• Aucun résultat trouvé

La page blanche de mon histoire

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 117-126)

Un article de Slate laisse à penser que les stéréotypes de genres sont perpétués par des plateformes comme YouTube et regrette qu’un nouveau média comme celui-ci n’ait pas profité de sa nouveauté radicale pour partir dans une direction favorable à un traitement non-genré de ses vidéos.

C’est oublier que nous vivons avec un corps, une mémoire, une inscription dans le temps des actes, et jusque dans la mémoire universelle qui s’inscrit dans notre chemin particulier. La page blanche n’existe pas. Dès lors que cette page existe elle est déjà parcourue en filigrane par nos échecs, nos souvenirs traumatiques, nos espoirs. Avant de commencer une rencontre n’est pas indemne de ce passé et lorsque le premier mot est prononcé, il vient à la suite d’une longue série d’autres mots, il les précise sans les anéantir jamais. Internet n’est pas un nouveau média vierge de toute l’histoire lourde de l’humanité. Il en exprime la complexité. Aucun nouvel essor n’est sans lien avec quoi que ce soit. On s’inscrit dans l’infini enchevêtrement des liens et des histoires vécues. Et n’importe quel média en est le reflet.

Notre planète a cinq milliards d’année et je dois vivre avec le poids des années de cette histoire et de ma propre histoire, enchevêtrée de façon inextricable. Lorsque je croise pour la première fois un homme, lorsque je lui dis « Bonjour », la façon dont je m’adresse à lui, dont nos regards vont se croiser, dont je vais éprouver celui-ci et la manière dont il me dévisage, tout cela n’est pas vierge de tout passé et reconduit une histoire. L’histoire n’est pas un éternel recommencement, c’est une recomposition, une façon d’aborder différente, un regard différent, une projection oblique. Pas une reproduction d’un autre commencement, juste une légère variante. Le scénario n’est nouveau que dans sa manière d’être. Les conditions d’apparition peuvent être identiques, l’expression diverge. Lorsqu’il retourne à Reims sur les terres de son enfance et de son adolescence, Didier Eribon se confronte à un passé qu’il a fui. Il avait rompu pendant trente ans avec ses racines afin d’échapper à un déterminisme social qui ne l’aurait pas conduit là où il est maintenant. Et s’il reconnait que la rupture avec ce déterminisme a pu causer de la souffrance chez lui et les siens, il affirme que cela a été le seul moyen d’assurer sa survie dans un milieu violent et homophobe. Parvenu à Paris, il voulait écrire la feuille blanche d’un renouveau, changeant ses manières de parler et d’écrire,

éludant les questions sur sa famille, considérant ses études et son travail intellectuel comme des moyens d’échapper à tout ce qu’il exécrait. Néanmoins son retour sur les terres rémoises sont l’occasion de constater combien son passé enfoui lui est constitutif, combien toutes ces années d’avant sont ancrées en lui et l’ont constitué en tant qu’adulte. Les redémarrages vierges de tout passé n’existent que dans l’informatique, lorsque tous les fichiers ont bien été écrasés et que l’on réallume comme au premier jour (Et encore, le matériel se souvient...). Les êtres vivants sont heureusement plus complexes qu’une machine. Ils trainent le film de leur vie en eux, dans leur mémoire, dans leur corps, par les interstices de leur peau, jusque dans leurs relations avec les autres. Et si la relation avec un nouvel être peut être nouvelle, elle n’est neuve que par les yeux que l’on veut y voir : j’évolue en même temps que je découvre, tout en gardant pour moi ce qui me constitue.

A l’âge de dix-huit ans j’ai quitté la ville de mes parents et néanmoins, cela ne constituait pas une rupture aussi radicale que celle de D. Eribon. C’était l’aboutissement d’une volonté d’émancipation sans avoir sa radicalité, une envie d’expérimenter de nouvelles formes de vie loin du milieu étriqué de ma famille sans pourtant rompre de manière définitive. J’avais conscience du côté toxique de ma mère sans que j’éprouve la nécessité de rompre brutalement avec elle. Peu de temps après

d’ailleurs, mon père, et ma mère, partirent en Afrique. Cet éloignement me procura une distance naturelle qui me permit de souffler sans qu’il fût nécessaire de tourner le dos à mon univers précédent. J’avais une conscience nette de l’urgence dans laquelle j’étais de changer d’atmosphère et de respirer un autre air. Cependant il ne s’agissait pas de fuir la violence congénitale à des classes défavorisées. J’étais issu d’une classe moyenne, catholique, bien-pensante. Je voulais voir autre chose, m’immerger dans un tourbillon étudiant propre aux rencontres inattendues, aux

