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Chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 74-82)

On n’aura jamais fini d’explorer la portée d’une telle phrase, belle de simplicité et d’humanité. Je le prends comme une invitation à considérer tout être humain comme soi-même, une obligation morale bien au-delà du traitement de l’autre comme une fin et non au moyen, bien au-delà d’une quelconque règle puisque les règles appliquées sans discernement sont nocives, puisque les notions de vie bonne, de bien et de mal sont si diverses, floues, élastiques, contradictoires. La formule de Michel Eyquem met en exergue de manière magistrale une qualité essentielle de tout être humain : en moi, j’ai le poids de l’ensemble de l’histoire de l’humanité, de toutes ses joies et de toutes ses souffrances, de tous les problèmes et de toutes leurs résolutions, de tout ce que la vie sur terre comporte comme écueils et comme solutions. En cela, comme témoin, accompagnateur et acteur de toutes ces charges, je dois à moi-même et à tous les autres de m’estimer et de les estimer, eux, par une règle qui vaut que la considération que j’ai pour les autres découle tout autant de l’amour que j’ai de moi que de l’empathie envers les autres : ils sont autant que moi l’humanité et je ne le suis pas moins non plus. La dénonciation du narcissisme, si courante dans la littérature, est une impasse : l’amour de soi est l’amour de l’autre, et l’amour de soi démesuré est problématique comme peut l’être l’amour des autres qui confine à l’oubli de soi. Les soleils de vie ont compris depuis longtemps que par leur exemple, par ce qu’ils sont et donc parce qu’ils se savent, ils sont porteurs d’une lumière pour les autres, ils les éclairent, leur indique une voie possible, contribuant à une humanité meilleure et plus douce.

Le plus stupéfiant de ce message est son caractère non-violent. Il clame l’urgence de renoncer à la violence, aux oukases, aux déclarations intempestives, aux décisions hâtives, aux actes surchargés de contraintes. Il oblige parce qu’il prend en compte de l’immensité de chaque être humain, sa

complétude, sa différence essentielle. Il montre comment cette prise de conscience peut aboutir à un renoncement débouchant sur un respect véritable, voire un amour sincère, clef émotionnelle d’une empathie profonde envers l’autre. La non-action est la condition d’une évolution souterraine,

émotionnelle, qui conduit à la modification des pensées et des actes. C’est l’annonce de la fin du mépris, de l’ignorance de l’autre, des vies décidées par d’autres, des intransigeances érigées en systèmes, le crépuscule du viol de la douceur et le début de l’émancipation réelle, pacifique, déterminée.

Il n’est pas besoin de comprendre. La forme de non-action que réclame le respect de cette formule n’impose pas de longues analyses. Il force l’estime silencieuse, celle qui exclut les mots et les

raisonnements. C’est un manuel d’observation et d’amour qui ne dit pas son nom mais qui recèle en elle un potentiel d’empathie incroyable. Envers moi-même et envers chaque être humain que je croise je dois considérer que tous nous sommes des réceptacles de l’humanité entière, de ses doutes, de ses errements, de ses souffrances, de ses certitudes, et que chacune de ces valeurs humaines méritent mon attention et ma bienveillance, à défaut de pouvoir comprendre, parce que ma propre compréhension est limitée. C’est le plus vaste programme jamais élaboré parce qu’il considère l’infini du genre humain et pour être qui le compose, l’infinité de sa substance. Etre capable de regarder comme on se tient au seuil d’une porte et admirer la maison sans y pénétrer, jusqu’à engendrer une bienveillance attentive, voilà qui est plus qu’une parole, c’est un véritable défi à la raison humaine et un renversement paradigmatique dont nous n’avons pas encore mesuré l’ampleur.

La non action que suppose le respect suppose aussi d’avoir, dans la gamme des sentiments humains, celui qui marque l’attachement, celui qui peut être un signe de possession, mais aussi celui permet de pénétrer plus en avant dans l’intimité d’une personne et d’avoir cette forme d’indulgence qui stupéfie les personnes alentour, je veux parler de l’amour. L’amour est une gageure incessante qui chaque jour, secoue celles et ceux qui le ressentent. Elle leur donne une force inouïe qui les projette l’un vers l’autre et qui, si elle n’est pas exempte d’ambigüité et de possessivité, leur permet de comprendre, d’admirer, de respecter l’altérité. L’amour est un formidable catalyseur d’émotions et porte en lui les capacités de pulvériser les aprioris, les dépressions, les peurs, les réflexes d’auto-défense. Le respect est une grâce, un moment suspendu, hors de toute tension, de tout fil historique, il s’accorde avec l’amour pour nous donner le sentiment de comprendre l’univers. L’amour est le plus efficace des antidotes au repli sur soi et la plus incroyable manière d’aller à l’autre.

