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Les clips vidéos

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 89-92)

Nous sommes dans une vague salle de basket, mais cela n’a pas d’importance, il s’agit d’un lieu perdu, sans identité, un lieu vague, sans âme, industriel. Un vieil employé s’échine à nettoyer à l’aide de son balai. Des spectateurs, jeunes, passifs, sont assis dans des estrades face au groupe qui

commence à jouer. Des pompom girls s’agitent mécaniquement. La musique est violente. Les couleurs sont à l’unisson, mélange de jaune, gris, noir. Venant d’un endroit non identifié, un projecteur mobile éclaire d’une manière inégale les visages et les corps. Les spectateurs

commencent petit à petit à hocher de la tête. Puis le visage du chanteur apparaît comme surgi de nulle part: son visage est imparfaitement éclairé, la caméra ne le cadre pas correctement, il ne la regarde pas, il est hagard, perdu, désespéré. Les pompom girls s’agitent de plus en plus

mécaniquement, seuls êtres humains qui resteront bientôt impassibles devant l’effondrement qui guette. L’employé joue avec son balai comme avec l’aiguille d’une montre, fermant les yeux au rythme de la musique. Le chanteur hurle qu’il faut l’amuser, qu’il est stupide et contagieux, qu’ils sont tous comme ça maintenant (La jeunesse) et qu’ils ne demandent que ça. Dans les gradins, certain·es se balancent les uns sur les autres, ils/elles remuent la tête en avant en arrière et

montrent une chevelure désorganisée, beaucoup sont descendu·es au niveau du groupe, la lumière éclaire la scène en donnant l’impression d’une scène étrange et hors sol, la musique est

assourdissante. Une épaisse fumée se dégage, rendant l’aspect hallucinatoire plus prégnant encore. Les pompom girls paraissent indifférentes aux changements qui s’opèrent. Bientôt, c’est l’émeute. Les corps indistincts se poussent, se dégagent, certain·es s’accrochent aux balustrades. Le chanteur est éclairé par un spot et nous hurle combien son moral est bas et qu’il est comme un moustique, un albinos, un mulâtre, les mots n’ont plus de sens, l’atmosphère décadente devient de plus en plus pesante, tout est emporté par cette musique épaisse et par ce chanteur déprimé. Les pompom girls continuent, comme le seul signe d’une humanité debout, le reste s’est écroulé, les spectateur·es sont désormais dans une orgie musicale, le chanteur est perdu dans des brumes qui l’éloignent du monde, le batteur s’acharne à frapper le plus fort possible sur ses caisses, des corps paraissent tomber du ciel, le chanteur s’avance et recule devant la caméra, cela lui demande visiblement des efforts de plus en plus importants, nous sommes proches d’une apocalypse visuelle, c’est une lutte entre les spectateur·es, à celui/celle qui s’exprimera physiquement le plus énergiquement. Nous avons atteint le point paroxystique de l’effondrement. Plus rien ne subsiste du monde d’avant. Seule compte la puissance de la musique. L’ordre est vaincu. Le nihilisme est à son comble.

L’entertainment, appelé de ses vœux par le chanteur, a contaminé le public. Nous sommes dans la totalité de la musique et de son pouvoir d’évocation. Nous voyons devant nous à la fois le pouvoir la musique et l’expression d’un cataclysme moral. Le clip illustrant la chanson de Nirvana « Smells like

teen spirit» est hallucinatoire. Cela fait presque un quart de siècle qu’il est publié et pourtant, il garde toute sa force incantatoire.

A l’opposé le clip de la chanson de Calogero « J’ai le doit aussi » est plein de subtilité et d’empathie. Nous sommes dans un lycée commun. Le personnage principal sort son vélo et jette un coup d’œil sur un groupe d’ados au centre duquel se trouve un jeune. La scène d’après nous éclaire. C’est un déjeuner familial. Le personnage principal est face à sa sœur et son ami, entre ses deux parents qui sont en bout de table. Sa sœur et son ami s’embrassent, et là, nous comprenons. Le héros voudrait être à la place de sa sœur et embrasser le garçon que nous avons entraperçu à la sortie du lycée. La scène suivante nous les montre à cette même place s’embrassant. La mère marque sa surprise, en accord avec les paroles de la chanson qui se demande ce qu’en penseront sa mère et son père. Ensuite nous verrons les deux amoureux dans quatre lieux différents, un stade de basket, un terrain de cross, une rue commerçante et une boite de nuit. Chaque fois le même scénario est à l’œuvre sans que l’on puisse distinguer la réalité du rêve. Le héros est à l’écart, seul, triste, les yeux fixés sur l’objet de son désir. La scène d’après, il est avec lui, enlacés l’un à l’autre, s’embrassant, discutant avec verve et éclat, entouré d’amis compréhensifs et pour lesquels un affichage ostensible de leur homosexualité ne semble pas poser problème. Le clip se termine sur une proclamation plusieurs fois répétée par le chanteur comme un mantra : « J’ai le droit aussi » et sonne comme un cri