confrontations d’idées, dans un campus encore marqué par le militantisme des années soixante-dix. Je connaissais à la fois le malaise de venir d’un milieu délétère, de garder le contact avec ces racines compromettantes et l’envie furieuse d’en sortir pour goûter à une vie qui s’offrait. Mes années étudiantes furent marquées par ces tiraillements, entre un passé dont je ne voulais ni ne pouvais me défaire et un avenir qui ne manquait pas de m’angoisser par son imprécision. Je gardais en moi cette tension permanente. J’étais irrésolu. Je ne savais pas tirer un trait sur un passé néfaste pour me refaire comme on refait une main au poker. Je balançais entre ces deux mondes sans savoir en faire une synthèse belle et profitable. Il me faudra des années avant de comprendre que j’étais tout cela en même temps, mon passé familial et ce que je voulais en faire, les possibilités qui s’ouvrent à moi et ce que j’en retiens, un assemblage hétéroclite que je dois m’efforcer d’accepter. La vie n’est jamais une partie de poker.

Le phénix est un mythe tenace : il nous fait croire que l’on peut renaître de nos cendres, vierge de tout passé, prêt à de nouvelles vies après en avoir vécu d’autres, mystérieuses, oubliées, et que si l’on se force un peu, un futur merveilleux s’ouvre à nous. Nous avons envie de croire qu’ailleurs, un jour, tout sera mieux. On veut croire à la possibilité de se déplier dans un nouvel environnement où personne ne nous reconnaîtra et où l’on pourra déployer ses talents, indépendamment de ce qui nous poursuit. Etre enfin reconnu pour ce que l’on est et non pas pour l’ensemble des croyances qui s’engluent autour de notre enveloppe corporelle. Briser le cycle des déterminismes à travers une libération soudaine et définitive qui nous accorde les conditions de notre reconstruction. On nous dit que nous avons la capacité de nous reconstruire, qu’il est possible de nous redéfinir ex-nihilo, que la société est prête à accepter cette reconstruction (puisque elle-même s’est construit sur la possibilité laissée à chacun de se déterminer suivant les choix personnels), qu’il est loisible à chacun d’échapper

à toute influence native pour se déterminer selon des codes, des choix, des angles qu’il s’est lui-même imposé afin de correspondre à sa volonté et rentrer dans un déterminisme purement choisi (!). Il s’agit de faire évoluer l’image de soi jusqu’à ce qu’elle corresponde exactement à soi, à la fois de l’intérieur de soi-même et pour les autres. Etre un palimpseste de moi-même.

Les liens qui se détachent en laissent apparaître d’autres, invisibles, subtils, qui nous relient à un point précis de la surface de la terre, qui transforment notre mémoire en une cavité pleine de choses mortes. L’auto-formation de soi se construit sur la base de ces rebuts cachés. Elle ne part pas d’une page blanche. Elle est à la fois le départ vers de nouveaux possibles et l’aboutissement d’un

processus dont la finalité est ce redémarrage. Dans la mythologie libérale il est essentiel de croire qu’il est possible de repartir de zéro. Le self made man en est l’exemple caricatural, celui qui s’en est sorti tout seul, sans que l’on analyse en détail les structures étatiques, le milieu familial ou la classe sociale qui ont pu être mobilisées pour sa réussite. Parler de réussite sociale, c’est faire fi des faiblesses, des accroches du passé, des enfermements sociaux à l’attraction desquels il est très difficile d’échapper et qui font le quotidien de millions d’êtres humains. On ne fait jamais qu’évoluer à la marge, petit à petit, lentement, et s’il existe des ruptures violentes, elles ne sont que dans l’opposition à un modèle que l’on ne peut transformer qu’à force de persévérance et de lente reconversion.

L’homme auto-produit n’existe pas. Le phénix est un mythe dangereux. Je dois accepter une lente recomposition, une adaptation de mon moi externe à un moi interne en recherche d’un bonheur hypothétique définitif. Les erreurs, les errements, les fausses joies, les voies sans issues font partie de ce lot de recherches aveugles. Je dois composer avec moi-même, avec mon passé et ma volonté, en même temps que je dois transformer les éléments de ma vie qui me déplaisent. Heureux les doués d’extra-lucidité qui parviennent à comprendre leur propre existence et se modifient en un clin d’œil ! Il ne m’a pas été donné d’être de ceux-là. La révolution interne est une invitation permanente à devoir patienter.

