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La beauté de la jeunesse

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 190-193)

Levi-Strauss rapporte quelque part que dans certaines langues du Mato Grosso, il n’existe pas de terme pour différencier le mot jeune du mot beau, et que de manière symétrique, le même mot désigne vieux et laid. De même on ne compte plus les pages de la littérature ancienne qui nous décrivent la face immaculée de la jeunesse et le visage ridée de la vieillesse, louant celle-là et pourfendant celle-ci, rajoutant au passage que la lubricité de la vieillesse est indécente même si elle est identique à celle de la jeunesse. Jeune, l’étude des vieux textes de la littérature qui évoquent à longueur de pages les désastres de la vieillesse, les amours contrariées, la solitude, le

rabougrissement général me remplissaient d’ennui, je n’y voyais rien qui fut un écho à ma propre vie, j’avais la jeunesse, l’énergie, l’envie de vivre m’enrageait. Au mieux j’ignorais ces considérations inintéressantes (Je trouvais stupides les tableaux décrivant les trois âges de la vie), au pire, je

détestais ces vues réductrices qui essentialisent les âges, comme si les jeunes étaient forcément beaux et inversement pour les vieux, rien ne m’horripilait plus que ces caricatures.

Maintenant que je suis au seuil d’une première vieillesse, tous ces mots me reviennent, j’observe avec désespoir la lente dégradation de mon corps, je dois me concentrer plus fermement sur un sujet, des maudites lunettes me sont nécessaires pour lire, j’enchaine les petits désagréments, signes d’une vieillesse qui approche, je dois m’entretenir physiquement si je veux conserver une forme identique à celle que j’avais. Je vois de nouvelles générations de jeunes, toujours aussi étincelants, toujours aussi insolents ou inconscients, ils sont beaux, ils rient aux éclats, ils ont la vie avec eux, ils sont sûrs d’eux, ils marchent et ont envie de croquer cette vie qui s’offre à eux. Sans être un naufrage, la vieillesse est un handicap, une dégradation insupportable du corps, une

diminution sensible des capacités physique et intellectuelle que je ne peux accepter sans verser une larme. Je ne me souviens pas nécessairement de ma jeunesse comme d’une période dorée,

néanmoins, rétrospectivement, je peux affirmer que je vivais dans l’innocence de la dégradation qui était déjà inscrite dans mes cellules, je vivais dans une bulle d’inconscience qui s’est déchirée. La jeunesse est insolente parce qu’elle ignore ce qui irradie en elle, la beauté, la spontanéité, l’éclat, la force, l’irruption énergique de la vie qui ne demande qu’à s’exprimer, l’évidence d’une présence au monde. Le corps des jeunes irradie et cette irradiation insoupçonnée d’eux est la cause de la jalousie des autres, les grincheux, les vieux, celles et ceux qui savent la lente décomposition

physique et qui songent à leurs années perdues. Cette jalousie ressort sous forme de moquerie mais ils/elles voudraient être comme eux, rire comme eux, jouer comme eux, redécouvrir ce qu’ils savent déjà, retourner dans cet état de première fois, revivre les étés sans fin de leurs amours et plonger dans les eaux du Léthé afin de gagner une vie nouvelle. Je sais que la jeunesse peut être fracassée par la maladie, la mort, les accidents, les guerres au même titre que les adultes vraiment adultes. Mais je pense à tous les autres, les bien-portants, les survivants, les croqueurs de vie et qui portent dans le simple fait d’être présents des valeurs qui nous nourrissent toutes et tous. Ils sont la sève de nos sociétés.

Il faut les voir ces jeunes, bruyants, pleins d’énergie, intelligents, qui déambulent dans les rues qu’ils semblent occuper toutes entières tellement leur présence est imposante. Rien ne sert de lutter contre eux. Ils sont ici et partout à leur place. Ils sont venus au monde pour nous montrer que l’avenir est rempli de rêves et qu’ils ne laisseront à personne le soin de les réaliser. S’ils ont déjà connu les accidents de la vie ils savent qu’il ne leur sert à rien de différer leurs attentes. Leurs rires sont à la mesure de leurs rêves. Ils vivent, eux. Rimbaud est le symbole absolu de cette audace folle, de cette assurance, de ce génie assumé qui permet de tout bousculer avec la certitude d’être dans son droit : malgré ses tourments internes, il avait cette flamme intérieure propre à la jeunesse et qui parfois s’éteint avec l’âge.

Dans le bureau en face du mien quatre collègues s’entassent. Tous jeunes. Tous pleins de la vigueur et de l’enthousiasme qui caractérise leur tranche d’âge. Ils sont beaux, sportifs, prêt à mordre dans le labeur, capables de prendre à bras le corps de nouveaux projets, sans arrière-pensée, avec une vitalité toujours renouvelée. Ils sont admirables. Tout leur semble facile. Rompus à des technologies que je peine à maîtriser, ils ne se posent pas les questions qui me viennent immédiatement à l’esprit : comment aborder ce problème ? Comme faire en sorte que je puisse accomplir ce qui m’est demandé à l’heure puisque je ne maîtrise pas le sujet ? Ils foncent. Ils ont l’enthousiasme et la

capacité. Ils y vont. Ils avancent dans la direction qu’ils veulent. Le choix des possibles est infini pour eux.

