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La dernière fois que je l’ai vue

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 35-42)

J’ai maintenu une distance irrespectueuse avec ma mère durant de nombreuses années. Si elle voulait me voir, me parler, m’avoir à ses côtés le plus souvent possible, je m’efforçais de répondre à ses appels en gardant à l’esprit l’aspect toxique que cette relation pouvait avoir sur moi et donc, en n’allant dans son sens que de manière très calculée, avec retenue, comme un soldat regarde ses arrières. Amélie avait compris mieux que moi quelle mauvaise influence elle pouvait avoir sur moi et combien il m’était vital d’introduire une distance afin que je puisse revenir intact d’une visite dont le potentiel destructeur était permanent (Je déteste les cris). J’avais donc établi dans les deux

dernières années de sa vie une règle : venir la voir sur une seule journée. Les horaires de train le permettaient. A peu de frais je pouvais rendre des visites qui lui faisaient plaisir et dont la fréquence interdisait que l’on me traite d’ingrat. Je parle de ma mère essentiellement car c’est sa maladie qui me poussait à y aller régulièrement, mon père, lui, restait en retrait de ce dispositif. L’objectif affiché était de rester en contact avec elle, sans atteindre le point de rupture. Ainsi j’étais préservé de ses

piques, de ses remarques et de sa volonté perpétuelle de contrôle, une journée n’étant pas suffisante pour qu’elle lance son filet, la joie primait sur la maîtrise des choses.

Ce samedi 25 mars, je suis parti à l’aube naissante de mon village afin de rejoindre la gare de Nantes. L’habitude aidant, je me réservais une grande marge de manœuvre afin de pouvoir trouver une place de parking et ne pas arriver à l’heure où le train partait. J’étais néanmoins assommé de fatigue lorsqu’enfin je m’assoyais sur le siège du wagon. A cette heure précoce les visages des autres voyageurs étaient fatigués. La voiture était quasi vide. Un couple de touriste d’origine asiatique dormait à quelques sièges. Je décidai de les imiter, n’ayant pas la force de me concentrer sur mon livre.

La particularité de la proximité de Cherbourg est qu’aucun portable ne reçoit de signal, quel que soit le réseau. Stupidement, j’ai toujours interprété cette absence de réseau comme l’entrée dans un autre monde, une sorte de sas obligatoire avant de pénétrer plus avant dans un univers inconnu. Cette ville est pour moi la ville d’avant le portable, celle où chaque enfant imagine que ses parents ont vécu leur propre enfance, dans lequel l’adulte que je suis se retrouve sous la coupe de ses parents, même si les rôles ne sont plus aussi tranchés. Durant de longs kilomètres je ne peux pas prévenir quiconque de mon retard. Et ce jour-là j’ai omis de le faire avant l’entrée dans cette zone blanche. J’angoisse légèrement. Mais quand le train arrive à quai, mon père m’attend. Il ne s’est pas inquiété. Il a toute une vie sans portable derrière lui. D’ailleurs le sien est éteint.

Il m’attendait au croisement des escaliers de sortie, un peu tassé, vouté. Je suis frappé par son côté usé. Un soleil de fin d’hiver accompagnait nos retrouvailles. Je le retrouverais une semaine plus tard. Nous nous embrassons rapidement et partons à la voiture. Bien que fatigué mon père préfère conduire. Je ne proteste pas malgré le risque évident, je n’ai pas envie de débuter ces quelques heures par une bataille rangée, je me laisse conduire. Nous n’avons pas d’autres choses à échanger que des banalités durant le trajet, c’est comme cela depuis des années, je m’y suis résigné. Mon père n’est pas un taiseux comme la région en produit tant, il est plutôt de ce genre de personne qui n’aborde jamais directement les vrais sujets, c’est un taiseux par excès de bavardage inutile. Il évoque les vrais sujets au détour d’une phrase, d’une remarque anodine que l’interlocuteur doit capter l’information marquante pour comprendre le message important dans la jacasserie. C’est une manière de fonctionner difficile à comprendre. Je sais quand la voix va se baisser et qu’il faudra saisir l’information ou la demande capitale. Mais ici, ce jour-là, dans cette voiture, rien que de l’ordinaire, nous échangeons comme nous échangeons mécaniquement sur des sujets sans importance. Je connais la situation. Ce n’est que rétrospectivement que ces moments paraîtront extraordinaires. J’ouvre d’une main ferme la porte de l’appartement de mes parents. Contrairement à d’habitude elle n’est pas fermée à clef, sans doute à cause de l’impossibilité pour ma mère de tourner la clef dans la serrure. L’appartement est baigné dans une lumière étrange, ouatée qui donne l’impression d’être dans une chambre d’hôpital. Ma mère, rabougrie, le dos courbé, se tient au bout du meuble de l’entrée. Elle porte un gilet rouge qui tranche avec la pâleur de son visage. Je lui fais un baiser rapide comme toujours. Ses yeux sont devenus énormes comme une excroissance des souffrances qui tiraillent son corps. Elle les plante dans les miens. Ayant vu que j’évite son regard, elle s’y reprendra plus tard, voulant capter mon attention et me poser une question. La voix est fragile, faiblarde, fracassée. Une voix d’outre-tombe, n’ayant plus rien à voir avec la voix ferme d’antan.