Je me suis radicalement trompé sur ma mère. Durant de nombreuses années, je l’ai jugée, et la jugeant, je voulais qu’elle se conforme à mes valeurs, à mes idées d’une vie bonne. Je désirais qu’elle se plie à ce qui, pensais-je, serait adapté à elle afin de lui apporter un bien-être pensé par moi. J’étais prêt à une violence verbale pour lui enjoindre de m’obéir, parfois plus obsédé par cette obéissance que le bien que je lui souhaitais. Je la tyrannisais... Sa maladie m’a fait prendre

conscience de sa fragilité, moi qui étais jeune encore et qui pensait que ma mère était d’un seul roc, celui dont j’étais issu et contre lequel je m’épuisais à lutter. Tout à coup, à mes yeux stupéfaits, elle était une femme souffrante, affaiblie, et non plus, la montagne que je m’imaginais. Je devais compulser un certain nombre d’images préacheminées dans mon cerveau pour comprendre mieux qui elle était vraiment et combien je m’étais trompé sur son compte. Je me suis forcé à lui rendre visite. J’ai tâché d’avoir des conversations avec elle non-orientées. Je tâchais d’être à ses côtés. Et bien que rarement seul avec elle, j’entrapercevais ce que mes obsessions m’avaient empêché de me révéler, l’humanité de ma mère, ses relations faciles avec ses amis ou famille, sa fantaisie légère. Tout cela était naturel pour beaucoup de personnes qui la fréquentaient, et moi, je ne l’avais jamais

perçu. A sa mort même je ne voyais en elle que celle qui subsistait en moi, autoritaire, cassante, butée. Et même si ses années de maladie m’avaient appris à changer de lunettes, les impressions premières, toujours les plus marquantes, demeuraient tapies en moi. J’étais son fils et il m’était impossible de pouvoir l’observer tranquillement sans que le passé resurgisse. Je la connaissais à la fois intimement et extimement, j’étais le mieux placé pour la connaître de l’intérieur et le plus incapable de connaître son extériorité, ne sachant rien de ce qu’elle était avec d’autres que moi. Paradoxe effrayant des enfants vis-vis de leurs parents. Il me fallait être à ses côtés et accepter son entièreté, ses zones d’ombre, ses joies inopinées, ses limites, ses éclats de vie impromptus si je souhaitais que nos relations repartent sur une base minimale et sereine. Aspect social et intériorité ne devaient pas être dissociés puisqu’ils constituaient un seul et même portait. Je devais accepter la partie du tableau qui me manquait. Je devais accepter tout court l’ensemble de ce que ma mère était, avec moi comme avec d’autres, sans considérer qu’il y avait une part de mensonge ici ou là. Hélas, le temps ne nous a pas permis cette reconfiguration de nos relations. Nous avons évolué parallèlement, sans se confier, elle espérant revenir à des relations très intimes comme nous en avions dans le passé, et moi espérant dépasser cette situation pour établir entre nous des relations neutres et pleines d’un amour reconnaissant.

On parle incorrectement de « part d’humanité » à propos de quelqu’un, rien n’est plus faux. Ce n’est pas une part d’humanité, l’humanité s’insère entièrement dans toute personne, et non pas

simplement une partie. L’ensemble des sentiments, des possibilités, des limites de notre humanité est présente dans toute personnalité. Métaphoriquement on pourrait extrapoler que l’ADN de chacun de nous est le résultat de l’évolution, des échanges, des interactions, des impasses de la totalité de notre espèce (en mettant des limites à ce terme). Dans notre vie même, dans notre propre passé, et jusque dans les manières de nous comporter dans le présent, nous sommes à la fois des parcelles d’humanité et l’ensemble de celle-ci. Nous sommes une partie et le tout, sans que l’évidente contradiction entre ces termes en soit une véritable. Face à ce paradoxe, nous devons changer nos logiques et adopter un point de vue englobant qui fait défaut à la logique classique, trop analytique, une philosophie de l’être où l’on peut être à la fois A et nonA, A et A+B, peut-être A, peut-être B. Nos catégories sont à revoir de fond en comble. Les sciences expérimentales ont commencé à prendre en compte cette indécision de la définition et du cadre inductif/déductif, abandonnant progressivement ce cadre au profit d’un schéma plus statistique et moins rigide. L’humanité est autant monstrueuse que prodigieuse. Comprendre les mécanismes à l’œuvre autant que contrer les atteintes à toute dignité humaine, afin de rétablir les conditions d’un respect de l’autre, sans contrainte inutile. Point Godwin ou non, les pires criminels ne sont pas exempts d’humanité. Ils sont une part entière de cette masse confuse et contradictoire que l’on nomme humanité, et ce n’est pas pour rien que nombre de psychologues ayant analysé les ressorts qui ont amené ces criminels au passage à l’acte en ont conclu que nous sommes chacun de nous des criminels en puissance. Dire que chacun de nous constitue l’humanité entière n’implique pas que seule la partie plein de bonté est à considérer. La méchanceté, le vice, la cruauté, l’indifférence, la chosification, la négation absolue de l’autre sont constituants de nos psychismes et de nos actes. Enoncer que le respect est une règle essentielle ne peut se faire sans s’accompagner d’un bréviaire de moyens pour la réalisation effective, pleine, du respect en action. L’éducation à la communication empathique, la prévention des situations à risque, la dénonciation de ces mêmes situations, et en dernier ressort, les actions urgentes de protection (Dans la mesure où la protection ne doit pas

