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Lutter contre la pieuvre

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 183-186)

Le capitalisme est une formidable machine, plastique, résiliente, fondée sur la notion de plaisir à travers le plaisir de l’investisseur comme celui du consommateur. Il se sert à rien de pleurer sur l’envahissement de notre planète par cette idéologie consommatrice, rétrograde, dangereuse pour les ressources de la planète, réduisant en esclavage des millions de travailleurs pauvres,

transformant en profit ses propres excès, recyclant le discours de ses adversaires et faisant de cette terre un paradis pour quelques riches et un enfer pour les milliards d’autres. Le capitalisme, avec sa masse d’argent comme jamais auparavant l’humanité n’en avait disposé et grâce aussi à l’inventivité humaine, a fait bien plus qu’introduire un nouveau mode de production ou de consommation : il a transformé nos vies, nous coupant de nos origines, réduisant l’existence à une seule dimension, nous tournant vers le plaisir exclusif et laissant à chacun de nous le soin de pendre son moi à l’extérieur comme on suspend du linge sur un fil. Il nous a promis le bonheur et nous croyons que le paradis est enfin advenu et qu’il réside autour de nous. Le malheur est aboli et que nous nous réjouissons chaque jour de cet avènement.

Les critiques du système sont des rabat-joie : ils n’en ont pas compris l’essence jubilatoire du

capitalisme. Celui-ci invite à la fête, à la dépense, à la puissance illimitée, à la reconnaissance de soi à travers les objets, à l’oubli des autres, à une vision débridée de l’existence qui n’est vue que par le prisme de la possession narcissique. La vie n’est plus triste, monotone, finie, pernicieuse ou psychotique. Elle devient la source infinie d’une infinité de plaisirs dans lequel chacun de nous est invité à se vautrer. Peu importe de savoir d’où vient l’argent ni comment cet argent a ruiné d’autres personnes. L’essentiel est de jouir. Et contre cela on ne pourra jamais rien, si ce n’est laisser la jouissance s’éteindre par elle-même par une pénurie de ressources ou par ses propres excès. On nous invite à changer de vêtements tous les jours : dans certains magasins, les collections sont désormais renouvelées quasi quotidiennement au grand émerveillement des clients, à la satisfaction des actionnaires et au grand désarroi des ouvriers du textile et des écolos. Dans l’électronique, même adage : de nouveaux smartphones ou pc poussent tous les jours ; et si tu ne veux pas en changer, le fabricant fait en sorte que tu ne puisses plus l’utiliser au bout d’un certain temps. En musique aussi l’opulence se conjugue en milliards : je peux avoir accès en deux clics à des milliards de morceaux. Les voitures ne s’achètent plus : on les loue pour en avoir une neuve en permanence et renouveler ses goûts très vite. L’alimentation n’échappe pas ce renouvellement permanent : dans la moindre ville se trouvent des restaurants de toutes obédiences, de nouvelles tendances se créent chaque jour et s’il faut importer de l’autre bout d’une Asie lointaine les précieux ingrédients, on le fait. Ce qui compte c’est le fun. Et qu’on se pète le ventre avec tous ces avantages. Et pourquoi résister, pourquoi rester grincheux alors que nous avons toutes ces merveilles accessibles si

facilement ? Pourquoi vouloir à tout prix abattre ce système fantastique, gage de plaisir renouvelé et d’un accès à des ressources que jamais aucun de nos ancêtres n’eut pu imaginer, même dans ses cauchemars les plus audacieux ? Le principe de plaisir est le mantra de notre époque, l’alpha et l’oméga de notre vie sociale, l’étalon de la réussite. Nous aurions tort de mettre à plat une telle

architecture pour la remplacer par un autre, forcément plus triste, forcément plus maussade, malgré tous ses avantages d’un point de vue rationnel.

Le capitalisme mondialisé est une fête perpétuelle pour les consommateurs, une jouissance ininterrompue des actionnaires, et un enfer saupoudré de rêve pour les prolétaires de notre siècle. S’il survient une contre-culture, une contestation globale de cette machinerie schizophrène, elle devient intégrée au système lui-même. Les T-shirt à l’effigie du Che sont devenus tendance. Le greenwashing se porte bien. Si un mouvement social d’envergure prend naissance, le système l’annihile en délocalisant, en usant d’une force policière toujours prête à défendre les possédants, en décrédibilisant le mouvement jusqu’à le pulvériser complètement, et au pire en engageant des capitaux pour produire du profit à partir de ce mouvement. Même les délaissés du système n’ont aucune envie d’en découdre avec lui, tout le monde veut sa part du gâteau et c’est ce que refusent d’avouer les contestataires professionnels. Le système n’en est pas un, c’est un assemblage

hétéroclite d’intérêts et de contre-intérêts, parfois incarnés par les mêmes personnes, et c’est justement parce qu’il n’est pas homogène, monolithique, qu’il s’adapte avec une plasticité fulgurante, guidée par le plaisir et son alter-ego, la rapacité. Le capitalisme est la vitalité d’une époque démultipliée par la force de la technique. Le communisme était facile à faire tomber, il suffisait de s’attaquer à quelques symboles usés par des décennies de pouvoir. Le capitalisme est fascinant car il promet à chacun une vie de rêve, à mille lieux d’un imaginaire raisonnable, équilibré, terne, doux, écologiquement soutenable, mais tellement ennuyeux.

