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L’alourdissement de la vie

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 141-146)

L’alourdissement de la vie est un processus insupportable, d’autant plus insupportable qu’il est irréversible. On ne peut jamais lui dire stop, on voudrait revenir à la seconde d’avant, celle où on était encore innocent, celle où on nageait dans un bonheur hors de préoccupations nauséeuses, mais non, on devient prisonnier de cet état de connaissance qui détruit de manière définitive l’état de grâce primal et qui nous transforme en clowns tristes, quel que soit l’âge auquel s’abat sur nous le cataclysme de la connaissance, dans notre prime enfance, à l’adolescence ou dans notre extrême vieillesse. Je ne suis plus celui que j’étais avant cette seconde où le malheur et la connaissance de ce malheur se sont abattu sur moi. Je ne pourrai plus revenir en arrière puisque j’en sais un peu plus sur les miettes de malheurs qui m’ont radicalement métamorphosé.

Les nouvelles s’accumulent, mauvaises, innombrables, cataclysmiques. Il faut survivre à cette accumulation, accueillir l’information, lui donner tout son sens et à la toute fin, tenter d’organiser son avenir en fonction, vivre avec les siens sans qu’ils soient bousculés à cause de son propre effondrement, tâcher de garder un reste de l’insouciance d’avant l’avalanche. La vie était une tâche à laquelle je ne pensais pas au même titre que la respiration ou la circulation du sang. Désormais, chaque geste ou parole est le résultat d’un processus mental, subtil équilibre entre un désespoir

marqué et un espoir qui se faufile, une tâche consciente, volontaire, demandant une quantité d’énergie formidable.

Je pleure chaque jour sans exception et souvent, j’ignore la raison de ce flot, je pleure, c’est tout, je ne peux pas m’arrêter, quand je cours je dois lutter pour ne pas m’effondrer, le poids est là, pesant, insupportable. Parfois Amélie me surprend dans cet état, elle me demande pourquoi, je ne sais pas que lui répondre, je vois qu’elle ne me croit qu’à moitié, je suis effondré par son doute. Je ne dois pas oublier de vivre. Mais comment garder une forme de légèreté face à la succession de faits déplorables qu’une vie de plusieurs décennies nous impose fatalement ? Comment garder le sourire face aux désastres qui ne manquent pas de nous mettre à bas ? J’ai envie de hurler contre cet alourdissement de la vie, contre cette maladie qui me ronge petit à petit et qui menace de me pétrifier. Je devrais avoir suffisamment de ressources intérieures pour transformer cet

infléchissement en quelque chose de positif ou du moins de conscient. Et pourtant, je ne suis pas certain de parvenir à cet état de sagesse, objet de convoitise. Je crains de rester dans un entre deux, une zone mal définie, alternance de résilience et d’abattement, et de ne pouvoir maintenir un état de combativité constant face à la bête. Le risque est que je plonge pour de longues périodes dans un état neurasthénique d’où je ne puisse sortir sans dommage.

Mon enfance est loin. Mon bonheur immaculé s’est achevé. Ma vie d’adulte commence, celle qui signifie devoir affronter la lourdeur de l’existence, ses souffrances, ses frustrations, ses déceptions, ses négations. Personne n’y est vraiment préparé. Comme avec la venue d’un enfant la souffrance te rattrape un jour sans que tu l’aies vue venir, elle s’enroule autour de toi et t’enserre pour ne plus te lâcher. Tu es pris. Tu ne peux plus lutter. Jusqu’à la fin de ma vie il me faudra vivre avec ce serpent et oublier l’innocence pleine d’illusion des paradis perdus. Je comprends les suicidés.

Il y a du fatalisme à ne voir dans l’évolution de nos parcours qu’une irrémédiable descente aux enfers. Et pourtant. Rien n’est plus vrai. Les marques du malheur s’impriment plus fortement que celle du bonheur. Le rire s’étiole au cours des années. La gravité prend le dessus. La mort, cette angoisse qu’on ne peut éteindre. Les événements funestes nous privent de la capacité à prendre pleinement goût aux choses de la vie. Et si certains ont la capacité de surnager dans ce marasme, c’est soit parce qu’ils ont pleinement conscience de ce marasme et qu’ils savent le jauger en

permanence, soit parce qu’ils sont inconscients, les heureux. Passé un certain âge, la joie ne fait plus partie du champ des possibles. Je vieillis, c’est indéniable. Et dans ce processus de vieillissement la composante de la connaissance intime des choses vient percuter l’affaiblissement du corps. Tout se délabre en même temps, krak du corps, effondrement de l’esprit, délabrement général.