revendicatif. Du même chanteur, le clip de sa chanson « Nathan », à propos des difficultés d’un enfant autiste, nous montre en gros plan Calogero, puis une succession de visages qui chantent chacun une partie de la chanson, avec un traitement en noir et blanc. Chacun de ceux qui

apparaissent à l’écran souffre visiblement de ce symptôme. Le réalisateur a merveilleusement filmé leurs visages. Nous sommes au plus près d’eux. Leurs yeux sont fuyants ou au contraire irradiés. Certains crient une colère inaudible. D’autres miment l’effroi que cause cette maladie : « Venez dans mon hôpital qui fait peur à vos maisons » chante Calogero. Celui-ci répète « Nathan, je m’appelle », comme une affirmation d’une identité niée par la maladie. Beaucoup regardent fixement la caméra pendant qu’ils chantent leur phrase musicale, provoquant chez le spectateur un vertige. La sincérité est totale. La puissance mélodique alliée à des images très fortes rend ce clip hypnotique et

fascinant. Les témoignages laissés sur YouTube, parents d’enfants malades, proches connaissant des personnes touchées, simples spectateurs, montrent combien la force combinée de l’image et de la musique peut être foudroyante.

La force des ralentis est insurpassable dans ces clips, même si elle peut paraître usée jusqu’à la corde. La musique rythme les images. Le réalisateur s’attarde sur un détail qu’il veut imprimer dans l’esprit du spectateur, un jeu de regard entre des protagonistes, un carré de sol éclairé par les pas du chanteur, un visage blafard et pétrifié, un souvenir d’enfance épars. Durant ces instants suspendus, nous, hommes et femmes extérieur·es à cette histoire, nous sommes invité·es à pénétrer dans l’intimité d’un univers. Le ralenti des clips est une condensation des effets poétiques de la musique et de l’image, un dépôt de fleurs sur une réalité navrante, un vertige soudain qui nous fige. L’image nous pousse à prendre position. Le ralenti opère un renversement sémantique : de simple

succession d’images, parfois sans rapport entre elles, le clip interpelle soudain, ajoute du sens ou de la beauté, se court-circuite lui-même et expédie le spectateur vers d’autres univers. La rose

abandonnée de « Citizen Kane » nous donne la clef de l’énigme: même si la musique est absente, ce ralenti est l’explication fondamentale. Dans les clips, le sens est distillé, l’aspect purement

beauté inhabituelle, une musique omniprésente. La fulgurance de l’instant est un coup d’arrêt à une appréhension première.

Un ami artiste vidéaste affichait un mépris souverain et définitif envers les vidéos narratives, trop peu inventives selon lui, trop collées au chanteur alors que l’artiste vidéaste doit être créatif par son art propre. Ce genre de trancher de manière impérieuse un débat artistique me laisse sans voix. Dans l’immensité des possibilités des arts, tout est légitime pour ceux qui s’en emparent, impossible de trancher avec certitude à propos de ce qu’il est juste ou pas d’entreprendre. Ici on peut utiliser tous les chemins afin d’obtenir le maximum d’effet en un minimum de temps. Quelques vidéos possèdent cette puissance évocatrice unique qui en font des creusets pour d’autres. Le format de ce type de pièce est très court, il est quasi impossible de créer des références premières, le réalisateur d’un clip est comme un chiffonnier qui doit reprendre des pièces déjà tissées, il doit maximiser sa reprise visuelle. Sur une durée limitée à quelques minutes, il doit être percutant. Ce sont des publicités pour une chanson. La facilité est donc d’emprunter des images d’Épinal pour devenir un simple robinet à images (Plages de sables fins des Caraïbes, filles superbes, rivières de diamants, images de bonheur stéréotypées..). Ils sont rares les vrais créateurs qui vont au fond de leur créativité pour inventer un univers. Jean-Baptiste Mondino y est parvenu pour certains de ses clips. Mais peut-être faut-il un univers personnel qui excède la dimension d’un clip pour s’exprimer. L’art exige la longueur. C’est toute la difficulté de celui-ci, de devoir raccourcir pour donner à voir l’essence des choses.

