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Démocratie liquide

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 161-167)

L’ombre est ma couleur préférée. J’aime les chemins de traverse, les places désertes, les rivières d’à côté, les endroits oubliés, les églises sans fidèle, les restaurant à l’écart, les chemins du dehors, les villes décaties, les gueules cassées plutôt que les belles gueules, les discours inaudibles plutôt que les discours trop entendus, la solitude plutôt que les foules. Si je vais au spectacle je préfère imaginer que l’acteur me parle à moi seul plutôt qu’à la masse rassemblée devant lui. Si je dois manger sur le pouce je choisis une place solitaire, idéale en termes de beauté et de calme. Et si l’on m’aborde dans une rue je me transforme en un de ces hirsutes grincheux qui se dressent contre toute tentative de communication et qui rabrouent leur interlocuteur.

Alors que nous dînions dans un petit restaurant délicieux de Gant, un collègue me dit sa surprise devant ma capacité à trouver des endroits hors-norme, en dehors de sentiers renommés. Je rougis de plaisir devant ce que je considérais comme un compliment. Je l’en remerciais en bafouillant. C’était là le résultat de milliers d’années de pratique systématique des chemins non-balisés, de repérage d’endroits hors du commun, de voyages ici et là où j’avais pris l’habitude fuir ce qui était recommandé et d’aller voir à côté, de furetage attentif et de reconnaissances des signes alternatifs. Je ne lui dis rien des raisons qui me poussaient chaque jour à préférer l’ombre à la lumière. Nous ne nous connaissions pas vraiment même si je me sentais avec lui des goûts communs.

Voici quelque temps j’avais repéré une annonce sur l’intranet de mon entreprise concernant un poste dont le descriptif pouvait me correspondre en termes de profil et qui pourrait renouveler mon expérience et mon appétence pour le travail. Je décidais de me renseigner auprès d’un collègue qui travaillait dans ce département en question. Ses réponses me convenaient de prime abord, la cible de travail, l’ambiance, jusqu’à ce que je lui demande où se situait physiquement l’emplacement de cette équipe : « Dans un open space, au nouveau bâtiment, un grand espace ». Il était enthousiaste et moi, j’étais douché dans mon envie de bouger. Je n’avais plus aucune envie de rejoindre un vaste espace où je devais partager mon intimité. Vieil agoraphobe, je n’avais pas besoin d’une nouvelle expérience malheureuse pour en connaître la souffrance associée. Je maintiens avec mes collègues une distance respectueuse afin qu’ils connaissent mon besoin d’autoprotection en même temps que j’ai à cœur d’entrer en contact, de discuter, de connaître chacun d’eux et qu’ils sachent nous

sommes collègues, s’ils en ont besoin. Difficile équilibre à maintenir chaque jour de travail et qu’il m’était impossible de remettre en question dans un tel environnement. Je laissai tomber ma recherche. Et depuis le décès de ma mère le travail m’est devenu tellement secondaire et

mécanique que je ne veux pas risque de perturber cet équilibre avec une rupture volontaire et inutile.

Les minorités, auxquelles je prête naturellement plus d’attention, ont longtemps préféré l’ombre à la lumière, elles avaient appris à baisser la tête, à longer les murs plutôt que de rester en plein milieu du trottoir, et à ne pas provoquer une éventuelle irritation du peuple majoritaire. Elles connaissaient les codes majoritaires pour les intégrer à leur propre code et s’effacer le plus possible, gardant secret ce qui fait leur différence. Les minorités ont longtemps vécu en marge des sociétés dans lesquelles elles étaient plongées, elles ne revendiquaient rien, par peur, par intériorisation d’un réflexe de différentiation minoritaire et de dissimulation aux yeux des autres, mécanisme de

dévoilement et de réticence mêlés. Les minorités visibles n’avaient pas cette chance, manifestement différents et trainant cette différence comme un poids face au bloc d’en face, plus vaste, plus vieux de plusieurs siècles. Comment vivre ? A l’abri des regards ou en revendiquant leur différence ? Visible ou pas, être différent dans une société très monolithique n’était pas une partie de plaisir. Ces temps-là ne sont plus dans nos sociétés occidentales. Les revendications minoritaires ont droit de cité au même titre que les autres. Les particularismes régionaux, identitaires, sexuels,

linguistiques, culturels sont des options aussi valables que leurs homologues « traditionnels », « majoritaires », je ne sais plus comment le dire, enfin ce que l’on présente de prime abord comme associés à des représentations classiques, même si celles-ci ont considérablement évolué dans le temps. L’approfondissement des libertés, après avoir été traité d’un haussement d’épaules par les tenants de la norme libertaire unique, devient un objet d’étude et de revendications claires : les mécanismes de domination sont analysés, les demandes nouvelles se multiplient, les envies de vivre autrement que dans l’assignation d’une norme dominante sont légitimes et de plus en plus audibles dans l’espace publique. Ce qui était auparavant considéré comme du domaine privé et ne pouvait à ce titre prétendre à être exposé et légitimé, est désormais exposé dans le domaine public,

permettant de se rendre compte qu’une norme publique est aussi l’émanation d’une norme privée particulière devenue hégémonique.

