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Immigré de classe

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 126-141)

Je ne suis pas immigré de classe, un transclasse comme on dit aujourd’hui. Je ne me considère pas un transfuge social. Cela serait trop simple, l’image du p’tit gars qui s’éloigne de sa classe sociale et de sa région d’origine porteuse de toutes les tares et qui décide d’intégrer les sphères socialement reconnues. Trop simpliste.

Selon les données de l’observatoire des inégalités, 89% des Français gagnent moins que moi, ce qui me situe dans une zone confortable sans que cela m’enlève le souci de compter. Je suis propriétaire de ma maison, comme environ un Français sur deux. Nous avons une voiture. Et nous partons quelques fois en vacances sans que cela soit des voyages extravagants (Nous n’en avons pas les moyens) et nous préférons un quotidien de valeur plutôt que de nous sacrifier pour des vacances. Cela ne fait pas de nous des privilégiés, juste des membres de la classe moyenne supérieure qui sans être pauvre, continue à trimer pour un bien-être minimum.

Matériellement parlant, mes parents sont de la même « classe », même si je n’aime pas ce terme. Mon père était militaire. Sa retraite est confortable comparé à beaucoup d’autres, sans atteindre des sommets. Il possède des biens qu’il compte nous donner à sa mort, à ma sœur et moi. Il vit de peu, il compte et estime qu’il est de son devoir d’aider sa progéniture dans leurs projets. Il nous a donc aidé pour divers achats. Le lien n’est pas rompu. Et d’un point de vie argent, nous sommes peu ou prou dans le même ensemble.

La différence se situe ailleurs. La rupture avec mes parents est culturelle ou générationnelle, je ne sais pas. Jeune adulte, je me suis mis avec ostentation à mépriser tout ce que mes parents aimaient, la télévision de la fin des années 70 et du début des années 80, la routine quotidienne d’une vie simple, les sorties classiques au bord de mer, les repas roboratifs et bourrés de viande, l’ennui d’une vie provinciale trop régulière. Je leur reprochais avec violence une vie monotone qui ne me parait pas, aujourd’hui, dépourvue de sens. J’avais envie de grands espaces. C’était l’époque où j’écrivais des poèmes, où je me croyais esthète, dédaignant ce que je connaissais et portant aux nues ce que je découvrais, le cinéma d’auteur, la littérature, la musique classique, toutes choses avec lesquelles mes parents n’étaient pas familiers et que je découvrais méthodiquement. Lorsque je venais à

découvrir un auteur, je lisais avec obstination une bonne partie de son œuvre. Lorsque se présentait à moi un nouveau compositeur, j’avais à cœur de découvrir toute son œuvre. La connaissance encyclopédique dans tous les domaines artistiques me paraissaient la clef de l’accession à une autre monde, plus éduqué, plus savant, un monde de maîtres, en somme. Je voulais acquérir cette distinction qui fait l’essence des classes dominante. J’étais un tâcheron bien appliqué de ma littérature.

J’avançais dans la « haute » culture à la manière d’un mineur qui s’attaque à tous les filons d’une mine avec une constance impeccable. Je ne reniais pas totalement mes origines. J’aimais la culture populaire également, celle des bars, des soirées arrosées, des danses sur des musiques canailles, des heures perdues à se lamenter sur son état à cause d’une gueule de bois délibérément recherchée. Mais je cultivais à côté un jardin uniquement destiné à moi seul, un jardin précieux, non-vulgaire, plein de beauté, à mille lieux de la vulgarité qui m’entourait et dans laquelle je baignais aussi avec délice. Montaigne, Mallarmé, Baudelaire, Dostoïevski, Shakespeare ou Dante étaient des Dieux qui m’éblouissaient et je passais des heures à les relire, jusqu’à pouvoir presque parler comme eux. Je m’entrainais parfois devant l’évier de ma très modeste de chambre d’étudiant. Et même si

d’apparence mes parents et moi étions du même monde et même si j’étais prédestiné à rester dans l’étroitesse du même moule, je me considérais comme différent, j’établissais une distance avec ce que j’avais connu et que je désirais quitter. La différence se mesurait au mental. Je n’avais pas changé de classe, juste de configuration mentale pour me permettre de découvrir des œuvres dont je jugeais non seulement la primauté artistique flagrante mais également la capacité à tracter hors de mon univers mental un balourd comme moi (Je n’ai pas souvent eu une belle estime de moi). La question sociale ne se posait pas.

