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Ce qu’elle aurait pu être

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 66-71)

Petit, au plus profond de moi, je croyais que ma mère aurait pu être absolument tout ce que j’eusse voulu qu’elle fût. Il ne m’était pas difficile de l’imaginer dans tout autre occupation que celles où je la contemplais tant j’avais la foi en sa capacité d’adaptation. Ces rôles imaginaires de ma mère correspondaient à une envie de me voir émancipé d’une tutelle pesante tout aussi bien qu’un désir de voir cette femme qui se confiait régulièrement à nous qu’être confinée dans cette position de femme au foyer lui pesait, prendre sa vie en main et réaliser concrètement ses rêves. J’avais compris qu’elle nourrissait une nostalgie de ses années parisiennes qui furent un court moment de légèreté et de découvertes pour elle avant qu’elle ne se referme. Dans ces années où la féminisation des métiers n’avait pas atteint le niveau qu’elle a de nos jours, lorsque je voyais une femme occuper un poste, je me plaisais à imaginer ma mère à sa place. Dans mes scénarios elle devenait rayonnante,

efficace, parfaitement adaptée à son nouveau métier, capable d’occuper des métiers très

improbables pour elle, conductrice de bus, infirmière, femme politique, guerrière dans la jungle ou pilote d’avion. Ma mère était une héroïne d’un roman imaginaire destiné à moi seul puisque jamais je ne lui ai révélé les fictions que je me créais autour d’elle.

Pour moi ma mère était dotée de capacités infinies. Tenir une maison exige des qualités de titan et cela me semblait constituer le socle indispensable pour acquérir les qualités adaptées à toutes les situations possibles. Dans ma tête d’enfant admirant une femme dont la vie était dédiée la mienne, aucun métier ne pouvait lui demeurer interdit. Pilote de ligne, pompier sauvant au quotidien des vies, écuyère de haut vol, marchande de poisson (Nous étions en bord de mer), conductrice d’engins de chantiers ou directrice d’école, l’ensemble de ses possibles recoupait l’univers entier. Et jusqu’au métier mythique de marchande de bonbon qui nous auraient permis, à moi et à ma sœur, de bénéficier d’une ligne de crédit ouverte en permanence. Cela m’aurait permis aussi de gonfler d’importance auprès de mes camarades en tant que fils de la personne la plus importante du quartier, celle qui délivre les douceurs indispensables à des enfants nécessiteux.

Cela s’était avant. Avant le renoncement. Avant l’impossibilité du grand saut. Avant l’enfermement sur soi. Avant la fin des rêves. Avant mon propre détachement. Ma mère a nourri des espoirs de reprendre un travail, de se réinsérer dans une vie professionnelle qui l’eut rendue indépendante, plutôt qu’une vie enfermée dans le travail domestique ennuyeux, peu valorisé et restreint à une espace géographique. Il lui aurait fallu sortir, s’extérioriser, reprendre confiance et moi, enfant, j’avais senti combien elle avait besoin de soutien et mentalement je lui donnais de mes forces. Puis, peu à peu, elle n’y a plus pensé, le chômage de masse s’est installé, elle a envisagé le retour à la vie active de manière de plus en plus problématique, son envie s’est émoussée, la peur s’est installée, et même si sa vie lui pesait, elle n’eut plus la force d’affronter un employeur, de prouver ses qualités, de devoir chaque jour se battre pour un poste qui, peut-être, n’en vaudrait pas le coup. Tout cela lui sembla impossible, trop perturbant, trop énorme, trop écrasant. Elle s’affaissa, se renferma. Sa fragile silhouette ne fut plus de taille à affronter ce combat épuisant de la recherche d’emploi et d’une vie quotidienne dominée par toutes les tâches qui incombent à une travailleuse. Elle renonça et ce fut le début du déclin.

Elle sombra dans un théâtre d’ombres et quitta la lumière. Elle n’entrevit son avenir professionnel, et sa vie tout simplement, que sous un angle fermé, se privant consciemment et inconsciemment d’autres possibilités. Elle ne voulut plus tenter quoi que ce soit qui mit en danger son quotidien et bien que celui-ci ne lui apportât pas une pleine satisfaction, il était à même de répondre à son exigence première de stabilité. La religion lui sembla un temps un refuge à ses angoisses, mais le temps des miracles était passé, elle n’était pas faite pour des rites dont le sens lui échappait, son esprit était trop rebelle pour se contenter d’obéir stupidement, elle n’y trouva aucune réponse à ses questionnements, seulement un dessèchement de l’âme. La forme la plus achevée d’existence lui parut être de vivre dans une bulle la plus parfaite, hermétique aux bruits extérieurs du monde, de façon à ce qu’elle put préserver ses habitudes qui constituaient alors le gage le plus certain d’une existence à l’abri du doute. La pratique d’une ascèse quotidienne devait lui permettre de ne jamais remettre en cause ce modèle censé la protéger des tentations, jusque dans la relation avec mon père qu’elle mit véritablement sous cloche. La force de l’habitude lui parut la seule qui put conjurer la brutalité et la versatilité d’une existence contingente. Par ce moyen, elle put établir une barrière entre elle et le monde et ainsi, son cerveau put acquérir un calme optimum, le temps s’écoula

