas aussi loin que les Espagnols dont la langue permet jusqu’à distinguer le vouvoiement des membres d’un groupe du tutoiement, le raffinement permis par le français est propre à une infinité de chatoiements divers.

Durant de nombreuses années j’ai joué de cette possibilité. J’ai ondulé entre un vouvoiement hautain et un tutoiement direct : le premier maintenait à distance des personnes que je percevais comme des envahisseurs de ma sphère intime tandis que le second était une invitation à pénétrer dans cette même sphère. Avec une constance redoutable, marqué également par une habitude normande de ne pas entamer trop vite des relations avec des étrangers, je persévérais parfois dans un vouvoiement dont l’abandon eut favorisé des relations plus chaleureuses mais que je redoutais de voir surgir. Grâce à cette subtilité de langage, j’entretenais un mécanisme de protection. J’étais en état de distanciation ou de dissonance avec les personnes de mon entourage. Le vouvoiement était un moyen pour moi de montrer et de creuser cette différence, comme un état de fait qui alimente une situation et que cette même situation aggrave encore, en un mécanisme auto

alimenté. Je jalousais ceux qui vouvoyaient leurs parents, je n’avais eu cette chance, je me rattrapais ailleurs. Et malgré les habitudes de certains milieux alternatifs d’entamer la conversation avec le tutoiement, il m’est arrivé d’introduire une dose de vouvoiement inhabituel : cela me singularisait et attirait sur moi des regards interrogateurs ou admiratifs. J’étais au comble de la joie, ayant obtenu cette distinction que j’enviais chez d’autres.

Je travaille dans une entreprise où le tutoiement est de rigueur, à la fois une manière de faire croire que la hiérarchie est absente et que nous sommes dans un lieu plein de coolitude (ce que

démentent presque toutes les pratiques). Une certaine habitude prolétaire liée au passé centenaire de l’établissement n’est pas non plus étrangère à cette habitude. Avec quelques collègues, nous avons eu à nous adresser à quelques hauts dirigeants afin de les sensibiliser à certains de nos

problèmes que leur hauteur hiérarchique les avait privés d’apercevoir. Plusieurs échanges, directs ou par email, furent nécessaires pour leur faire prendre conscience de notre misérable réalité. Cela ne m’étonnait guère tant j’avais l’habitude d’une complète cécité de la part de managers habitués à gérer leur personnel comme on gère un stock de banane. Beaucoup de mes camarades usaient du tutoiement pour s’adresser à eux, se piquant de perpétrer l’illusion d’une fraternité de fait ou d’intention. Et quelle ne fut pas leur surprise de constater que je me refusais de plier à cette convention ! Je voulais une distance entre eux et nous : si je l’avais abolie avec mes pairs, je ne voulais pas la négliger dans un échange entre un maître et des salariés. Nous étions dans un lien de subordination et je ne souhaitais pas passer sous silence. Je ne tentais pas d’utiliser un artifice de langage qui eut permis de faire croire à une fausse confraternité. Ma volonté était de mettre à jour les vraies relations à travers le plus simple de nos outils, la langue. Manière de dénoncer des pratiques dont l’hypocrisie n’est pas la dernière des caractéristiques (J’ai un caractère buté…) Mes enfants ont pratiqué des sports nautiques. Les mois passant j’ai pris langue avec l’animateur. Malgré cela, je gardais un écart avec lui et les autres parents par l’utilisation systématique du vouvoiement, ne voulant pas être impliqué dans la gestion d’un club où les affaires n’étaient pas simples. Mes relations avec l’animateur n’en paraissaient pas moins empruntes d’un étrange artifice relativement à l’époque actuelle où le tutoiement s’impose très rapidement. Je percevais chez lui des signes de connivence auxquels je ne répondais pas. Un jour de fin de printemps, j’étais sur la berge, l’animateur gréait un catamaran, il me posa subitement la question redoutée : « Ça vaudrait pas le coup qu’on se tutoie, non ? » Je le regardais probablement stupidement. J’étais désarçonné. Il avait démonté mon mécanisme naturel de protection. Je regardai l’autre rive. Je cherchai une voie d’échappement. Je n’en trouvai aucune. Le temps était superbe. Nous étions décontractés. Il ne servait plus à rien de me montrer rocailleux. Je capitulai rapidement. Nos relations devinrent plus simples, plus spontanées, moins guindées, moins imprégnées de cette rigueur qui me semblait impérative et qui, en se surajoutant à des relations qui n’en demandaient pas tant, les compliquaient inutilement. Je compris alors que j’avais tort et que je ferais mieux à l’avenir d’abandonner cette défiance primaire. Je devais m’ouvrir à une humanité généreuse. Il me fallait changer.

Ce fut un long déracinement de soi par soi, le lent avènement d’une vision plus empathique de l’humanité et la fin d’un processus qui ne pouvait qu’à l’enfermement de soi dans soi. Je ne voulais plus rester dans des habitudes figées, je voulais privilégier les flux, les mouvements, les absences et les présences. Impossible programme à mener à l’intérieur de moi-même, pour moi-même et pour changer vraiment mon rapport aux autres, trop moisi jusque-là. L’interrogation de ce moniteur était venue à point. Le fruit était sur le point de mûrir, il l’a cueilli à temps. Je voulais et je devais changer, sous peine de dépérir. Sa question m’a déstabilisé autant qu’elle m’a fait prendre conscience de l’urgence de cette nécessité. Il me fallait renouveler ma façon de me comporter et cela ne pouvait se faire de manière consciente et constante afin de m’assurer une ouverture aux autres, gage d’une stabilité émotionnelle nécessaire.