Peu à peu le silence se fit entre nous. Mes préoccupations étaient trop éloignées des leurs. Ma sœur parvenait à maintenir un lien, elle avait une relation particulière avec notre mère jusqu’à téléphoner quasi quotidiennement. Moi je n’en avais ni la capacité ni la volonté. Je percevais qu’il me fallait rester à l’écart d’eux pour me construire. J’avais été un enfant vif, plein d’entrain, manifestant de grandes joies à tout bout de champ. J’étais désormais un adolescent et un jeune adulte renfermé à leur contact : je gardais mon enthousiasme avec le reste du monde, mais avec eux j’affichais une humeur maussade, à la fois pour manifester ostensiblement ma différence et pour montrer que je n’étais plus à l’aise dans ce milieu lisse et austère. Au fil du temps cela devint une seconde nature quand j’étais avec eux. Je n’étais plus qu’un fils mutique. J’avais besoin de bruit et de lumière, ils ne pouvaient m’offrir qu’obscurité et silence. Et si je revenais chez eux, (Très vite je ne me considérais plus là-bas comme chez moi), ce n’était que pour attendre le dimanche et revenir à une vie plaisante et riche.

Ma vie n’est donc pas celle d’une ascension. Plutôt d’une torsion, d’un pas de côté, d’une volonté en tension qui cherche à se connaitre et à adapter ses pratiques. Au sortir de la guerre 90% des

Français se déclaraient catholiques, ils sont désormais moins de la moitié ; je suis athée, comme plus d’un tiers de mes compatriotes. Voici trente ans, le végétarisme était l’objet d’un mépris universel. Aujourd’hui plus de 3% des Français se réclame d’un régime excluant la viande. Je suis de ceux-là, tendant au veganisme. Environ 8% des mêmes Français se déclarent homo ou bisexuel ou

transgenre, un nombre en augmentation, je m’identifie également à eux. Politiquement je me rangerais du côté des évolutionnistes plutôt que des tenants d’un ordre immuable (Je n’aime pas le terme progressiste). Si l’on compare mon parcours à l’évolution globale je suis un gars parfois à

l’avant-garde avant de devenir un gars standard, un gars qui suit ses goûts ou ses dégoûts et qui se rend compte plus tard que d’autres ont fait comme lui. Mes choix minoritaires sont devenus tendance, sans être hélas devenus majoritaires. Ils sont devenus une marque de distinction au sens bourdieusien. Mes parents lisaient peu, je dévore beaucoup de livres, sur les sujets les divers, là est peut-être la véritable césure. Toutes les révolutions que j’ai opérées en moi étaient le reflet des évolutions d’une société qui se personnalise, qui ne se soumet plus aux diktats d’une opinion commune, qui s’émancipe et dont l’analyse est plus complexe, moins évidente, moins uniforme, moins lisse, plus rétive aux généralisations. Je me croyais unique, incompris, seul à décider de mon sort, nous étions des millions à faire de même, suivant l’une des multiples modes qui traversent nos sociétés de manière souterraine. Je n’ai donc pas changé de statut social, je reste bloqué dans la même classe, mais avec une personnalisation des parcours qui est la marque du corps social depuis quelques décennies.

Mes parents étaient aussi dans cette évolution comme tous ceux qui vivent ici et maintenant, même sur les bords des routes, mais ils m’apparaissaient bloqués dans un temps du passé, incapables ou refusant d’évoluer, captant de l’air du temps de simples relents et préservant leur cocon de ces révolutions. Moi j’ai voulu connaître le monde, j’ai voyagé, j’ai croisé des gens divers, j’ai voulu découvrir par moi-même certains penseurs, mettre mes pas dans ceux de ces esprits que j’estimais supérieurs, il me semblait que c’était là la condition d’une vie pleine et entière mais eux n’avaient pas fait cet effort : ils ne quittaient pas leur vie étriquée, ils ne s’immergeaient pas dans l’infini des possibilités de l’existence pour mieux me comprendre et pour mieux vivre eux-mêmes. Je n’avais pas quitté la position de l’enfant qui veut imprimer sa marque sur ses parents comme preuve de sa surpuissance mais aussi de sa faiblesse à penser l’autre. Je leur reprochais durement de ne pas être comme je le voulais, quand bien même ma propre vie n’est pas radicalement différente de la leur. J’étais incapable de me décentrer et inapte à penser cette incapacité.