Comme en démocratie, comme en amour, comme en sport, la rage provient de cette insupportable distance entre mes désirs et une réalité qui n’évolue pas assez vite. Je voudrais me transformer et transformer le monde, vider son contenu de tous ses éléments néfastes, voir une profonde révolution s’opérer là sous mes yeux, et pourtant, la lenteur est patente, les évolutions si minuscules, ma propre transformation si infime au regard de l’objectif d’un bonheur stable et irrévocable. Je traine en moi, comme l’univers traine en lui, les scories d’un passé qui tarde à disparaître. Je veux apparaître sous un jour nouveau, mais l’angoisse resurgit, insidieuse,

carcinogène, métastatique. J’explose d’une colère inutile que je ne parviens pas à apaiser. J’enrage de mon impuissance. Je voudrais que ce deuil soit terminé, que je redevienne comme avant, que mes enfants n’aient pas à souffrir d’un père absent, que l’on puisse me voir autrement que

souffrant, que je sois quelqu’un d’autre qu’un triste sire. Il me faudra patienter un long temps (Mais combien de temps ?). Avoir le courage d’affronter mes fantômes. Comprendre pourquoi j’en suis là. Ecrire encore et encore. Pour que par ces milliers de signes sur des pages je comprenne et je parvienne à me détacher, sans avoir à rougir ni exploser de rage.

La mort de ma mère a nettoyé ma vie. Depuis sa tombe elle a fait place nette dans mon existence. Sa mort a été un déclic. Je me suis libéré sans être libre puisque jamais je ne serai libre, cela je le sais. Elle n’est plus nulle part où je voudrais qu’elle ne soit pas. Je sais désormais que je suis moi,

constitué de mes passés, de mes angoisses, de mes choix impossibles, de mes beautés intérieures. Il est illusoire de penser que j’atteindrai un jour l’ataraxie heureuse. Je suis condamné à vivre avec ces liens inextricables qui m’entourent. Des liens se sont défaits, d’autres se sont créé, j’ai glissé vers la connaissance de ces liens. Le restant de mes jours se passera avec cette connaissance éclatée.

Elle

Qui a-t-elle été ? Une petite bourgeoise ayant des rêves simples, une jeune fille rangée, une employée rangée, une amie fidèle, une mère exemplaire qui a su élever ses deux enfants selon des principes qu’elle pensait bon, une femme qui a lutté des années contre une maladie et que la guerre a achevé.

Ma sœur a numérisé de nombreuses photos argentiques qui dormaient dans la cave de mes parents. J’ai découvert des vues de ma mère dont j’ignorais l’existence : une jeune fille de huit ans regardant l’objectif avec détermination, elle sourit, d’un regard fixe, étrange, presque trop statique, elle a envie d’en découdre, la rage d’une petite fille qui ne connaissait pas son père, élevée par des femmes et qui savait le poids de cette absence. La découverte de ces photos m’a bouleversé : l’entièreté de la vie de ma mère était contenue dans ses clichés. Une vie normée, cadrée, alors que brûle un feu intérieur qui la pousse ailleurs. Elle n’avait que huit ans et pourtant, les déchirements de sa vie future étaient déjà présents. Cette petite fille devant moi avait un sentiment irrépressible de liberté. Les photos étaient prises au bord de la mer, sur des falaises normandes, un jour d’été. Ma mère semble s’immerger dans ce spectacle grandiose. Elle porte une jupe stricte. Ses lunettes débordent son visage. Sur plusieurs clichés elle est solidement entourée par sa mère et sa grand-mère (Les clichés sont pris par son oncle), comme deux vigies veillant sur une jeunesse aventureuse et qui parviendront à saper en elle sa confiance en une possibilité d’une autre vie. Son regard exprime une envie de liberté et une résignation, comme si par avance, elle savait l’impossibilité de s’échapper. La vie complète de ma mère tient dans ces photographies, une femme qui saura

l’infinité des possibles et qui s’imposera une discipline pour maîtriser cette envie d’ailleurs. Elle aura des envies de parenthèses sans que jamais elle ne parvienne ni à les vivre ni à les exprimer

réellement, enfermée qu’elle était dans des préjugés. Elle avait établi des dispositifs mentaux qui la maintinrent dans une vie qui ne satisfaisait pas. Même s’il est toujours facile d’avis un avis a

posteriori, je persiste à considérer qu’en ce mois de juin 1952, beaucoup de choses étaient déterminées et que ma mère n’est pas sortie de ce déterminisme sa vie durant, par pusillanimité, par volonté de se fondre dans l’ordre social, par peur du gouffre. Je ne sais. Elle tiendra dans cette énigme sa vie entière.