La tradition tacite était d’avoir un petit déjeuner au début de ces visites. Ma mère l’avait préparé cette fois aussi. Le pain est sur la table. L’eau du thé chauffait. La cuisine, si blanche, médicale, me paraît froide en ce début de printemps. Je me met en bout de table. Ma mère a l’habitude d’avaler un second bol de café, en guise de collation et pour ne pas me laisser seul à table. Elle s’assoit en face de moi. Elle ne me pose plus depuis quelque temps les questions habituelles. Elle fait juste quelques remarques ordinaires, ponctuées par un souffle court et des « oui » poussés à la fin de chaque phrase. La vie l’a usée, elle n’en attend plus rien. J’observe ses mains ravagées par la chirurgie. Des mains qui furent belles et que la maladie a atrophiées, où la circulation sanguine est chaotique, rendant la peau dure et marquées par des tâches violettes. Fasciné je les observe à la dérobée, faisant mine de poursuivre une conversation dont l’objet principal m’importait peu puisque mon attention était ailleurs.

Elle se lève péniblement et veut attraper un couteau qui lui demande de se tourner et de tirer un tiroir sur sa gauche. Je m’apprête à l’aider et je lui lance « Je peux t’aider, maman ». Elle tourne la tête vers moi, une tête fatiguée, un sourire sur son visage, c’est devenu rare. Elle avait entendu le mot qui ne sortait plus de ma bouche depuis longtemps, ce mot que je me retenais de prononcer parce que je voulais nier une quelconque emprise sur moi que ce mot supposait : maman. Je l’avais prononcé instinctivement, à moment où mon propre processus de contrôle s’est relâché et où un naturel profond a repris le dessus, on vit toujours avec une règle au-dessus de nous. Peut-être suis-je marqué par son affaiblissement extrême. Peut-être veux-je inconsciemment lui faire plaisir. Son sourire de contentement lui illumine la face. Il ne lui est plus donné d’avoir beaucoup de joie. Depuis de nombreuses années, afin de marquer une distance entre mes parents et moi, afin aussi

d’échapper à l’usage de mots qui me mettaient dans un état de subordination, j’utilise leurs prénoms au lieu de ces mots de papa et maman qui sont une marque de filiation, donc de

subordination insupportable. De cette façon, pensais-je, une sorte d’égalité était rétablie entre eux et moi. Et là, l’espace d’un court instant, je lui reconnais le titre convoité, celui qui résume la part la plus notable de son existence, celui qu’elle a dû désapprendre d’entendre parce que l’un de ses enfants lui refuse cette reconnaissance et qu’elle désespère de réentendre dans ma bouche. Dans l’illumination soudaine de son visage il y a tout ça, la joie d’être à nouveau ce qu’elle souhaite redevenir pour moi, une mère reconnue par son enfant à nouveau auprès d’elle, conformément à l’un de ses vœux les plus chers. Même si cette phrase lancée dans cette cuisine glaciale implique un renversement des rôles entre la mère et l’enfant puisque c’est ce dernier qui désormais aide la première, il est un cadeau que je lui fais et son sourire m’en remercie. La stupeur provoque un moment de silence entre nous. Elle se fige dans son mouvement et me regarde d’un air égaré et complice. Puis elle secoue la tête comme la maladie avait accentué chez elle ce tic. Elle me congédie d’un simple « Non ça va ». Je me rassis sur ma chaise, étonné moi-même de ce mot interdit que j’avais ressorti des profondeurs de manière inconsciente. Je n’utiliserais plus ce mot caché de la journée.