Elle devient naturelle pour eux, la manière triste d’aller des vieux, ils en ont connu tellement, de chagrins, qu’ils ont perdu définitivement toute légèreté, ils ne peuvent faire autrement que marcher dans les rues le dos vouté, les yeux perdus, indifférents à toute nouveauté, ils ont tellement vécu qu’ils en ont oublié ce que rire signifie, ils sont plongés dans un monde de silence et de résignation, attendant la délivrance de cette réalité navrante, espérant parfois hâter ce moment. Ils ont été rattrapés par les événements funestes, ils ont été frappés de stupeur, l’accumulation a transformé cette stupéfaction en douleur de chaque instant, ils supportent une souffrance continue, elle s’est insinué en eux jusqu’à devenir une seconde nature, une nouvelle peau dans laquelle ils se sont glissés contraints au départ puis résignés ensuite. Ils ont des émotions, beaucoup d’amour à donner, mais ils sont pétris de souffrance. Ils savent et nous, nous ignorons. Le malheur est si prégnant, le

bonheur est si fragile. La connaissance est la source de tous les tourments. La promesse de l’aube est triste.

Et si, entre notre premier souffle et notre ultime, ce n’était que déceptions continues, souffrances petites ou grandes, humiliations, vexations, peines de cœur, violences verbales ou physiques ? Et si nous devions descendre de notre paradis initial, forcés par les cris de la meute, tirés hors de notre cocon par une réalité âpre ? Si nous n’avions inventé le paradis et imaginé des œuvres d’art que pour nous extraire d’une fatalité trop extrême ? Et si nous savions qu’immanquablement nous roulons vers la même destination, lestés d’un poids qui vient à s’alourdir au fur et à mesure que les années nous infligent leurs désastres ? Et si les suicidés de la première heure avaient raison, eux qui savaient très tôt le poids de ce lest et qui n’ont pas voulu le porter plus longtemps, fatigués qu’ils étaient de tant de lourdeur ?

Fiction 2

C’était il y a longtemps. Tellement longtemps qu’on ne sait plus quand, ni dans quel lieu ça s’est produit. Des mythes de tous les pays ont repris cette histoire sous diverses formes. Nous

reconstituons ici la version plus commune à l’ensemble de ces légendes afin de faire au plus court. Les avis divergent sur les débuts réels du trouble. Cependant une majorité d’expert s’accordent pour penser que les symptômes se sont déclarés exactement sur le seuil de la porte du héros décrit ici. Celui-ci habitait une maison au bout d’une route sans nom. La ville est inconnue. Le pays oublié. Notre héros voulait s’offrir une rasade de soleil. Conséquemment il sortit sur le pas de sa porte. Nous étions au petit matin d’une nouvelle année. Pas une tête visible dans les rues. Même les chats se reposaient des excès de la veille. Notre héros fit quelques pas en direction de la ville sans nom, dans un paysage familier. C’est là qu’il fit l’expérience qui le rendit célèbre. Car c’est exactement à cet instant qu’il sentit dans sa tête et qu’il vit autour de lui les transformations qui le rendirent célèbre. Il se disait qu’il avait encore du temps pour rejoindre la ville, qu’il pouvait musarder tout son soûl en ce jour où beaucoup se reposaient et qu’il avait le temps pour lui. Il fit quelques pas et l’enchantement eut lieu alors qu’il contournait sa maison.

Tout à coup, le paysage autour de lui s’effondra. La première image qu’il vit s’évanouir devant lui était constituée des éclairages criards des enseignes standards, le paysage banal de ces zones commerciales hideuses qui ceinturaient alors les villes. Il détestait son environnement depuis que sa maison avait été entourée par ces hangars de tôles très laids. Les lumières du jour naissant, les quelques véhicules, les rues banales, les magasins honnis, les bruits de moteurs indicibles, les parfums d’une ville polluée disparurent à ses pieds, tous s’enroulèrent dans un cataclysme

silencieux, le ciel se fendit, les éclairages publics se plièrent, les enseignes se ratatinèrent, les rues se compressèrent, les carrefours furent réduit à leur plus simple expression, une voiture parut lui foncer dessus puis vint se rompre dans un fracas silencieux en mille petits points, un homme disparut sans qu’il pût comprendre où, un chien le regarda fixement comme savent faire ces

animaux, et lui aussi se trouva fracassé au sein de visions kaléidoscopiques. Petit à petit chacune des composantes du paysage familier de notre héros s’enroula l’un sur l’autre pour devenir une

fine qu’une peau de chagrin. Tout s’enroula les uns sur les autres et notre héros n’eut que le temps de pousser un soupir de stupéfaction que déjà la feuille constituée par l’impression de son paysage familier roula sous lui. Il eut à peine le temps de s’en féliciter que déjà tout avait disparu et qu’il se retrouvait seul dans un univers vide, noir, complet en termes de luminosité. Il glissa sous ses pieds pour mourir au sol comme une feuille se glisse sous une autre, tout ce qui était devant lui apparut comme une gigantesque photo, et cet assemblage de choses hétéroclite finit par s’évanouir à ses pieds, s’enroulant et mourant là où il était. C’était comme si sa vue se dérobait à lui et venait à s’effeuiller et mourir à ses pieds.