Qu’importe la nostalgie d’un ciel unifié qui ne fut jamais unique, encore moins magique, la diversité est en marche. L’uniformité a volé en éclat. Les minorités s’exposent au point de rendre la notion de majorité dénuée de sens. Le monde change de couleur et prend celui de toutes les palettes.

L’universalité ne peut plus être un prétexte à la négation de la diversité. Une action positive doit être engagée envers tous celles et ceux hors de cette ligne majoritaire. La bonne nouvelle est là : après des milliers d’années de confinement la majorité n’en est plus une, nos sociétés sont un agrégat de volonté, de désirs, de consciences, obligeant les politiques à prendre en compte cette diversité de fait. Les minorités ne rasent plus les murs. Elles ont redressé la tête.

Il est amusant de constater qu’en même temps qu’ils concevaient des mécanismes démocratiques qui constituaient une première étape libératoire, les penseurs libéraux des XVIIè et XVIIIè siècles ont immédiatement conçu des moyens d’y mettre fin, prisons, orphelinats, services sociaux, répressions de mouvements minoritaires, comme si la liberté était l’apanage d’une élite et que celle de la masse était un danger potentiel. De nos jours, l’uniformité de la vision du monde est pulvérisée. Notre vision du monde est kaléidoscopique. Nous n’avons plus une seule vérité sociologique. Les divisions selon les classes, selon l’ancienneté, selon l’appartenance à une religion, à un genre, à une terre, ont éclaté. La gouvernementalité est éclatée, diffractée, en prise avec les multiples revendications,

consciences, pratiques qui surgissent avec l’émergence de ces minorités. Non plus un seul gouvernement mais de multiples gouvernements décentralisés, sectoriels, loin de cette

transcendance voulue jusqu’à présent. La prise en compte de ces minorités oblige à des formes de gouvernements plus souples, plus réduits. Est-ce un retour au vieux credo des libéraux pour lesquels la seule chose qui compte est de faire maigrir le mastodonte et de diminuer le nombre de

fonctionnaires pour des raisons fiscales ? La question est plutôt de mettre fin à des formes de dominations subtiles et de perpétuation d’actes de propagande en faveur d’une vision holistique du fait social. L’exemple des services sociaux, diffuseur d’une vision uniforme des rapports familiaux et des pratiques sociales, est caricatural tant il est l’illustration d’un système dont l’intérêt même est de débusquer le plus de problèmes pour s’auto-justifier. S’il me parait utile qu’il existe un service qui recueille les enfants dans les placards, dans beaucoup d’autres cas, ce même service exerce un zèle inapproprié et dommageable. L’éducation « nationale » est défaillante du fait même qu’elle est nationale et qu’elle ne prend en compte aucune spécificité des enfants, aucun autre discours que celui qui a été préparé au 110 rue de Grenelle, à rebours de toute éducation autre. La justice également est trop peu en prise avec ces évolutions, trop en retard, trop rigide, trop prisonnière de lois elle-même inadaptées à tous les contextes. La politique extérieure de la France est encore marquée par une vision néocoloniale centrée sur des intérêts partisans de sorte qu’elle demeurera longtemps inaudible et désuète. L’Etat doit être déconcentré afin que l’exercice de ces micro-pouvoirs puisse s’éteindre progressivement et que les citoyens retrouvent une liberté dont ils pensent depuis longtemps qu’elle dépend de ce que leur accorde l’état.

La démocratie liquide que j’appelle de mes vœux est la création d’un état souple, non rigide, à l’écoute, capable de s’adapter à de multiples formes de pratiques sans que la liberté des personnes soit confisquée par des acteurs prétendant connaître sa seule interprétation, fut-ce au nom de la protection de citoyens qui n’ont rien demandé. C’est une démocratie réellement gouvernée par les pratiques et la volonté des personnes, à rebours des démocraties représentatives actuelles où le sachant est celui qui impose ses idées sans connaître les situations des gens à qui s’applique les mesures. Elle est la seule forme de gouvernement qui puisse répondre à des aspirations diverses, voire contradictoires, d’un peuple qu’elle est censée gouverner. La démultiplication des formes de gouvernementalité implique un état moins autoritaire, un état qui serait moins source de pouvoir et de légitimation puisque la légitimité serait détenue par le bas, un état moins arrogant, aidant et non pas oppressif. La condition vitale est la déconcentration des pouvoirs et l’idée que ce n’est pas en multipliant les services d’aides que nous viendrons effectivement en aide aux gens puisque eux seuls savent ce qui est bon pour eux. Nous devons accompagner les plus faibles, les plus pauvres, les migrants, avoir une possibilité d’aide d’urgence sans que cela se transforme en idée