Le silence s’est établi après ces années de divergence ouverte. Les attentes ont différé. Les non-dits se sont installé. L’absence de réponse exaspère autant qu’elle désespère. Mes visites n’étaient plus que des dialogues creux sur des sujets non-clivants. Ma mère et moi, nous échangions des mots mais ceux-ci étaient évidés de leur sens, comme des pantins qui prononcent des phrases sans importance. Nous parlions de la maladie, des choses du quotidien sans conséquence, du temps, des visites à prévoir, du jardinage, sans jamais évoquer ce que nous pensions réellement, ce que nous étions vraiment, ce que chacun de nous voulait de l’autre, ce qui le faisait souffrir, et surtout pourquoi nous étions arrivés à ce face-à-face muet malaisant. Pudeur, orgueil, habitude, atavisme, peur, tous ces mots pouvait expliquer ce désastre. Notre relation s’est étiolée au fil des ans. Nous n’étions plus capables de lui donner une nouvelle impulsion. Même sa maladie n’a pas permis de relancer un processus de dialogue au point mort. Je ne sentais cependant pas écarté de cette atmosphère confinée. C’était la mienne, celle de mon enfance, de mon adolescence dans laquelle je me reconnaissais. Ces silences, ces doutes, ces regards fuyants, ces questions qui n’en sont pas ou ces affirmations qui en sont vraiment, je les connaissais et je les reconnaissais des années après. Leur attitude s’était fixée en moi. Si elle était muette, je l’étais aussi, par effet miroir. Si elle se refusait à toute explication, moi aussi. J’étais profondément un des leurs, un animal issu de leur chair, aussi borné, aussi inquiet qu’eux. On ne se refait jamais entièrement. Je n’avais ni changé de classe ni de tempérament. J’étais un des leurs de manière indéfectible. Et j’avais retranscrit dans mon attitude ce qu’elle m’avait transmis et dont j’essayais de me défaire en dehors. Elle vivait en moi, quel que soit l’endroit où je me trouvais. Elle avait triomphé, j’étais sa prolongation, son ombre sur un monde

qu’elle ne désirait pas connaitre. En moi elle avait imprimé sa marque à travers ces mots obtus que je gardais pour moi dans les dernières années et qui me rongeaient tellement.

Pourquoi ?

Je ne sais pas pourquoi j’écris ces mots. Ils s’échappent de moi sans que je puisse les retenir. C’est devenu un déferlement. Je dois ajouter une note, une phrase qui infléchit, qui précise ou qui ajoute un détail. J’y pense en non-stop. Mes enfants me demandent ce que j’écris, je leur réponds

évasivement. Ils n’osent pas poser d’autre question, ils sentent ma réticence à en parler, comme s’ils abordaient là un domaine sacré qu’ils ne sont pas autorisés à pénétrer. Je ne connais pas le sens de cette démarche. Ce besoin irrésistible s’inscrit dans une envie sans que j’en connaisse la raison. C’est étrange de faire une chose et de ne pas savoir pourquoi. Je le fais, voilà tout.

Au départ c’était un besoin de coucher sur le papier les moments qui ont suivi immédiatement sa mort. De garder le souvenir le plus chirurgical possible de ces instants pénibles. J’en avais besoin pour les surmonter. Et puis des pensées parasites se sont agrégées, des pensées sur le sens, sur la façon de revivre, sur les autres, sur moi, sur mon travail, sur la façon et la raison d’être. Je les ai ajoutés. Je le devais. J’ai des histoires à raconter. Il faudra que je les ajoute aussi. J’obéis à un désir impérieux. Ecrire m’aide à mettre au clair des sentiments obscurs, des idées noires délétères, comme une forme dont j’ignore l’utilité, les ressorts et la finalité et que je dois travailler à rendre visible pour moi-même. Je dois en finir avec mes démons. Ce travail consiste à mettre en lumière une tentative d’explication des interactions des mois qui me composent avec l’ensemble des mois externes, et comment je peux survivre à ce marasme qui me dévaste.

C’est un besoin irrépressible. Je dois écrire comme si je n’avais rien écrit durant mes cinquante premières années et que désormais, je n’avais plus le temps, je devais tout dire, le plus futile comme le plus intime, le facile comme le plus difficile. Tout doit être dit, sans rien cacher et en tâchant d’être plus explicatif, ma compréhension des choses en dépend de manière vitale. Et si je pleure quasi à chaque fois que je dois mettre devant un ordinateur, je sais aussi que je dois le faire sous peine de ne pas parvenir à surmonter le poids qui me tétanise. J’écris aussi à mon travail. Je me cache, j’oriente mon écran de façon à ce que personne ne voit ce qui s’y passe, non pas pour que mes supérieurs ne devinent pas mon activité réelle, mais parce que mes collègues ne doivent pas savoir mon bouillonnement intérieur à chaque fois que je m’y attèle. Je suis un artiste du

présentéisme. Je suis avec moi dans moi et je dois y rester.

