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La liberté des esclaves et celle des maîtres

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 85-89)

Les hommes ont été libres bien avant que l’on pense pour eux leur liberté. Et si soudain, la liberté a dû être pensée, c’est qu’elle était morte et qu’il fallait la ressusciter. L’être humain, qui auparavant vivait libre de toute contrainte, se retrouvait esclave de différentes tyrannie : ne lui restait que la nostalgie de ses années libres. La pensée ne survient que lorsque l’événement est apparu et que le bonheur a disparu. L’anticipation est un exercice réservé aux poètes. Si un état se mêle de protéger cette liberté, cela se fait nécessairement au détriment de l’exercice effectif par les hommes de cette liberté. L’instauration d’une institution protectrice des libertés est conditionnée par l’élaboration d’une vision commune à cette administration qui sera progressivement affinée, étendue jusqu’à devenir un véritable pouvoir d’oppression. Tout pouvoir cherche à se prolonger dans la durée et à imposer sa vision, au détriment de la pluralité des expressions personnelles, du chaos ambiant qui règne dans la nature et que tend à régenter tout forme de pouvoir. Un pouvoir protecteur est une aporie. Il nous importe de tracer notre chemin vers notre liberté en dehors de ces institutions. La liberté est fragile et protéiforme. Ce que l’on pensait établi pour toujours repose sur un château de sable. Les « civilisations » s’effondrent en permanence parce que les hommes et les femmes qui les constituent en rebâtissent d’autres avec une remarquable constance. Donner des droits formels aux homosexuels aurait paru incongru à nos ancêtres. Reconnaître l’animal comme « être vivant doué de sensibilité » leur aurait également semblé inimaginable. Accorder des droits aux océans peut paraître stupide au regard d’un système anthropocentré. Les droits sont infinis, les processus qui mènent à leur élargissement sont sans fin.

La tyrannie est l’exercice d’un pouvoir non-consenti par des esclaves. Dans la démocratie seule, les esclaves se choisissent quelques-uns de leurs maîtres, oubliant parfois de se questionner sur l’utilité de ces maîtres et passant sous silence qu’ils ne choisissent qu’un très petit nombre de leurs maîtres. Le pouvoir se manifeste sous des formes infinies qui ne sont l’objet d’aucun choix. Il est infini tant en qualité qu’en nombre. Juges, professeurs, travailleurs sociaux, médecins, infirmiers, policiers, élus

nationaux ou locaux (Liste non-exhaustive), bons orateurs, parents peuvent à leur niveau exercer un pouvoir discrétionnaire. Les esclaves peuvent également être des maîtres dans l’exercice de leur profession ou de leur mandat, mais ils sont surtout une masse au service de maîtres, plus ou moins consciente de son état, soumise à des pouvoirs non questionnés sur leur forme et sur l’identité de leurs possesseurs. C’est en cela que la terminologie d’esclave et de maître, si elle paraît datée, me semble adaptée à cette situation : on ne choisit pas tous ses maîtres, même en ce début du XXIème siècle.

Le pouvoir est interstitiel. Il se niche dans les moindres recoins de notre cerveau. Il inonde notre sang et imprègne chacun de nos muscles. Il est présent dans des railleries qui infériorisent un interlocuteur, dans un discours rhétorique cassant, dans une injonction sous-tendue par une description négative, jusque dans un silence pesant. Le pouvoir peut-être institutionnel et menacer par la légalité qu’il a acquise (Différente en cela de la légitimité), toute personne entravant son fonctionnement. Il bénéficie de l’étendue immense des institutions pour s’exercer. Mais le pouvoir peut aussi être non factuel, informel, non délimité par des règles et pourtant bien réel.

Le pouvoir du langage est le premier des pouvoirs, celui qui rend possible tout le reste. L’infériorisation langagière a eu lieu d’abord, préalable à toute emprise. La délégitimation de l’ennemi est la première phase de l’attaque. Tous les pouvoirs, absolus ou pas, ont bien compris cet enchaînement nécessaire. Le langage vient légitimer toutes les actions suivantes, arrestations, pénalités, redressement, enfermement, scolarisation, destructions plus ou moins violentes. La désignation langagière est la justification par des structures institutionnelles d’une hiérarchie. Partout se glisse cette inégalité, entre voisins, entre collègues, entre amis, dans une association, dans un rapport même bref entre deux inconnus, tout autant qu’entre un juge et son accusé, dans la façon qu’on a demandé un café comme dans la manière de répondre à un coup de fil. La langue que j’écris, dans ses structures, est l’expression d’une histoire coloniale, sexiste, religieuse, homophobe... Les rapports de pouvoirs nous submergent.