Les réalisateurs ont bien compris la fulgurance de la jeunesse, ils montrent leurs corps, leurs attitudes, leur insouciance, leurs discussions sans fin. Ils connaissent le potentiel énergisant de ces images. Ils usent du corps de ces figures comme on use d’une plastique modelable à volonté et la transforment en une œuvre qui devient une apologie de la beauté. L’affiche seule de « Virgin Suicides » de Sofia Coppola est une propagande pour la beauté de la jeunesse, doublée d’une ambiguïté sexuelle à la manière de D. Hamilton. « Barry Lyndon » est un hymne à la beauté classique de Marisa Berenson. Dans « Le péril jeune » ou « L’auberge espagnole », la beauté des acteurs rehausse l’intérêt que l’on y porte. A contrario, dans « Amour », M. Hanneke ne craint pas de nous montrer avec une précision clinique la déchéance de la vieillesse, et l’on s’y intéresse moins…

Pour les plus vieux, la jeunesse est un totem, un mythe indépassable. Ce peut être un totem faux, ridicule, fragile, impermanent, il n’en demeure pas moins prégnant. La jeunesse est une construction de l’esprit à partir de son propre vécu, une élaboration des autres à partir de soi, idéalisée,

déformée, ou contraire, rejetée. La jeunesse est un composite de la projection de soi et de la société dans un groupe mythique, à part, résolument préservé, qui nous dicte l’avenir ou que l’on moque, mais qui participe à l’élaboration de soi rétroactivement à travers l’élaboration de ces autres : parce que nous voyons toujours de nouveaux jeunes surgir, nous savons que nous sommes éloignés d’eux, que notre vie est passagère, que nos sociétés percutées par le mouvement nous forcent à des adaptations incommensurables que la jeunesse comprend immédiatement. La jeunesse nous relie à la phase ultime. La jeunesse est un gouffre, un écran, une adresse finale à ce qui nous attache à la réalité. La naissance toujours incessante de nouveaux êtres est la promesse d’une société

renouvelée, même pour le pire.

La jeunesse est l’image inversée de nos sociétés névrosées. Si des sociétés anciennes ont pu accuser la jeunesse de tous les maux, pour notre époque désorientée, addicte, schizophrénique, bipolaire, paranoïaque, la jeunesse constitue un rempart, elle sait de quoi est fait un avenir que nous, les vieux, nous ne savons plus déchiffrer. Elle est une force nouvelle, belle, radieuse, qui saura affronter des maux que nous n’avons pas su combattre (même si nous en sommes à l’origine). La jeunesse est la promesse d’un jour toujours nouveau, un soleil toujours intense qui renouvellera, par son

innocence et sa force, la morosité de nos vies décrépies. Naïvement nous confions nos espoirs à cette jeunesse toujours renouvelée qui saura réussir là où nous avons échoué, comme si elle était miraculeusement protégée des scléroses qui nous ont rongés et capable de prolonger nos rêves. Nous ne cessons de magnifier cette jeunesse porteuse d’espoirs comme une célébration de nos propres défaite : elle a tout pour elle, et même si parfois l’écologie, l’économie, la politique nous pousse à voir dans l’avenir un ciel chargé, nous espérons que nos jeunes sauront échapper à la malédiction que nous avons creusée, ils ont l’envie, la créativité, la force, ils sauront tandis que nous sommes ignorants, et s’ils ne savent pas maintenant, ils apprendront bien mieux que nous. Son simple aspect physique est une preuve de sa perfection, la belle âme qui y est enfermée est une assurance d’un futur meilleur et l’aspect brouillon, peu efficace compensé par cette énergie qui viendra à bout de tout. Les publicitaires sont les relais de cette sensation. Et les parents sont nombreux à tomber dans le piège de la projection sur leurs enfants.

Telle le Minotaure, l’industrie du cinéma comme celle de la musique ou de la mode dévore de grandes quantités de jeunes qu’elle rejette au bout de quelques années : ils sont beaux, ils chantent l’amour, même le plus stéréotypé, ils ont appris à danser selon les standards les plus modernes, ils représentent l’espoir, ils sont des icônes d’une société en recherche perpétuelle de renouveau, recroquevillée sur cette quête cyclique frénétique de viande fraiche. Ils façonnent nos univers visuels et musicaux. Ils sont tout à la fois nos nouveaux Ulysse et Pénélope, nos Roméo et Juliette, nos Jason, nos Diane, nos Hamlet, nos Bach ou nos Mozart, nos Vinci. Dans une époque de

déconstruction et de mélange, pas d’importance pourvu que le nouveau surgisse, même dans la plus légère différence par rapport à l’existant. Ils sont un gage iconique d’une projection nouvelle de l’esprit du temps. Et même s’ils disparaissent, la nostalgie qu’ils inspirent accompagne celles et ceux qui les ont idolâtrés et transforment certaines strates de leur inconscient. Marilyne Monroe est morte juste à temps pour rester éternellement une superbe femme.

Parfois, une évidence me frappe, une fulgurance m’éblouit, je vois le visage d’un jeune et je l’ai à peine vu qu’immédiatement, je le/la vois avec quelques années de plus, je l’imagine alors les traits apparents, la fatigue de la silhouette, le blanc des cheveux, la main trop veinée, la peau trop sèche. C’est comme si d’un seul coup, j’étais projeté hors du temps dans lequel je suis englué et qu’un homme, une femme du futur se présentait à moi, sous les doubles traits d’un jeune et d’un adulte à la fois. Peut-être par un ressentiment inconscient, s’il se meut devant moi, je parviens à envisager la démarche plus lente comme s’il/elle était victime d’un ralentissement fulgurant. Ce n’est plus un jeune plein de beauté et de mystère qui est face à moi, c’est un adulte mûr, parfois un vieillard qui se passe lentement à mes côtés, un corps marqué par les années dont la déchéance a lentement commencé et qui descend vers la mort.

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 190-193)