dépasser un cadre restreint, non normatif et ne résulte pas d’une volonté implicite d’exercice pur du pouvoir). Ce n’est pas qu’une simple question d’intendance puisqu’elle est la frontière entre un pouvoir coercitif et un pouvoir qui laisse l’autonomie de ses citoyens s’épanouir. J’entends par pouvoir une institution incarnée par des organes ou l’ensemble d’un groupe exerçant un pouvoir envers ses constituants, fut-il un groupe d’intérêt, un regroupement d’amis, ou une cellule familiale. Le pouvoir ne doit pas être en lutte contre les citoyens qu’il est censé protéger, il doit accompagner leur émancipation.

L’obligation de respect impose la mise à bas de toute échelle de valeur, tandis que l’imposition de cette obligation de respect impose, elle, la remise en route d’une échelle de valeur ultime, la seule opérante, cette du respect lui-même. Imposer une règle nécessite d’imposer un cadre de

l’observation de la règle elle-même. Le respect émane d’un changement de loi, avec le fatras de codes, de lois, de procédure, de jurisprudences adéquates, subtiles, variable, qui se pose en permanence la question du droit à l’individu et non pas en premier ce que la société ou le pouvoir doit penser de ce droit. Le respect est avant tout un droit un infra-institutionnel, un principe qui soutiens le droit comme les actes des membres d’une société. C’est une posture, un défi, une affirmation qui ne devrait pas souffrir de barrage hormis les habituelles mises en garde sur la violence, toute violence étant une forme de contrainte, donc de pouvoir. C’est un principe transversal qui irradie toute la relation entre moi et le monde, un désir d’une relation bijective, égalitaire, un principe qui découle d’une déclaration des droits froide et rationnelle, mais dont on n’aura jamais épuisé la mesure. L’obligation de respect jusque dans ce que l’on considère comme autodestructeur, contraire aux intérêts de la personne ou d’un groupe, est la plus grande justice que l’on puisse offrir aux individus. Elle est l’aboutissement d’un droit affirmé d’un groupe social, puis à l’intérieur de ce groupe, de chaque individu qui le compose, jusqu’à ce que chacun s’en détache nettement et devienne une personne véritablement autonome. Point de liberté réelle sans ce respect intransigeant.

Condition de l’émancipation des individus, le respect n’est pas une règle. C’est une forme d’action, une manière d’être au monde impliquant un renoncement actif, un abandon qui confine à l’amour. En cela il ne peut être enseigné, il doit être ressenti, imaginé, seule le sensitif peut aider à le mettre en œuvre. Le respect est un face-à-face entre soi et le monde, une posture, une imprégnation du lien social qui découle de principes et qui se dilue dans l’intériorité. Ce n’est pas non plus une technique de travail sur soi, si ce n’est l’ultime découplage entre l’intériorité de l’oppression et le lâcher-prise. Le respect est une forme spontanée d’affirmation de soi face à la multiplicité des autres.

La question de l’anomie sociale est une fausse question. Nous sommes des êtres sociaux. La

question de faire société surgit à un niveau bien inférieur à celui des étages institutionnels. Notre vie nous pousse immanquablement, résolument, définitivement vers les autres. Même une personne affectée du syndrome de Diogène est aussi affectée par notre surgissement au monde social et la façon dont chacun fait corps avec lui. Les iles désertes ne le sont plus depuis longtemps. Bien en dessous des lois, en dessous des religions ou des nationalités, notre relation aux autres est

construite par ce tissu infiniment petit que chaque jour, chacun de nous élabore. Sans regard avec une quelconque construction de soi par une éducation ou une visée normative, chaque jour, nous bâtissons un monde, fût-il un enfer repoussant pour les autres. Cette évidente présence au monde

est un fait premier à partir duquel une société du respect se bâtit. Et la poursuite incessante de l’approfondissement de ce respect est le meilleur gage d’une société non-violente.