Oui, ce système est délétère, mortifère, psychotique, anti-écologique, fonctionnant contre les gens plutôt que pour eux. Les militants anti-spécistes, les syndicalistes, les associations caritatives, les droits-de-l’hommistes ont raison : rien n’est plus injuste que ce système dont nous tirons profit, du moins de ce côté-ci du globe. Le capital saura toujours trouver une faille dans l’adversité et y répondra avec efficacité, voire il saura exploiter les divisions et en récupérer les symboles à son compte et cela est absolument terrifiant. Jamais, à aucun moment de l’humanité, une convergence d’intérêt n’a pu à ce point influencer la marche du monde et façonner celle-ci à son profit sans qu’aucune force humaine adverse n’aie de contrepoids suffisant. La nature est pourtant prompte à inventer le négatif de tout événement. Il semble que dans ce cas, les seules limites soient la terre entière et que les hommes soient incapable de recréer cette dynamique dont Marx avait

imparfaitement rêvée.

La vie à côté de ce système est une alternative crédible, peut-être même la seule. La multiplication des ZAD, l’invention de communautés non-hiérarchiques, autogérées, la réalisation de modestes phalanstères à des niveaux bien inférieurs à la planète est la première étape indispensable pour envisager un contre mouvement. Prendre de l’extérieur ce qui nous nourrit et en rejeter ce qui nous détruit, se préserver, soi et les siens, pour garder une dignité et une responsabilité, construire modestement une structure à côté de la gigantesque machinerie à broyer, même si les liens ne sont pas rompus entièrement et que l’ailleurs peut submerger le dedans. Gérer des contradictions inévitables. Prendre conscience et tâcher de faire un premier pas de côté pour défaire la pelote de nos dépendances et de nos dominations. Lire, voir, discuter, rencontrer, parcourir, réfléchir, s’engueuler, rompre, aimer, prendre le temps, marcher, admirer, trouver des voies, essayer, se tromper, se dire qu’on peut toujours plus que ce que l’on pense et que l’on n’est pas une quantité négligeable, trouver le temps de la beauté. L’alternative se trouve dans la respiration humaine, dans

le temps dilaté, dans la convivialité si chère à Illitch, tous sentiments à la base d’une vraie vie découplée de besoins artificiels et de plaisirs mis en équations économiques.

Un monde lent, pas forcément connecté, à taille humaine, hors de toute démesure, hors du temps harassant de la consommation. Une agriculture locale sur une base d’autosuffisance ou d’échange local. Des bourses d’échanges de vêtements, de matériels divers. Un partage des moyens, en dehors de ce que propose une économie Internet, basé sur le plus pur entreprenariat mercantile. La

réflexion, le partage, la communication directe (Et non pas la communication virtuelle). Au final, la diffusion d’un contre-modèle résilient, de prise en main de sa propre existence, de réseaux de connaissance et d’entraide locaux. Ce qui d’ailleurs était moqué voici dix ans et qui se révèle pris désormais en compte par un nombre croissant d’entre nous (Voir les AMAP, les réseaux d’entraide scolaire, les initiatives intergénérationnelles…)

Sans viser une relocalisation globale, il s’agit d’une première étape, majeure, nécessaire à la prise de conscience et à la diffusion globale d’un contre-modèle. Une minuscule étape, ridicule, insignifiante, stupide, mais qui peut essaimer (Comme elle l’a déjà fait) en des milliers d’endroits, qui peut infecter le reste de la population, qui peut réussir ou échouer, et dont je pense que le souvenir peut

influencer d’autres à bâtir autre chose, sur d’autres modèles, sur d’autres utopies. Les mouvements « Nuit debout » ne furent pas un échec, ils ont participé à l’élaboration de contre-modèles, ils ont aidé à la diffusion d’autres idées, ils ont été à la croisée de plusieurs réseaux qui ont pu établir des ponts. Et même si dans un premier temps rien de concret ne sortit de ces heures de discussion, elles s’intègrent dans un processus plus large de déconstruction des figures idéelles dominantes et en ce sens, elles sont positives. Les mouvements des Sans Terre, des No Borders, des no TAV, de NDDL, de Bure, des Earth First…, même s’ils sont des échecs apparents, contribuent à l’élaboration d’une contre-vérité et d’une mise en œuvre pratique d’une autre solution. Qu’on se rappelle les mouvements vegan et combien ils étaient moqués avant de devenir maintenant mainstream. Attaquer frontalement la superstructure ultra-résiliente du modèle capitaliste est une illusion. Construire d’autres superstructures coercitives aboutit à la même impasse, reproduire un modèle de domination où seuls les maîtres changent est une non-voie. Le système sait se défendre