programmatique sur le devenir de celles et ceux que l’on aide, aider et s’abstenir à la fois, tendre la main et ne pas juger, voire tendre encore la main afin de pérenniser un certain nombre de droits. Oui, le droit sanctionne, sanctifie, autorise ou interdit. Mais il doit accompagner cette souplesse, innover et non pas représenter les intérêts d’une majorité frileuse en quête de consolidation de son pouvoir. Les enjeux sont bien plus que d’adapter le droit à une bête évolution sociétale. Il s’agit de l’inscription de ce droit dans une logique de souplesse en dehors de toute logique de dominations afin que cela débouche réellement sur une réelle promotion de visions non majoritaires, sans rapport de pouvoir. Le droit de donner et d’aider sans le droit de commander. Le droit de créer un droit décentralisé, relocalisé, décentré à des individus concernés ou du moins, plus proches, plus locaux, quitte à risquer des divergences nationales.

La démocratie liquide ne favorise pas ce qui hante les universalistes unilatéraux, à savoir le

communautarisme ou l’anomie sociale. Elle accompagne et inscrit sur un temps long des pratiques qui sont l’expression de revendications sans que celles-ci renferment ceux qui en sont les porteurs dans des logiques de fermeture. Je peux être musulman et porteur de revendications à ce titre sans que cela m’enferme uniquement dans cette communauté et que cela me coupe des autres. De même je peux être gay, Normand et militant de la transparence des données sans qu’aucune de ces spécificités ne m’enferme dans l’une ou l’autre de ces identités. Je peux être blanc, hétérosexuel, catholique, mais minoritaire parce que paysan oublié du fond du Cantal (On n’est jamais à l’abri de tomber dans une quelconque catégorie minoritaire). On peut aussi être majoritaire en nombre et minoritaire en termes de pouvoir, les femmes en savent quelque chose. La démocratie liquide est un pari de confiance dans la capacité des gens à ne pas s’autocensurer, à porter des revendications et à les faire vivre, bref, à sauter cet étage précisément mis en place par les pères (Il n’y avait pas de mère) de la démocratie représentative, à savoir une représentation nationale omnisciente, omnipotente, doté de pouvoirs extraordinaires, et que suit une bureaucratie investie d’un supra-pouvoir exorbitant et non-porteur pour les simples citoyens. La fameuse et introuvable volonté générale ne fut générale que parce qu’elle était l’expression d’un pouvoir et d’une volonté dominante. La démocratie liquide pourrait être une réponse à ces demandes émergentes qui frustrent ceux qui les portent et qui angoisse leurs adversaires, par une attitude positive de confiance qui soit une rupture avec la méfiance instinctive envers le peuple qui caractérise les fondements de nos démocraties. La démocratie liquide n’est pas un tsunami institutionnel. Plutôt une évolution des modes de pensées et une déconcentration qui viendrait à redéléguer aux citoyens ce que trois siècles de pratiques de démocratie représentative leur ont confisqué. Elle vise à ne plus fixer durablement des relations entre administrés et administration sous le signe du pouvoir mais de la coopération. Il est toujours loisible de rêver.

Dans l’entourage d’un de mes fils une jeune fille a décidé de changer de sexe et désire se faire appeler d’un prénom adapté à son nouveau genre. Le changement a été bien accepté par ses camarades. Cependant, l’un de leurs professeurs, bien que jeune encore mais marqué par une raideur normative, refuse de l’appeler ainsi et continue de l’appeler de son ancien prénom, ce qui humilie profondément le jeune en question et le renvoie à des questionnements. Le chemin est long pour l’avènement d’une institution bienveillante.

La mesure de toute société est la façon dont elle traite ses minorités.

Bilan

Nous sommes programmés pour effectuer des bilans. Toute notre formation, tous les protocoles expérimentaux aboutissent à des bilans. Et naturellement nous avons tendance à appliquer à nous-même ce que nous appliquons aux autres : nous évaluer, estimer nos points forts ou faibles, parler de ce qui pourrait nous booster, le vocable concernant l’objectification de soi est infini, il n’y a qu’à piocher dedans. Nos sociétés sont obsédées par la performance. Notre vie n’échappe à cette injonction, dans une visée performatrice suicidaire. L’heure du bilan. Quand sonne le bilan. Bilan d’étape. A croire qu’il est impératif de savoir s’auto analyser régulièrement pour survivre. On doit

être efficace dans ses pratiques, on se fait donc réviser comme on révise régulièrement sa voiture. Je n’échappe pas à la règle.