Je ne mets pas d’opposition entre la coercition d’un parent sur sa progéniture et celle d’un dictateur sur le peuple qu’il opprime. Aucune distinction de qualité entre ces deux formes d’exercice du pouvoir, seule l’échelle est différente. Elles se fondent toutes deux sur une vision pessimiste de l’humanité, sur une croyance en la nécessité d’une tyrannie pour réprimer les pulsions mauvaises de l’espèce humaine, sur l’idée d’un progrès imposé et non discuté, sur l’oppression nécessaire des peuples afin d’en tirer un profit maximum, ou sur toute idée qui part du paradigme que la contrainte est plus efficace qu’aucune autre méthode. Les raisons importent peu. Seule la façon de la

déconstruire m’intéresse, de renverser une attitude si ancrée en nous, si naturelle qu’elle nous paraît impossible à éradiquer. Je sais combien une seule action néfaste peut annuler des milliers d’autres, positives et chaleureuses. Je sais également qu’une action profonde, répétée, expliquée, en faveur d’une éducation positive et d’une société positive peuvent amener à un changement de paradigme. Non pas la mise en place de mouvement massifs, hiérarchiques, dirigistes, pénétrés de l’esprit d’hétéronomie, mais plutôt la diffusion et l’appréhension par chacun·es des moyens de son émancipation. La traque des micro-pouvoirs est un moyen faire progresser l’idée d’une société plus respectueuse de ses membres. La prise de conscience par chacun·es de ses propres possibilités est le plus sûr chemin vers une société réellement autonome. Il n’est jamais trop tard pour faire pénétrer les principes d’une vision pacifique et émancipatrice. L’esclavage n’est pas une fatalité.

Esclaves et maîtres s’étreignent dans un baiser de la mort, esclaves dans une situation sociale donnée, maîtres dans une autre, anciens esclaves ou maîtres, personne n’accepte de s’auto limiter au profit de l’autre, la violence est sous-jacente, la lutte est permanente, la tension ne retombe pas. La méfiance imprègne nos sociétés. Les classes sociales sont imperméables les unes aux autres. A l’intérieur de celles-ci, il ne manque pas de désaccord. Les pouvoirs institutionnels en place disposent de pouvoirs incommensurables et s’auto-justifient. La résignation des esclaves est flagrante et trop peu osent emprunter des chemins de traverse. La solution n’est pas dans l’ivresse de la violence (Même si elle est un ciment de l’amitié), ou dans des luttes classiques par des syndicats ou des partis, trop hiérarchiques. La liberté ne s’apporte pas servie sur un plateau par de belles âmes, elle s’expérimente, se vit, par une forme de lutte et de prise de risque, jusqu’à l’acceptation par les pouvoirs, fussent-ils microscopiques.

Voici 20 ans que je suis végétarien. Alors que je ne mettais aucun zèle à convertir mes proches, ayant plutôt tendance à vouloir être discret sur le sujet, je devais me justifier, répondre à des questions sur la viabilité de ce régime et sur la mise en danger de mes enfants, faire face à des sarcasmes ou à une volonté de me dénigrer. Je me retrouvais dans la situation d’un accusé face à des juges très

inquisiteurs. Aujourd’hui que c’est devenu tendance, que c’est un régime loué dans toutes les sphères sociales, plus personne ne me questionne, ma liberté est acquise, comprise, et je n’imagine plus que l’on vienne chercher à me dissuader. On en viendrait à me demander conseil. La pratique et l’exercice d’une liberté personnelle a traduit un engagement militant hors de toute structure

« émancipatrice » et a dégagé sur un nouvel espace des possibles.

Nous venons d’avoir un chiot adorable. Le plus extraordinaire chez ce chien est que depuis son entrée dans notre famille, il ne semble plus capable de se repérer, d’avoir une volonté indépendante puisque la seule chose qui l’intéresse est de suivre Thibaud, de capter son attention et d’obéir à ce que celui-ci lui dicte. Troublant. Comme s’il avait perdu l’entièreté de son libre arbitre, comme s’il avait oublié toute notion relative à sa condition d’être autonome au point de s’abandonner totalement à la volonté d’un autre, au point de donner des arguments aux spécistes qui

hiérarchisent la nature en fonction de leurs intérêts... La façon dont ce chiot abdique sa liberté pour se mettre au service qu’un inconnu est désarmante. Et il est à parier que si l’on n’acceptait pas cette attitude soumise et remplie d’attente, il serait désorienté. L’infériorité est une notion acceptée depuis des millénaires par cette espèce et sa dépendance envers l’espèce humaine actée, tant nous avons réduit ces bêtes adaptables à notre volonté. Et si je dis cela c’est en tout respect de ces animaux que j’aime. Nous avons réussi à les façonner à l’image de ce que nous voulions d’eux. Cette relation asymétrique est chez moi cause d’une gêne palpable, symptomatique d’une restriction de liberté qui enferme la victime dans un schéma dont il lui semble impossible de se défaire. L’esclave est toujours utile à quelqu’un.