dorénavant de manière uniforme. Ce ne fut plus une mère, mais une statue de cire qui

accompagnait mon développement. Et si les questions sur la finitude de l’existence ou ses possibles à elle revenaient parfois, elles étaient domestiquées, appréhendées, rendues visibles et minimisées par le fait même qu’elle se sentait en sécurité.

Dès lors qu’elle s’est enfermée dans ce silence, ma mère fut un point d’interrogation pour moi. Je plongeai dans un désarroi grandissant. La fixité de son univers heurtait de plein fouet mon envie de mobilité. J’avais envie de découvrir le monde, elle renonçait à lui. J’avais envie de partage, elle restait attachée à une vie mesquine. Ma mère était un livre dont je ne parvenais plus à lire les lignes, autant parce qu’elle s’était recroquevillée que parce que moi, j’avais changé, je n’étais plus aussi attaché à elle, mon bonheur ne dépendait plus exclusivement d’elle, j’avais grandi. Nos envies étaient maintenant opposées et plus rien ne me paraissait pouvoir les réconcilier. Il ne me servait plus de l’imaginer projetée dans le brouhaha de notre époque pour me libérer moi-même : je devais compter sur moi seul pour mon émancipation et quant à elle, ses choix faisaient d’elle une

prisonnière et je n’avais aucun contrôle là-dessus. Elle avait renoncé au siècle pour se bâtir un cadre rigoureux, faits de règles précises et de contrôles stricts sur elle-même et son environnement immédiat. Mes espoirs de changements à son propos furent définitivement déçus. Il devint impossible de la transporter dans une autre vie parce qu’elle ne désirait plus d’autre vie, hormis celle bâtie par elle, prudemment, reflets de peurs multiples qui l’avaient submergée. Nos destins semblaient se croiser, elle s’attachait à maintenir un status-quo rigoureux et moi, je voulais tout bouleverser. L’inversion des courbes, si banal entre les vies des enfants et celles de leurs géniteurs, me semblait une violence inouïe. Si je me réjouissais de cette indépendance acquise, le prix à payer pour le fait que cette mère rendait mon univers familial pareil à un musée poussiéreux me paraissait exorbitant. Le poids de l’héritage était trop lourd. Le comportement de ma mère, empli d’une force toute conservatrice, amplifiait mon sentiment de révolte puisqu’elle me comprenait dans son espace vital à domestiquer.

Le décalage entre son quotidien et ses espoirs me rendait furieux. Au sentiment confus, naïf, d’un petit enfant qui porte en lui, croit-il, le bonheur de ses parents, avait succédé la colère d’un jeune adolescent désespéré par la posture défaitiste d’une femme. Des millénaires de culture judéo-chrétienne lui avaient inculqué une résignation morbide. Garant du bonheur familial, je me sentais suffisamment d’énergie pour renverser les tables si bien que le fatalisme de ma mère m’était insupportable, comme une réplique négative de ma propre révolte, une esclave soumise

passivement à l’injustice. J’étais sur une pente ascendante et la trajectoire de ma mère était sur une pente inverse. Cela m’était insupportable. L’amour que je portais ma mère était trahi par son incapacité à faire face aux difficultés. Plein d’une énergie juvénile j’aurais voulu emporter avec moi ceux que j’aimais dans un paradis parfait. Et ceux-là refusaient d’embarquer dans mon arche. Cette déception fut à l’origine de la mésentente entre ma mère et moi. Cette sourde colère de ma part se transforma peu à peu en incompréhension puis en résignation, enfin en quasi-indifférence, j’avais changé de vie, elle avait peur de changer de vie, ce n’était plus mon problème. Cette distance qui s’établit entre elle et moi ne fit que s’accroître au fil du temps, devenant parfois violente jusqu’à nécessiter une mise à distance plus grande encore, tout juste atténuée par la naissance de mes enfants. Et si celle-ci permit un peu de rétablir les liens, ceux-ci étaient marqués par cette rupture initiale.