Je viens d’avoir cinquante ans et cela sonne comme un bilan. J’ai sans doute déjà accompli plus de la moitié de ma vie. Je me retourne vers mes années passées. J’essaie de tirer une conclusion de ces questions, de ces doutes, de ces envies. Puis-je faire l’économie de cette mise à distance? Je repousse l’exercice. Et pourtant je sens que si j’écris toutes ces lignes, si je couche par écrit toutes ces élucubrations, tous ces souvenirs, c’est aussi parce que je ne veux pas qu’elle s’évapore le jour où ma mémoire ne sera plus aussi fluide et où ma capacité de réflexion sera émoussée, et que je voudrais pouvoir relire ces mots écrits à la va-vite afin de mieux me comprendre moi-même, je n’ai pas la conscience claire de moi-même, ils doivent m’aider à travers cette préparation mentale. Je redoute ce moment du constat. J’ai échoué par rapport à mes rêves d’enfants, à n’être qu’un stupide employé de bureau engoncé face à un ordinateur. Et même si ma famille est le cœur qui me réchauffe, un démon intérieur me nargue en me répétant que j’ai échoué puisque je ne suis pas parvenu à être le flamboyant personnage que je m’imaginais devenir. Je ne parviens pas à échapper à cette image d’Epinal. La vision de mon propre naufrage refait régulièrement surface sans que je puisse lutter contre. Trop exigeant avec moi-même je ne peux que sombrer que dans le pessimisme. Ma ligne de flottaison dépend cette échelle de valeur trop importante. Je dois me désengager. Je suis au croisement de la déflagration et de la reconstruction. Je ne sais plus comment m’y prendre après l’écroulement. Jeune je n’avais pas d’idée précise sur la façon de mener ma vie. Je la concevais pleine de surprise, non routinière, une vie de mousse et de bain perpétuelle, une vraie fête en somme. Mon plus jeune fils nous parle de ses rêves de richesse, d’une vie de luxe à l’abri des regards comme celle que je pouvais imaginer pour moi. Je m’y retrouve. Je n’avais aucun plan et je croyais qu’en suivant une pente naturelle j’allais glisser vers cette vie rêvée. Mon inaction n’était pas un obstacle à la concrétisation de celle-ci, elle était même une sorte de garantie que les choses viendraient à moi comme les vagues viennent mourir à mes pieds sur la plage, les paradoxes n’étouffent pas quand on est jeune et plein d’innocence. L’indolence est la meilleure arme contre le désespoir.

Je sais désormais que cette vie ouatée n’est pas à ma portée. La vie est dure, chaotique, sans répit, il faut m’y habituer. Sans avoir une existence difficile je n’ai pas un niveau de revenu qui me dispense de la monotonie d’un quotidien banal de salarié. Les fêtes ne m’intéressent plus guère. Trop

usantes, trop superficielles, trop vite achevées alors qu’elles viennent de commencer. Le calme d’un salon à lire, à débattre d’un point ou à envisager d’autres solutions, m’attire plus. Devenu grincheux je résiste à des appels pour des soirées dont la perspective me désespère. Si je pouvais, avec mes yeux de vingt ans, me pencher sur ma vie d’aujourd’hui, sans doute y verrais-je le signe d’une vie ratée, mais il me semble que je me connais beaucoup mieux et partant, ce que j’aime et ce que je repousse avec une sélectivité extrême. Moins rieur, moins flatteur, moins dispersé, je suis un clown triste, un briseur de rêves, un fade promoteur du principe de réalité qui a été forcé lui-même prendre en compte une réalité qu’il fuyait. On atterrit un jour ou l’autre. Le voyage ne dure jamais toute la vie.

Je me demande dans quelle mesure je suis le sous-produit de déterminismes sociaux. Si ma faiblesse naturelle ne m’a pas conduit à reproduire un schéma déjà inscrit en moi, dans ce milieu d’origine que j’ai quitté depuis des lustres. Si ma fainéantise, mon absence de volonté ne m’ont pas amené

sur des terrains finalement gravés dans mon schéma mental durant mon enfance. Et si le formidable renouvellement intellectuel que Amélie m’a apporté ne s’est pas émoussé avec le temps pour ne former qu’un mince substrat déposé sur des couches bien plus profondes. Je me demande si l’on échappe vraiment à ce que l’on a été, si l’on ne reste pas les enfants de ses parents sa vie durant car ce sont eux qui inscrivent dans nos gènes notre première vision, nos premières paroles. On peut

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