La seconde image apparut alors qu’il était encore dans l’obscurité qui avait succédé à la disparition complète de son panorama habituel et qu’il se demandait où aller puisque sa maison, sa ville, et tout ce qui l’entourait ordinairement s’était enroulé à ses pieds et avait disparu dans le noir le plus absolu. Il ne savait plus par quoi il était porté. Il errait. Au bout de plusieurs longues secondes, une lumière surgit, d’abord un point lumineux au loin, puis un halo de plus en plus précis qui s’élargit, jusqu’à ce qu’il puisse distinguer nettement la forme d’un demi-cercle éclairé très nettement au bout d’un long tunnel. Image classique d’une fin qui se laisse deviner, il ne parvenait à savoir ce qui l’attendait à l’autre bout de ce couloir immense, une lumière intense semblait lui dire de venir. Il se mit en marche vers ce qui était l’unique possibilité d’évasion, étant donné que rien hormis ce long couloir n’émergeait dans son champ de vision. Il était seul était présent, il marchait, il n’avait que cela. Il marchait mécaniquement vers cette source fixe. Il n’avait pas accompli plus de cent pas dans cette direction que ça recommença, le sol se déroba à nouveau sous ses pieds, le tunnel se fracassa en mille points, la lumière devint un miroir cassé, l’image se disloqua, le tunnel devint un

kaléidoscope, il ne bougea plus, il se tint immobile et encore une fois, le tunnel se déchira, se roula, se compressa dans une image disloquée qui vint mourir à ses pieds. Le cataclysme se résuma bientôt à quelques centimètres carrés qui s’étalèrent sous ses chaussures et disparurent en le laissant à nouveau dans le noir le plus complet.

Il prit peur et se décida à courir pour échapper à ce cauchemar de nouvel an. Mais où aller ? Comment avancer maintenant que tout était plongé dans la nébulosité la plus totale ? Il voulut soulever sa jambe. Il sentit tout à coup un poids énorme contrecarrer ses efforts. Un matériau solide paraissait apposé contre ses muscles, l’empêchant de pouvoir se bouger. Il était prisonnier d’une réalité inconnue qui l’enveloppait jusqu’au plus près de son corps. Il tapa contre la matière, il la rua de coups, étant soudain la proie d’une immense furie, voulant se dégager de cette étreinte invisible et voulant se dégager absolument, il tapa, hurla, pleura, vitupéra, il sentit la chose enveloppante se répandre au sol en des milliers de morceaux. Comme s’il avait détruit une force qui l’enserrait. Une faible lumière succéda au noir. Elle éclaira d’un éclat sévère la scène dont notre héros était le protagoniste involontaire. Peu à peu il comprit qu’il se débattait contre d’immenses plaques de verre, séparées les unes des autres de quelques centimètres. Il avait devant lui une succession de dizaines de vitrines qui reflétaient une lumière lointaine. Captif de murs de verres, de quel côté qu’il se tournait, il ne voyait plus que ces vitrines qui l’environnaient et dont il avait réduit les premières en morceaux. Notre héros voulut briser l’une après l’autre. Il avança en se protégeant des éclats par ses bras devant sa tête. Il voulait terrasser ces centaines de vitres devant lui. Il donnait des coups dans tous les sens, ne calculant pas sa force, suant, respirant à grands coups comme si sa vie en dépendait. Il voulait abattre tous ces murs autour de lui comme ceux d’une prison dont il ne pourrait plus sortir. Une colère l’avait saisie à la hauteur de l’incompréhension qui l’avait saisi. Et dans sa colère, il chutait, il sombrait et dans sa chute, il brisait de nouvelles vitres comme un corps mort

brise les chaines qui l’entravent, dans sa lourdeur, plusieurs vitres furent pulvérisées dans un fracas silencieux. Puis soudain, tandis qu’il bataillait en lançant ses bras dans toutes les directions à la manière d’un désespéré, très vite, le verre devint des parcelles de lumière, les éclats de verre et de lumière se transformèrent en des points minuscules, ces vitres gigantesques se ratatinèrent et devinrent des minuscules feuilles pointillées qui se glissèrent au pied de notre héros et qui disparurent aussi, ne laissant à celui-ci que les traces sur son visage de quelques égratignures. Ces immenses tours de verres étaient réduites à néant. Il avait à nouveau été la cible d’illusions. Il voulait en sortir.