La question des enfants, soi-disant manquant de discernement, celle des vieux, trop séniles pour décider, et celle des fous, des égarés, des violents, ne laisse pas de questionner. Là où la psychiatrie a pu se remettre en cause- un peu - les deux autres catégories restent bloquées à des stades où l’individualité est niée, où les initiatives personnelles sont niées, où la déviance n’est pas

véritablement prise en compte quand elle n’est pas brutalement réprimée : les enfants restent à la merci d’adultes référents et les vieux à la merci de beaucoup de monde qui nient leur liberté,

maintenus dans un état de subordination qui répond à une volonté de mise au pas. L’humanité toute entière de ces personnes est bafouée. Ils sont suivis, notés, fliqués, contrôlés, à la merci d’un

personnel soignant ou éducatif dont la dimension normative est considérable. Leurs pensées comme leur corps sont remis sous le contrôle d’institutions qui, de promoteurs de valeurs positives

(Emancipation, autonomie), deviennent des gardiens de la paix sociale et les agents d’une

disciplinarisation d’éventuelles déviations, à rebours de toute idée de respect et de valorisation des identités naturelles de chacun. Et s’il est formidable qu’un service puisse s’occuper des enfants enfermés dans des placards, il n’est pas pour autant souhaitable qu’une surveillance généralisée de ces êtres soit instituée, officialisée, encouragée. Et quant à nos vieux, laissons-les vivre à leur guise, plutôt que de céder à des injonctions sociétales ou familiales.

Allons au-delà d’une déclaration universelle des droits humains, calée sur l’exploitation de l’homme au niveau institutionnel, et passons à la traque des micro-pouvoirs, intégrons la limitation des pouvoirs politiques comme des institutions publiques ou privés, des représentants de ces institutions, comme des familles tyranniques, passons de la masse à l’individu. Traquons les emprises liberticides jusque dans les moindres recoins. Prévenons l’avènement d’une société de la surveillance généralisée et de la méfiance banalisée. Allégeons les institutions afin qu’aucun abus ne puisse être commis par le simple fait que des professionnels se sentent porteurs la vérité et qu’ils justifient ainsi leurs propres actions, par un mécanisme redoutable de boucle auto-justificatrice. Impossible de codifier le respect, cela reviendrait à vouloir codifier l’océan. Les actes et les pensées sont des feuilles aux mouvements infinis. Toute forme de protectorat est vouée à l’échec par l’ampleur de la tâche et par le fait qu’il est le début d’une forme de pouvoir. Toute forme de contrainte n’aura pas plus de succès. On ne force pas à aimer. Il s’agit de créer les conditions d’éclosion de cette d’attitude, renverser des millénaires de patriarcat, de verticalité, de positions dominantes. Reconstruire une forme d’attente lente qui favorise l’éclosion de ces sentiments, rebâtir une vision sociétale qui prenne en compte les interactions faibles et locales, à rebours d’une fausse universalité numérique. L’attention à l’autre est une reconstruction patiente de soi, une ouverture pour laquelle des années d’accompagnement sont nécessaires. Dans notre univers

contemporain friand de vitesse, nous n’avons pas le temps, nous devons donc changer d’époque. On dira que je suis fou, que cette façon de penser ne tient pas debout, qu’on ne peut pas bâtir une société stable sur de tels fondements mouvants. Peu importe. C’est la voie. Des milliers de théories s’échoueront toujours devant la simplicité d’un regard.

Récemment une célèbre youtubeuse a dû retirer une de ses vidéos du site suite à un déluge d’accusations. Sa faute : un blackface. En effet, dans celle-ci, elle s’était grimée en noire et adoptait des attitudes typiques de clichés sur les noirs. Interrogée la femme a fait part de son innocence et a

avoué ne pas connaître le terme de blackface. Il a émergé depuis plusieurs années pourtant, et les dénonciations des clichés racistes sur les noirs sont depuis très longtemps sur la place publique. Néanmoins, dans une inconscience criminelle parfaite, elle a publié cette vidéo, participant elle aussi à la propagande de représentations négatives qui ont justifié la réduction en esclavage ou le

colonialisme ad nauseam. Un racisme inconscient qui contribue à prospérer des images construites de toute pièce pour justifier l’injustifiable. De même que pour les clichés sexistes, homophobes ou gérontophobes, la part d’inconscience est fondamentale et c’est le plus désastreux. Depuis des centaines d’années, ces clichés font partie de représentations négatives véhiculées de générations en générations. L’indulgence devrait primer devant cette part d’inconscient collectif, et cependant, la colère est compréhensible chez ceux qui en sont les victimes, héritiers de toutes ces années de

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