parfaitement contre une telle contre-proposition hiérarchique, militaire, il sait cibler la tête pour faire s’effondrer l’ensemble. Il est beaucoup moins à l’aise avec des mouvements pacifiques, non-hiérarchiques, diffus, impliqués dans une forme de désobéissance insaisissable qui montre une détermination difficile à quantifier, à identifier, à annihiler. Leur mobilité permet la survivance. Je ne prône pas une guérilla contre des institutions, je considère qu’il faut inventer des formes multiples d’organisation sociale à côté. C’est à partir de ces expériences qu’il est possible d’envisager une forme de résistance souple face à tout ce qui est malsain, non-durable ou qui étouffe l’autonomie individuelle. Non pas en imaginant une forme complète d’organisation sociétale qui serait le contraire de ce qui existe et qui serait facilement destructible, mais au contraire, des micro-expériences, des tentatives, des œuvres uniques (Même à l’échelle individuelle), qui par le simple fait qu’elles existent, seraient la preuve qu’il est rationnel, concevable de faire autrement que dans l’univers névrotique que l’on présente comme inéluctable. Bâtir des projets de sociétés à partir de microsociétés suppose d’envisager une forme spécifique de coexistence entre les personnes : il ne s’agit pas simplement de créer des groupes qui parviendraient à des vies parallèles pacifiques. La construction de projets de sociétés alternatifs passe par l’établissement de liens sociaux, amicaux, économiques basés sur des règles partagées, évolutives, non-contraignantes, non incarnées par des

pouvoirs, règles qui nécessitent des révisions régulières sur la façon dont elles sont appliquées. C’est en ce sens qu’on se rapprocherait de ce que Robert Magiorri appelait la convivance : des

microsociétés à part, non rigides, non hiérarchiques, résilientes, peu gourmandes en énergie, attentives à la planète, conviviales, locales. Et même si ces essais virent à l’échec, ils peuvent féconder d’autres expériences qui se nourriront de ces échecs et ainsi, concourir petitement, lentement, sans ambition folle, à désinhiber les pratiques. Et tant pis si l’épuisement des ressources de la planète va bien plus vite que la prise de conscience et la réaction en acte face à ce

dépérissement, nous ne pouvons guère faire mieux que de bâtir à échelle humaine un autre système que celui-ci qui n’est pas humain. Il s’agit de dignité, même sur un champ de ruine.

Est-ce renoncer à changer le système ? Non. C’est prendre en compte le fait que les grandes contre-idéologies qui se sont érigé en contre-modèles ont échoué. Le système, que ses thuriféraires nomment « naturel » simplement parce qu’il s’est installé jusque dans nos imaginaires, fonctionne sur un principe de plaisir et de gratitude. Aucun système alternatif ne pourra jamais l’égaler dans cette voie. Nous êtres humains qui essayons de trouver une sortie dans cette jungle, nous sommes condamnés à devoir espérer autre chose à travers les relations intersubjectives, la reconnaissance des autres, la joie, l’empathie, la solidarité, la prise de conscience de soi et des autres pour tenter de faire émerger d’autres solutions. C’est donc travers de communautés locales, imparfaites, précaires, instables, qui ont l’avantage de pouvoir inventer de nouvelles pratiques, que de nouvelles idées pourront peu à peu irriguer le reste de la société. Si nous voulons échapper à la folie destructrice d’un système qui nous condamne à la vacuité de la consommation, aux drogues, aux anxiolytiques, à la malbouffe, aux déchets, à la pollution, au changement climatique, nous n’avons d’autres choix que d’expérimenter des voies personnelles ou à petite échelle pour tenter de nous en sortir. Il s’agit d’abord d’un mode de survie, bien plus que les prémices d’une révolution puisque les révolutions n’ont pas fondamentalement changé le rapport au pouvoir et à l’autonomie. Nous devons nous prendre en charge car personne d’autre ne le fera. L’urgence est de nous donner à respirer, même si machine folle du système va plus vite que notre capacité à pouvoir la ralentir. Nous pourrons dire un jour « j’ai essayé » seulement si nous sommes capables de prendre en charge notre propre rapport à nous-mêmes et aux autres.

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 183-186)