Ordinairement, lors ces escapades quimpéroises à la journée, après chaque repas, ma mère passe un temps non négligeable à passer une sorte de balais-serpillière après chaque repas. Elle a l’obsession de la poussière. Et voulant chasser au plus vite la moindre miette sur le sol elle s’empresse de passer cet étrange outil dont les prescriptions veulent qu’elle utilise une feuille de papier à chaque

utilisation. Je la suis des yeux passer ce balai dans chaque coin de la cuisine, voire tout

l’appartement. Tout doit être parfait. Mais ce jour-là, le dernier de ses jours pour moi, elle n’en a rien fait. Trop usée. Trop lassée. Elle s’est assise dans son fauteuil. Elle répond mécaniquement à

mes questions, enchainant sur les siennes propres. Nous sommes comme aspirés dans un processus de questions-réponses automatique, incapables de dépasser nos peurs maculées en habitudes. Sa voix est cassée, épuisée par une lutte qu’elle mène depuis dix-sept années. Parfois elle ne me répond pas par autre chose qu’un oui épuisé, lointain, un oui qui signifie son épuisement, son envie de passer à une autre phase, sans rien de ce fatras qui la cloue. Son traitement la fatigue. Elle lutte encore, même après toutes ces années. Et si le découragement l’envahit, elle garde des forces pour abattre le crabe. Elle a un tempérament de combattante.

Plus tard, après une courte sieste, elle s’est soudain dynamisée lorsque je lui fais part que nous envisageons de changer de voiture (J’avais dit cela en passant, n’étant pas passionné de mécanique). Il nous faut regarder immédiatement sur Internet les modèles possibles et les prix auxquels nous pourrions revendre la nôtre dont l’âge canonique nous condamne à un petit profit. Parler de ce genre de projets l’enhardit : elle parle prix, avantage des différents modèles, carburant, taille de l’habitacle. Pour un peu elle pourrait être vendeuse dans une concession. Les questions matérielles aiguisaient sa curiosité. A table elle babille tout du long du déjeuner à ce propos. Elle donne son point de vue sur les modèles, promet de nous aider dans notre achat vu le prix stratosphérique des modèles et discourt sur les moyens de financer cet achat. Je lui propose de se reposer à nouveau après le déjeuner. Elle répond qu’elle veut profiter de ma venue et du beau temps qui pointe le nez. Nous choisissons comme terrain de promenade un chemin le long de l’Odet, au bout du centre-ville, un terrain plat permettant d’avancer sans difficulté. Ma mère se tient au bras de mon père comme elle le fait maintenant depuis de nombreuses années, elle qui a été une grande adepte de la marche. Elle avance péniblement, un peu courbée, le visage traversé de grimaces furtives lorsque la douleur la reprend de manière fulgurante. Les bords du fleuve sont fréquentés par les habituels joggers et les promeneurs de chiens. La température est agréable. Elle porte de grandes lunettes de soleil qui lui donnent un air sévère. Nous sentons les prémices d’un printemps qui s’annonce prometteur. Nous avançons lentement, au fil d’une conversation centrée sur des sujets quotidiens, parmi lesquels la prochaine voiture occupe une place de choix (Sic), des sujets lisses aussi, impropres à faire monter les voiles de la colère. Un léger vent souffle cet après-midi, je déteste le vent du large.

Nous passons un temps où je fais face à mes deux parents assis sur un banc et avec lesquels je parle avec facilité. Ma mère a épuisé le capital de force dont elle dispose pour la journée. Elle veut se reposer. La voix est hachée par une respiration saccadée. Le trajet du retour se fait dans un relatif silence. Nous sommes tous un peu las. Il ne me reste que peu de temps avant mon train du retour. J’empaquète rapidement mes maigres affaires. Voilà l’heure des au-revoir. Le salon est maintenant baigné d’une lumière crue, violente. Elle se tient au rebord de la table centrale du salon, le dos vouté, la journée l’a affaiblie bien que ma visite soit à mettre dans la catégorie des boosters positifs. Le maintien dans la position debout lui coute à cette heure-ci. Elle me tend un visage blanc, parsemé de rides où quelques poils dus à la maladie ont poussé. A cause de la différence de taille qui est devenu notable avec le temps, elle doit se hisser sur les pieds pour me faire cet ultime baiser. C’est un baiser court, sec, comme nous avons l’habitude de nous échanger. Mais ce jour-là elle m’adresse un long regard, insistant. Elle retient mon bras d’une main ferme. J’y lis le désarroi d’une femme terrassé par la maladie et qui voudrait qu’on l’extirpe, qu’on lui explique pourquoi elle, et non pas le reste de l’humanité, doit subir ces souffrances depuis tant d’années, pourquoi elle doit vivre avec ce fardeau qui l’écrase, et pourquoi elle ne pourra jamais s’en débarrasser. Cela dure l’espace d’une seconde. Je comprends sa demande. Je baisse les yeux. Je n’ai aucune solution à lui proposer, aucun remède, aucun chant magique, aucune récitation, aucune poésie. Je ne suis pas chaman, je n’ai