Je me donne comme but de me corriger. Ces mots sont une tentative d’explication et également une construction maladroite d’un guide bonne conduite, l’élaboration d’un manuel d’éthique

personnelle. C’est sans doute grotesque, je veux y croire, je n’ai que ça. Parfois mon esprit tente d’échapper aux explications, aux questionnements, au retournement, c’est un animal libre, il n’aime pas les interrogations, il déteste ceux qui le titillent comme un animal sauvage qui déteste toute idée de domestication, il n’aime pas le trouble, il lui faut de la limpidité. J’ai tendance à vouloir aller très vite, à déduire de mes raisonnements une démarche à suivre, un ordre précis à adopter en tous lieux et en tous temps. Hélas. Je crois bien que si l’on peut arriver à des conclusions partielles, jamais je n’arriverai à déterminer l’ensemble des cas possibles à résoudre. Je dois donc à la fois consolider ce

que je pense être bon (Et qui peut être une base de fonctionnement) et travailler toujours à ce qui m’interroge, veiller à l’irruption de la nouveauté et accueillir celle-ci jusqu’à ma propre fin. Je dois être vigilant envers cet élément de moi prompt à des conclusions définitives, rassurantes, tremplin de vie trop aveugle.

La difficulté est de supporter les questionnements. Il me faudra accepter cet état instable jusqu’à ma mort. La jouissance chaque jour, chaque instant, est conditionné à cet horizon ultime qui ne me quitte plus. Je peux être heureux de ma vie bien que rempli de questions sans réponses. L’état de plénitude totale est un mythe puisque l’inquiétude peut resurgir à tout instant. Il s’agit de prendre la pleine mesure de ces inquiétudes et de les intégrer à un processus d’adaptation à une nouvelle vie, celle d’après.

Sa mort a ouvert un fleuve de larmes. Il m’a montré ce que j’étais, nu, solitaire, désarmé face à la mort, face au vide, face aux choix que l’on fait et ceux que l’on ne fait pas, face à l’immensité des possibles qui donne le vertige. Je me questionne sur ce que j’aurais dû faire avec elle et à travers cette relation, avec les autres, tous les autres, ceux que je connais et tous ceux que je ne connais pas qui sont peut-être des frères en souffrance. Je me demande pourquoi cette mort, là, maintenant, et pourquoi elle me tord dans tous les sens, pourquoi je dois supporter cela alors que la vie est aussi autre chose, pourquoi on m’a infligé cela, comme une peine que je devais subir depuis toujours, une épreuve à laquelle je devais être soumis tôt ou tard pour en sortir plus fort, j’espère. Pourquoi ? J’aurais envie hurler cette question. Aucun écho ne viendra reprendre ma question. Aucun bon samaritain ne me viendra en aide. Je me dois faire avec le fatras de mon histoire et ce qu’elle m’a laissé comme blessures pour affronter un futur qui m’effraie.

Essentialisation

L’essentialisation est le résultat de la tendance naturelle du cerveau à chercher un état de moindre consommation d’énergie et qui lui évite d’approfondir un sujet, d’en comprendre les contours et les raisons, mineures, majeures, profondes ou pas, qui expliquent pourquoi on en est vraiment là. L’essentialisation consiste à éliminer les scories qui engorgent la droite ligne de la pensée, à minorer les biais qui transforment une expérimentation en un cauchemar, à oublier que la totalité est une machine complexe, irréductible à un noyau seul, composé de milliers de systèmes emboités les uns dans les autres et qui tous participent au fonctionnement de la globalité.

L’essence première, la mère de toutes les autres, l’archétype suprême, est l’idée du Dieu unique, surpuissant, omniscient, omniprésent…. Pour ses zélateurs, Dieu est le couple de parenthèses qui enserre toute la vie, celui qui nous autorise à vivre selon ses lois et celui qui reprend ses droits quand bon lui semble. Fascinant et tellement pratique. Dieu est celui qui a été placé au-dessus de tout, qui est incréé et qui crée le reste, selon sa bonne humeur, et qui place l’univers entier - l’humanité en particulier - sous sa coupe. La théologie est donc cet art étrange qui consiste à faire passer les idées les plus abracadabrantes pour des phénomènes parfaitement normaux en lien avec cette idée suprême, en clair, l’art de nous faire avaler des couleuvres de la façon la plus normale qui soit. Puisqu’il fallait bien justifier l’idée saugrenue d’un Dieu créateur, la théologie amène un pseudo-bagage philosophique à la rescousse. Avec la théologie l’hallucination devient un

phénomène acceptable, le brouillard de la raison devient une lumière éclatante. Pas d’inquiétude : on finit toujours par vous expliquer l’improbable, le mystérieux, l’opaque. Les déportés n’ont qu’à bien se tenir : la mort des innocents est aussi justifiée par les tenants des déismes, passifs

contemplateurs des destructions divines elles même passives. Et même si, de nos jours les Eglises sont bien en mal de trouver des miracles à attribuer aux nouveaux saints puisque cette satanée science les désacralise, tout peut se légitimer, les contorsions à la raison sont légions, l’essence divine est plastique et peut se plier à de multiples moulages. Si l’on parle de dessin intelligent à place du Darwinisme et que ce dessein est de plus en plus contesté, on parle désormais de complexité

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