Ma mère avait choisi une vie de silence à l’intérieur du monde. Ses paroles étaient calculées, son corps, ses attitudes, ses mots étaient soumis à une volonté implacable de mesure. Elle s’est mise à cultiver l’invisibilité de manière obsessionnelle. Son corps, ses mouvements, ses paroles, tout cela devait passer le plus inaperçu possible. Sa vie et celle des autres devaient suivre ce règlement informe, puisque j’étais moi-même inclus dans ce périmètre, mon père aussi, ma sœur également, rien ne devait échapper à son contrôle. Par-dessus la loi, ma mère avait érigé une cathédrale de lois morales à laquelle elle se soumettait: son but ultime était de mettre sous le boisseau ce feu intérieur fait de liberté et de bonheur qu’elle se refusait désormais à entrevoir, même si parfois, l’intensité de son regard trahissait la présence d’un regret, une lueur, un astre qui a lui et qui s’est éteint. Son échec à changer de vie l’avait incitée à mettre en place un système de régulation mentale et physique afin de juguler toute tentative de résurgence de la fontaine à désirs. Bien qu’elle se soit baigné dans cette fontaine dans sa jeunesse, elle avait décidé de contrôler ses émotions et ses actes jusqu’à ne plus être capable d’envisager autre chose. Se baricader sur soi déssècle l’imagination. Parfois, une parole, un geste, un regard trahissait une volonté ancienne d’échapper au poids de cette existence sous surveillance, mais au fil des ans, elle parvint à une maîtrise presque complète de ses sentiments. Etre coupé d’une part d’elle-même ne lui posait pas de souci, seul importait la maîtrise sociale.

Amélie a longtemps soupçonné que ma mère avait un amant, que lorsque mon père venait chez nous durant toute une semaine, ma mère en profitait pour le voir : pour preuve, lors de ces journées solitaires, elle paraissait heureuse au téléphone, elle rayonnait, emplie d’une vitalité qu’on lui voyait rarement, papotant au téléphone sans qu’on puisse l’arrêter. Sans en être certain je ne le crois pas. Ces coups de fils étaient l’expression d’une femme heureuse d’être seule, de profiter d’une certaine liberté, d’avoir du temps pour elle sans la contrainte d’un compagnon, comme si la restriction de son univers avait fini par lui peser à elle aussi. La monotonie d’une vie sous contrôle est immense. Lorsque la maladie s’est incrustée en elle, transformant le corps de cette grande amatrice de marche en celui d’une martyre, le doute s’immisça en elle. Elle se mit à regretter cette vie remplie de tabous, de règles absurdes, de confidences étouffées, enfin de tout ce qu’un esprit apeuré peut s’imposer afin que le bruit du monde ne lui parvienne qu’atténué. La maladie lui fit prendre conscience de ces moments possibles qu’elle avait refusés, qui lui manquaient et dont elle ne pourrait plus profiter. Comme un dernier regard vers le passé et vers les préférences oubliées, elle se mit à douter, se demandant pourquoi elle n’avait rien eu quand elle aurait pu avoir un peu. Je devinais chez elle le regret de cette existence corsetée et l’envie de cette liberté que j’avais acquise. Aux derniers instants de sa vie elle m’avait confié que notre choix de ne pas mettre nos enfants à l’école était le bon choix, en permettant à ses petits-enfants d’être épanouis et libres. Comme d’habitude cela fut dit rapidement, sans laisser à l’interlocuteur la possibilité de réagir. Elle passa rapidement à autre chose, ne développant aucune idée émise tant elle n’aimait pas les discussions d’idées, ni les controverses.

Ma vie d’adulte fut en inversion de la sienne. Un remords a surgi en elle au crépuscule de son existence. Alors qu’elle s’enfonçait dans sa maladie, à brûle-pourpoint, elle m’a demandé de lui écrire un poème sur la mort. Je l’ai observée longuement, ne sachant pas que lui répondre. J’étais horrifié. J’avais abandonné depuis longtemps l’habitude d’écrire, j’étais dans le bain délicieux de la vie et non dans la perspective d’une quelconque mort. Nous sortions de déjeuner. Je m’apprêtais à vaquer à mes occupations quand elle m’a lancé cette question. Ce fut un choc. Je percevais dans

cette requête l’envie de ne plus se battre et d’avoir un texte qui puisse l’accompagner dans ses derniers instants. Elle voulait une réponse à ses propres question. J’avais les clefs, pensait-elle, d’un monde sans souffrance ; je devais les lui donner, moi qui n’avais rien d’autre à lui que quelques moments d’attention. La maladie lui avait déjà enlevé quelques-unes de ses forces vitales. Refusant d’entrer sur ce terrain effrayant, je bafouillais une réponse navrante. Son visage se crispa. Et je perçus sur son visage cet éclair d’une vie autre, d’une vie sans souffrance, très loin de la sienne, une vie qui put correspondre à un idéal jamais clairement défini. Elle comprit peut-être ce jour-là qu’elle ne la connaîtrait jamais.