aucune formule qui puisse l’alléger de tout ce poids immense qui l’accable. Tout est dans les mains d’autres que les miennes. Je suis impuissant, je n’ai que ma présence occasionnelle à offrir. Son lourd regard, cerné de ses lunettes, me fixe encore. Elle insiste. Je n’ai pas de réponse, ni ici, ni dans aucun pays de la terre, ni sur aucune planète connue. C’est trop tard. Ses mains me tiennent encore. Mon père assiste à la scène, médusé, silencieux. Puis elle dit « Allez. Tu vas être en retard ». Elle s’est détournée vers son fauteuil. Elle marche avec infiniment de précautions vers son refuge temporaire. Petite vieille courbée, percluse de douleur, elle a une certaine beauté avec son gilet rouge qu’elle a gardé depuis le matin. Est-ce celui qu’elle aurait à la morgue, quelques jours plus tard ? Je ne sais pas. Elle se met avec difficulté dans son fauteuil lorsque je franchis la porte du salon et que je me retourne pour lui dire une dernière fois au-revoir. Je ne la reverrai plus. Une journée banale qui n’en est pas une.

Le passé

J’ai erré stupidement à la recherche de l’ombre de Proust à Illiers-Combray ou à Cabourg. Et je n’ai trouvé aucun fantôme d’un passé magnifié, rien que rues sans âmes, boutiques vendant la vulgate proustienne, enseignes profitant de l’iconographie pour vendre à des touristes pressés quelques succédanés de l’Œuvre, espaces mesquins et vulgaires en lieu et place du voile de poésie auquel je m’attendais. Idiot que j’étais. Je m’étais illusionné. Le passé réifié n’existe pas. Les jeunes filles au teint blafard ne se promènent plus avec des ombrelles sur la promenade en bord de mer. Les hommes ne portent plus ni lorgnon ni smoking. Nul ne viendra me dire que ce n’est pas le sujet qui fait l’art, mais la manière dont on traite son sujet. Plus aucun train ne longe la côte pour amener les villégiaturistes à leur dîner. Le/la visiteur·e de ces lieux de mémoire espère entrevoir l’ombre du personnage aimé, ses manies, son lit, son entourage, profiter de la même vue que lui, contempler les mêmes vagues qu’il a dépeint, admirer les mêmes trois clochers qu’il a retranscrits. Il aperçoit les reliques de cet illustre prédécesseur à travers ses traits les plus saillants, transformés en objets de culte, ossifiés, commercialisés, multipliés, enfermés dans une posture qui ne fut la leur que peu de temps et dans laquelle nous l’enfermons. Le Ritz conserve son salon Marcel Proust comme une rombière veille sur ses bijoux. Le Grand Hôtel de Cabourg congèle la chambre 414. La maison de tante Léonie est un musée. Marcel les a quittés pour d’autres cieux depuis des lustres. Il s’amuserait de constater ce fétichisme. L’époque a changé d’air. Nous sommes à des milliers de kilomètres de lui, même si nous sommes dans sa chambre. Il s’est passé plus de bouleversements depuis un siècle que depuis le début des temps écrits. Et de toute façon le temps ne se rattrape pas, il faut accepter d’en faire son deuil. Rien ne sert de visiter de tels lieux de mémoire, il faut se contenter de lire et on comprendra mieux. Je suis un lent, je mets longtemps à saisir.

Les fêtes médiévales pullulent çà et là, avec de beaux chevaux recouverts de blasons, des chevaliers portant heaumes et armures. Avec eux on va à la guerre comme on va faire son marché. Les

troubadours parlent une langue qu’aucun de nos ancêtres n’auraient reconnue. Les paysans ou moines sont reconstitués selon les codes que l’on applique à ces métiers de l’époque. A des spectateurs avides d’un passé sublimé, on montre des combats de chevaliers, des jeux médiévaux, des plats de l’époque avec les ingrédients d’alors. Les ruines des châteaux se prêtent à ces

reconstitutions grandiloquentes. Chacun s’extasie en se replongeant dans un passé lointain, rassurant, stable (Même violent), à mille lieux de notre époque désorientée où la violence, quand

elle surgit, nous laisse désemparés. Comme par une fascination morbide vis-à-vis d’une époque tenue pour obscure et qui serait le pendant de la nôtre où l’excès de rationalisation a encouragé la méfiance, beaucoup plongent dans cette période troublée comme dans une eau apaisante. L’illusion est tenace. Si l’image que nous pensons avoir de la période que l’on a baptisé improprement Moyen-Age peut paraître attirante par ses repères bien balisés, elle ne correspond pas à une réalité donnée (Bien plus complexe). De plus, comme toute autre période de l’histoire elle ne saurait servir de modèle pour la nôtre, tout au plus de vagues directions. Il nous faut durablement envisager chaque période de l’humanité comme unique, irréversible, changeante dans sa stabilité même, traversée par de multiples courant. La tentation de la simplification est tentante. Celle de penser que

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