L’émergence d’une société bienveillante et respectueuse implique la disparition progressive des contrats de travail qui impliquent une subordination du travailleur, des écoles traditionnelles basées sur des relations hiérarchiques, des maisons de santé basées sur une asymétrie entre soignants et soignés, des administrations dont la relation avec les administrés est faussée par des mécanismes de rétention, de tous types de surveillance qui sont le signe d’une société de méfiance, de tout

mécanisme de redressement social ayant une visée normative. L’abolition véritable de cet esclavage moderne et du statut de maître peut amener à la dislocation des grands états bâtis sur la force et l’hybris ou pas. Cela peut conduire à la refondation de communautés non-hiérarchiques, conjointes

géographiquement ou pas. Cela peut provoquer la recréation de microsociété, si tant est que l’autonomie de chacun est respectée. Cela peut également entraîner la suppression de la notion de diplomatie, de police, de services sociaux, de représentants locaux ou nationaux, ou pas. Cela peut déboucher sur l’éradication de milliers de jurisprudences, de lois ou de décrets motivées par

l’obsession du maintien de l’ordre et donc, de la consolidation des pouvoirs en place. Cela peut aussi déboucher sur des formes de gouvernances inédites. Cela doit appeler en tous cas à l’émergence d’une forme de confiance qui soit la base d’un interventionnisme restreint, explicable, dont le dialogue est la marque première. Utopiste ? J’en doute. Je connais l’échec des phalanstères, la dissolution progressive des communautés hippies, la difficulté des écovillages à se maintenir, le caractère radicalement nouveau de ces groupes fondés sur l’autonomie de chacun et qui peinent à se maintenir dans la durée. Malgré tout, je crois qu’il est urgent de laisser nos vieilles sociétés se laisser contaminer par des philosophies non-déterministes basées sur l’émancipation de chacun, sur une confiance réciproque et sur la promesse de relations non antagonistes et non fondées sur la compétition.

L’utilisation du potentiel des fameuses cellules miroirs, creusets de la réciprocité et de l’empathie, l’amour inconditionnel des parents envers leur enfant, la communication violente

non-orientée, l’écoute active et empathique, la méditation, la musique corporelle, le yoga, les méthodes d’accomplissement de soi, les procédés non hiérarchiques de débat...: l’humanité n’est pas en reste pour inventer des méthodes actives qui permettent à chacun de se développer, d’améliorer sa confiance en soi et par là, d’amender sa relation aux autres. Une société non hiérarchique, non coercitive, fondée sur la reconnaissance de l’autre, est à mille lieues des sociétés occidentales actuelles, basées sur la compétition et le meurtre de l’autre. Le chemin sera long... Les macros et les micros pouvoirs sont liés : leur disparition est la condition de l’émancipation réelle des personnes, la promesse d’une autonomie laissée aux peuples et aux individus qui les composent. Le dépassement d’une dialectique maître-esclave ne se fait que par la redéfinition de ces deux entités. L’abolition d’un modèle basé sur l’exploitation et la mise en exploitation d’une partie de l’humanité, son dépassement, sa transformation radicale ne se feront pas par des révolutions, mais par une évolution des modèles d’intersubjectivité, seule manière de promouvoir une éradication des hiérarchies et des contraintes absurdes qui en découlent. Il n’y a plus un sachant, un décideur, un supérieur face à un inférieur, un ignorant ou un exécuteur, il y a la coexistence pacifique d’êtres humains qui par la remise à plat d’habitudes millénaires, visent à bâtir des microcosmes qui ont pour vocations de prendre en main leurs destins. Non pas des sociétés du bonheur imposé, sortes

d’utopies totalisantes basée un redressement des corps et des esprits, mais une société ouverte et bienveillante qui soit être la condition de l’émergence d’une culture positive. Projet fondé sur le non-dolorisme, sur la non-violence, sur la non-action, sur l’écoute, sur l’infra- institution, sur le petit plutôt que l’immense, sur l’étiolement des passions funestes et sur le développement de celles qui nourrissent et sur l’irradiation à partir de ces millions de cercles minuscules.

L’évolution d’un enfant est un formidable moyen d’observer l’autonomisation d’un individu, à condition de lui laisser la possibilité de s’exprimer. L’éducation, ou la non-éducation, peuvent permettre à cet enfant de devenir un adulte épanoui, responsable, respectueux. Une attitude positive envers lui peut lui permettre d’avoir une bonne dose de confiance en lui et d’affronter des événements funestes de la vie en acquérant une certaine résilience. Il ne s’agit pas de paroles en l’air. Cela fonctionne dans la vraie vie du réel d’aujourd’hui. La manière de vivre avec son enfant influence sa vie future entière et peut lui permettre de poser sur nos sociétés un regard différent. En

cela, c’est une manière infra-institutionnelle de changer les choses. J’entends par projet

d’autonomisation une façon délibérée de laisser l’enfant expérimenter, de l’accompagner dans ses choix, sans a priori sur la justesse de ceux-ci ni vision prédéfinie sur son futur. Il n’est pas si facile de lâcher-prise sur les projets que l’on a formés, de manière plus ou moins consciente, pour nos enfants. Et il est si réjouissant de les voir acquérir ce que nous n’avions pas imaginé pour eux et qu’ils en usent pour des projets futurs. La vie nous échappe et elle est souvent plus belle qu’on ne l’imagine.

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