Nous vivions elle et moi des vies parallèles, simples mais en profonde contradiction. Je tâchais de privilégier le dialogue. Elle préférait le silence. J’aime la liberté. Elle s’enfermait dans un moule bâti par elle et qui disparut avec elle. Je n’ai pas peur des confrontations, de l’exposition visible de mes idées et de mes actions. Elle fuyait les discussions contradictoires. Mais si je n’ai pas manqué de hurler contre son attitude, je ne voulais pas arriver à un point de rupture préjudiciable à tous deux. Hormis quelques éclats de courte durée nos relations ne furent guère houleuses, mais marquées du sceau d’un quotidien banal, des récits ordinaires, et peu souvent, des débats qui puissent donner lieu à de l’amertume. Je finis par adopter une attitude minimaliste car l’envie d’en découdre n’eut amené qu’à un éloignement fatal. Et comme je vois comment mes enfants parlent positivement de leurs grands-parents, ignorants de beaucoup d’aspérités, je me dis que nous avons réussi à donner du baume au cœur à cette enfermée volontaire et à ces enfants qui ont bénéficié d’attention et d’amour de sa part. Il m’a fallu bricoler une relation viable pour tous les deux, qui respecte les envies et les limites que chacun mettait à son existence. Je voulais que nous puissions nous voir sans que nos heures en commun fussent des moments de supplice. Cela supposait une bonne dose de retenue, de travail sur soi, d’empathie, d’intelligence de l’autre, de verbalisation des limites afin que je puisse aborder chaque retrouvaille sereinement, sans éclat et avec de la compassion. Comme deux vieux lutteurs nous avions rangé nos armes et nous avions décidé de faire la paix et de bricoler un traité de paix implicite. Régulièrement, je venais fumer le calumet afin d’entériner et de

prolonger une paix faite d’adaptations continues. Même si ma mère gardait d’irritantes habitudes je m’en accommodais pour les instants où je restais auprès d’elle. Son état de malade m’empêchait de la troubler. J’avais décidé de transformer ainsi cette relation devenue superficielle, presque légère, à moi donc m’adapter.

Durant toutes ces années, mon erreur fondamentale fut que je demeurais dans la position du jeune enfant surpuissant : j’aurais voulu que ma mère se plie à mes volontés, qu’elle suive mes indications et qu’elle devienne exactement ce que j’avais envisagé pour elle, niant par là sa liberté propre, son autonomie, sa volonté de femme (Paradoxe pour moi qui me targuais de respecter les libertés, mais la famille n’est pas comme le reste de l’humanité). Elle avait choisi une voie qui n’était pas celle imaginée par moi pour elle, je jugeais cette voie une impasse, voire une forme de suicide, il me fallait l’accepter puisque je suis favorable à l’émancipation des individus et aux choix personnels. Des années me furent nécessaires pour accepter de voir cette femme s’enfermer alors que j’étais farouchement partisan de l’ouverture aux autres, du dialogue, de l’échange bienveillant. A défaut d’un amour inconditionnel (Ce qui était au-dessus de mes forces), je devais m’armer d’un point de vue rationnel pour accepter ce qui était inacceptable et tendre vers une situation où chacun de nous puisse vivre parallèlement et conformément à ses vœux. Cette attitude était la condition d’une bienveillance partielle envers celle envers qui j’avais trop de reproches.

Décider pour les autres est une pente si naturelle que l’on en devient aveugle à la pression que l’on fait subir à ceux-là au nom des objectifs que l’on s’est fixés, fussent-ils aussi louables que possible. Ma mère avait envie et besoin de cette vie ramassé, étriquée, je devais l’accepter. A peine devais-je lui suggérer d’autres possibilités. Tout au plus m’était-il permis de repousser ses tentatives de contrôles sur moi. Nos relations devaient se limiter à ce respect mutuel. Et si elle m’agaçait par son incapacité à rester hors de ma bulle privée, elle devait également s’irriter de mes propres intrusions. Nous étions deux animaux perpétuellement en lutte. Le combat final n’eut jamais lieu. Les deux adversaires finirent par s’épuiser et observer une forme d’équilibre branlant dans leurs relations. Rien ne fut définitivement fixé. Tout finit par se passer comme le résultat de non-décisions qui débouchèrent sur cet état de fait. Cela n’était pas complètement satisfaisant et pourtant, nous en sommes restés là. Comme lorsqu’elle m’avait demandé un poème sur la mort, je n’ai pas su entamer le dialogue sincère, exhaustif, respectueux qui m’eut permis de comprendre parfaitement cette femme.

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