Je me suis épuisé à vouloir la changer, comme souvent les enfants voudraient que leurs parents deviennent à l’image de leurs vœux. Je voulais qu’elle ouvre enfin cette fenêtre qu’elle redoutait et désirais à la fois, par peur de mettre à jour ses propres démons. J’étais un jeune homme alors, perclus de questions et cherchant une voie qui me convienne. Dans cette volonté de transformation de ma mère, je voulais une chose, la voir échapper de cette vie dans laquelle elle végétait et qui par ricochet, m’impactait moi. En libérant ma mère je pensais pouvoir me libérer. Hélas, ce moment tant attendu ne vint jamais. Des années me furent nécessaires pour comprendre cela. Combien de fois n’ai-je pas discuté avec elle de son activité professionnelle, elle qui fut secrétaire avant de tout

arrêter à la naissance de ma sœur ? Bien qu’il fût décidé par elle, l’arrêt de sa vie professionnelle fut un crève-cœur pour ma mère, elle en mesurait douloureusement les contraintes et l’impossibilité d’en sortir. Ce carcan qu’elle s’est imposée est à l’image de sa vie entière : une mise en conformité à des standards qu’elle n’a pas le courage de pulvériser et qu’elle s’impose néanmoins comme un voile sur une existence trop menaçante.

Ma mère a développé une peur du monde extérieur. Tout ce qui n’était pas le sien était hostile, étrange, bizarre, le monde extérieur la fascinait et la repoussait, lui rappelant sans cesse là où elle aurait pu être. Ce n’était pas une angoisse conscientisée, plutôt l’aboutissement d’un lent

enfermement sur soi qui la faisait considérer avec méfiance l’extérieur, au regard d’évolutions condamnables. Les villes remplies d’étrangers suscitaient son étonnement : pourquoi venaient-ils chez nous alors qu’elle faisait tout son possible pour rester chez elle ? Les évolutions des mœurs la laissaient dubitative : l’idée que deux hommes puissent se marier provoquaient au mieux son rire, au pire un silence obtus désapprobateur, alors que le mariage de deux femmes lui semblait plus

acceptable. Il lui paraissait que les chômeurs ne tentaient pas beaucoup de choses pour sortir de leur état : quand je fus moi-même retrouvé dans cet état, son opinion se modifia légèrement (Vertu de l’amour filial… ). Elle ne semblait jamais si bien qu’entre les quatre murs rassurants de son appartement, un monde clos, maîtrisable, qui la défendait des turpitudes extérieures. Si elle aimait « faire une balade », c’était dans des zones bien connues et il fallait rentrer assez vite dans

l’appartement bien connu. Avec l’âge et la maladie elle finit par ne plus s’intéresser à rien, perdue dans un monde qu’elle ne comprenait plus. Son univers s’était restreint aux seules dimensions de son appartement. Ma mère aimait le confort conventionnel bourgeois, les similis meubles antiques qui lui rappelaient son enfance, les ménages complets sortis deux fois par an, les intérieurs rangés et lisses qu’elle se donnait la peine de nettoyer chaque jour quand sa maladie lui donnait du répit. Elle se fondait dans ce décor comme une pièce de décoration dans une installation minutieusement préparée. Cet appartement accompagna ses dernières années comme une projection de son schéma mental : un univers ordonné, mesuré, dont les dimensions étaient appréhendables. Peu importe si les fenêtres donnaient sur des immeubles administratifs d’une tristesse incommensurable, seul cet intérieur maîtrisé comptait à ses yeux, son royaume sur lequel elle régnait et qui sera son tombeau. Enfermant son moi sous un monticule de conventions, voulant que le monde se conforme à son idée comme elle se conformait à lui, ma mère a développé une autorité qui a dégénéré en autoritarisme. S’étonnant du fait que Gaétan, jeune encore, était si obéissant alors qu’il n’avait pas reçu de fessée, elle demanda à sa mère comment nous avions fait. Celle-ci répondit que ce devait être le cas pour moi à cet âge puisque je n’avais pas souvenir d’une quelconque violence corporelle. Ma mère rétorqua qu’elle s’était arrangé pour que je n’en eus aucun souvenir en me faisant subir des violences corporelles très tôt pour me dresser. Elle était donc non seulement consciente de sa brutalité, mais également de la manière adéquate pour que cette violence ne laisse pas de traces visibles. Summum de la perversion. Perfection de la dissimulation. Conscience des conséquences et dissimulation des preuves dans les tréfonds de l’inconscience. Crime parfait. J’étais sous le choc de la révélation du traitement qui m’avait été infligé et de la façon dont ce traitement avait été caché. Pour ma mère, la violence éducative ne constituait pas un problème, c’était comme une main invisible au service d’un but de louable, obtenir une façade impeccable qui ne pouvait pas prêter le flanc à aucune critique. La maison devait être sans tâche, immaculée pour que chacun puisse l’admirer. Seul importait le résultat. Cette violence n’a jamais revêtu les formes extrêmes que j’ai pu

lire ici ou là, néanmoins les traces sont prégnantes et aujourd’hui encore, je les sens qui me déstabilisent.

Cette pédagogie noire, selon les termes d’Alice Miller, a rejailli sur moi. Je le sais. Non pas sur la

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 117-126)