Nécessité d’alerter une bonne âme charitable, il cria. Il hurla, et cependant, il eut l’impression nette que personne ne pourrait entendre ses cris puisque lui-même ne pouvait s’entendre, comme s’il vivait dans une bulle sans air alors même qu’il parvenait à respirer. Le son qu’il pensait pouvoir faire sortir de sa bouche s’écrasait dans le fond de sa gorge. Son désespoir venait buter contre un

nouveau mur d’air. Partout où il regardait il ne voyait que le noir d’un monde évanoui. Aucun son ne lui parvenait. Aucune odeur non plus. La nouvelle année n’y était pour rien. La ville était

chamboulée. Il ne comprenait plus. Il ne savait rien de la raison de tout ceci. Il ignorait si les autres, tous les autres, vivaient également cette expérience. Il aurait voulu savoir, mais il ignorait comment entrer en contact avec tous ces autres qui demeuraient ailleurs.

Il vit ensuite une mer profonde, traversée par des éclats de lumière comme on en trouve dans un Sud imaginaire, peuplée de poissons aux couleurs chaudes, il eut envie de se jeter dans cet océan face à lui, il voulut s’immerger dans l’immensité et faire corps avec elle, il pensait y trouver une solution définitive à ses hallucinations. Il leva la main pour la toucher. Et immédiatement elle disparut aussi, rapetissée, racornie, déglinguée, réduite à une feuille chiffonnée, rangée au rayon des souvenirs agréables que l’on peut recontempler dans son seul souvenir. Notre héros ne savait plus comment bouger, il ne savait comment se libérer de cette succession fantasmagorique, il se livrait tout entier à cette vision en même temps qu’il cherchait à s’en dégager. Il eut aussi une vision de ses amis réunis autour d’une table, c’était visiblement son anniversaire, ils se pliaient à la

tradition du gâteau et paraissaient vouloir le partager avec notre héros, ils souriaient, ils lui parlaient sans qu’il puisse entendre leurs voix. Lui refusait d’en manger. Il ne pouvait pas. Pas là. Pas en ce moment. Ils insistaient. Lui s’obstinait. Il ne voulait pas. Il ne pouvait pas communiquer avec eux. Ils restaient figés dans un sourire béat, alors même qu’il ne pouvait entrer en communication avec eux, voire manifestait des marques de rébellion face à cette situation absurde. Notre héros voyait passer ses amis sans pouvoir leur parler de sa situation, comme s’ils étaient devenus partie prenante de cette folie.

Il eut encore le temps de se voir dans les entrailles de sa mère, lui bébé baignant dans le bonheur du liquide amniotique, il pouvait entendre la voix déformée de celle-ci, écouter sa façon merveilleuse de jouer du piano, surprendre ses apartés avec son père, entendre quand elle s’adressait à lui sur un ton plein d’amour, ils se tenaient à une fête, certains des invités lui étaient familiers, jeunes,

bruyants, décontractés. Il aurait voulu rester là, mais cela prit fin brusquement, sur fond de tableau noir impossible à déchiffrer. Il ressortait plus lessivé chaque fois qu’une nouvelle représentation disparaissait à nouveau, sans lui laisser le temps d’en jouir, sans lui accorder la possibilité de revenir à la temporalité d’avant. Il se réjouit lorsqu’il revit sa ville débarrassée des panneaux publicitaires contre lesquels il pestait, vidée de ses voitures, remplie de gens heureux, belle dans sa simplicité, illuminée d’un soleil qui faisait ressortir sa beauté rugueuse. Il savait que tout cela était éphémère. Il

voulait juger par lui-même de la transformation, comme une ouverture sur un possible désirable. Il savoura cette transformation comme on regarde un film publicitaire. Il lui fut également donné d’entrevoir les corps déchiquetés des zones de guerre, les parents éplorés, les fanatiques, les combattants perdus, les villages broyés, les victimes brisées, comme s’il s’était transporté dans ces endroits proches de l’enfer. Il vit également les famines, les catastrophes climatiques, les foules furieuses, les oppressions, les déplacements forcés, les éliminations, les meurtres programmés, les excuses des uns et les compromis des autres, les lâchetés des uns, les espoirs des autres. Rien ne lui fut épargné.

Ce ne fut qu’à sa mort que cette succession infernale prit fin. Il était partout et nulle part. Il était lui-même et tous les autres à la fois. Il pouvait dire « J’y étais » alors qu’il n’y restait qu’un court instant.

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