J’ai longtemps mis sur le compte d’un certain dandysme irrépressible le fait de ne pas entrer de manière « simple » en relation avec les gens. Un sentiment de supériorité, une morgue associée à l’envie d’être différent m’empêchaient d’accepter cette égalité réelle avec mes semblables. Le vouvoiement me convenait parfaitement, exact reflet de mes sentiments, mélange d’arrogance aristocratique et de dérision sur les rapports humains. Je me suffisais à moi-même. Je pouvais donc mépriser et maintenir à distance le reste de l’humanité. Il me faudra un temps très long avant de

réviser mes jugements, un temps très long et quelques accidents. Le temps de remiser mon orgueil, celui de s’ouvrir aux autres et de découvrir leur beauté, et de comprendre que nous sommes tous nécessaires les uns aux autres. J’ai compris alors que cette attitude hautaine n’était que l’expression d’une certaine peur et d’un manque d’humilité qui me tenait à distance des autres et qui

m’empêchait d’entrer en contact avec eux. Il m’a fallu rattraper le temps perdu. J’avais été stupide trop longtemps.

De même pour le kiné qui m’a longtemps suivi. Cet homme m’a massé, m’a touché la peau, m’a scruté sans être un de ses intimes, mais je refusais de le tutoyer alors que nombre de ses patients franchissaient le pas dès la première séance. Je protégeais ma bulle contre ses attaques. J’étais parfois tenté d’introduire le tutoiement dans nos rapports, une force répulsive m’en empêchait, et lui-même, pris dans un rapport professionnel, ne voulait pas être à l’origine d’un tel changement. J’étais incapable de comprendre qu’accepter l’autre, à travers ce tic de parole, n’impliquait pas nécessairement la destruction de mon moi, mais au contraire, pouvait être le gage d’une meilleure complicité et d’une réelle empathie. De même pour mes camarades de train. J’entends par ce terme ces hommes ou femmes qui sont effectuent peu ou prou le même trajet que moi, quotidien, banal, depuis de nombreuses années. On finit par se saluer, se serrer les mains, échanger quelques mots, râler contre les retards sans explication de la SNCF : je les tutoie désormais systématiquement, après être resté à l’écart pendant un temps très long qui me semble ridicule aujourd’hui. Je ne dois pas avoir de regret de cette attitude passée, juste me réjouir qu’elle est révolue et que j’essaie de développer un comportement inverse.

Un ami, trop tôt disparu, avait pour habitude de créer des cercles de connaissances étanches entre eux, entre lesquels le seul canal de communication était lui seul : il gardait jalousement à distance les uns des autres, inventant des histoires et gardant une large distance finalement avec tous au risque de vivre seul. Ses cercles professionnels étaient maintenus à l’écart de ses cercles amicaux et à l’intérieur de ceux-ci, il avait rigoureusement établi des frontières connues de lui seul, qui ne débordaient que rarement sur sa famille. Je voudrais qu’il soit encore en vie pour lui crier que tout cela est inutile, épuisant, sordide, dangereux et qu’il vaut mieux tâcher d’accueillir l’autre, encore et toujours, et se montrer généreux de son temps et de son écoute. On a bien plus à y gagner. Je préfère désormais essayer d’entrer en contact avec les gens, entendre leurs histoires, pénétrer dans leur univers plutôt que de rester dans mes schémas mentaux, me laisser percuter par les autres au lieu de chercher à me protéger en permanence, initier un échange permanent, riche, contradictoire plutôt que d’être à moi seul une île inaccessible. Il me reste des actes et des pensées issus de mes réflexes d’antan, je le sais et pourtant, je veux à tous prix les corriger, les vieilles habitudes sont ancrées.

Jeune ingénieur, je découvris avec stupeur la rudesse des rapports professionnels. Une collègue, jeune femme aigrie peu portée sur la compassion, vint interroger la secrétaire de notre service. Je passai là pour faire ce qui ne se fait plus, des photocopies. La jeune femme en question, l’air attristé, voulait savoir la raison pour laquelle la secrétaire ne l’aimait pas. « Tu vois, j’ai l’impression que tu m’évites. Je voudrais savoir pourquoi », lui lance-t-elle. Décontenancé par la question, la secrétaire prit son souffle et du tac au tac répondit que dans la vie, on ne pouvait pas aimer tout le monde, qu’elle ne l’aimait pas, que c’était comme ça et qu’il fallait s’y faire. La requérante repartit illico, penaude d’avoir été rabrouée et que ce désamour fut affiché publiquement. Ayant espéré que de poser la question aurait pu résoudre un conflit latent, son désappointement prit la forme d’une crise

de larmes qui n’émut aucunement la secrétaire. Je fis mine de n’avoir rien entendu et repartit très vite. La scène ne dura pas plus de quelques secondes, mais la violence fut un choc pour moi. Et pourtant cette franchise me semble préférable. Je ne suis pas un bisounours, amoureux

inconditionnel de l’humanité entière. Je persiste à ne pas m’intéresser à la totalité du genre humain (On ne se refait jamais entièrement). Je continue à me fermer à certaines personnes que je juge toxiques. Cependant je tâche d’être plus patient. Je m’efforce de découvrir en l’autre la part d’humanité qu’il recèle et non pas la part de sociabilité qu’il affiche et qui compose son être social, seul visible à l’œil nu. En retour j’ai abandonné le cynisme, l’artificialité d’une conversation brillante utilisée par protection vis-à-vis d’un ennemi potentiel. Un retour aux anciennes pratiques surgit parfois, la bête refait surface, je redeviens l’espace d’un instant la brute asociale du passé, comme une manière de me rappeler les temps anciens, et j’espère que cela devient moins fréquent. Un nouveau couple de buralistes s’est installé dans ma ville, je leur ai proposé immédiatement de nous tutoyer.

Je me demande si le vouvoiement ne serait pas à supprimer dans la langue française.

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 71-74)