Conscient de la puissance évocatrice de son art, Wagner rêvait au spectacle total, celui qui soit une fusion de tous les arts de la scène, musique, danse, chant, théâtre, sur fond de narration mythique. Il a accouché de spectacles supérieurs dont la perfection frôle parfois l’ennui (Sans doute une question de rythme ou de grandiloquence…). Si Richard avait pu vivre jusqu’à notre époque il aurait pu être réalisateur de clip, tant celui-ci me parait correspondre à son idée de la totalité d’un spectacle, musique, images aux limites sans cesse repoussées, multiplicité des scènes, aucune entrave

technique à la narration d’une histoire. Le clip vidéo est bien le spectacle total de notre époque : sur chaque musique un artiste peut créer une narration visuelle unique, puissante, objet de création visible par toute la planète en un clic. Le rêve de tout artiste maudit. La médiation entre le public et l’artiste est immédiate : avec un simple ordinateur, il peut créer une trame et la mettre en visibilité sur plusieurs plateformes la concrétisation de ses architectures visuelles. Seul bémol : les machines ne peuvent que répéter inlassablement le même visionnage, pour le spectateur la rétention seconde est la même que la première et que la millième, la notion d’interprétation est inexistante, notre époque est froide, c’est son côté mécanique.

Salman Rushdie a fait don à une université anglaise de ses premiers Macs avec lesquels il avait écrit certains de ses livres, notamment « Les versets sataniques ». Hélas. Ils sont abîmés. Les pièces de rechange n’existent plus et il faudrait engager des sommes folles pour les réparer et pouvoir en extraire le contenu. L’université n’a rien pu en faire. Ils sont donc restés muets et il y a fort à parier que nous restions orphelins de ces précieux « tapuscrits » que ces ordinateurs auraient pu nous livrer. Thomas Piketty raconte que l’administration fiscale française s’est mise au tout informatique dans les années 1980 et que les données de ces années-là sont désormais inaccessibles aux

chercheurs, étant donné que les serveurs ne sont plus entretenus et n’ont pas pu livrer leur contenu. Alors qu’il a pu avoir accès à des données papier datant de plus de deux siècles, il se trouve dans l’incapacité de récupérer des documents datant d’une vingtaine d’années. De même le cloud

computing exige des quantités folles d’énergie, de routeurs ou de switchs ou de serveurs, afin de livrer au plus près des utilisateurs des flots énormes de données. Nos clips vidéo favoris sont des fichiers répliqués sur des serveurs, de simples palimpsestes sur des mémoires informatiques. Chacun d’eux est une infime partie de la mémoire gigantesque de ces machines. Nos machines actuelles peuvent y accéder et en comprendre le langage. Mais qu’en sera-t-il dans dix ans, dans vingt ans, dans cent ans ? Les mémoires s’altèrent. Sans duplication, les fichiers peuvent disparaître. Nous sommes engagés dans des opérations épuisantes pour sauvegarder en permanence une masse exponentielle de données, jusqu’à sans doute une explosion finale. Pour l’instant ces clips vidéo, reflet d’une production artistique fragile, ne font l’objet d’aucune procédure de sauvegarde régulière. Ils sont l’expression d’une époque préoccupée de production et non d’éternité. Plus les capacités techniques semblent évoluées, plus impossible est leur conservation, plus éphémères me paraissent-ils. Les arts vidéos sont à mi-chemin entre les arts de la scène, fugitifs par essence, et des arts plus durables comme l’architecture ou la sculpture ou l’écriture. Ils sont caractéristiques de notre époque sans que personne ne semble se soucier de la sauvegarde de ces petits trésors. Le projet Internet Archive est mal dimensionné pour enregistrer la totalité de ce qui doit être sauvé, et lui-même doit faire face à l’obsolescence de ses propres machines. Pas d’issue possible. Petits chefs-d’œuvre périssables, les clips vidéo sont condamnés à disparaître et à ne survivre que par les descriptions que l’on peut en faire. Des milliers d’œuvres vont se faner, s’évanouir dans les disques durs des serveurs informatiques, devenir illisible pour cause de système informatique endommagé, finir dans les circuits de recyclage, et se perdre définitivement. L’informatique est une science de l’archivage instantané, elle n’est pas conçue pour durer. Nos mémoires devrons servir à retenir ce que les ordinateurs ne pourront plus garder. Maintenant que nous savons qu’ils sont éphémères, précaires, délicats, que nous sommes des privilégiés, pauvres habitants du XXIème siècle, en mal de place, en mal de pollution, ces pièces de musiques habillées d’images sont une belle consolation éphémère aux maux qui nous affectent.

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 89-92)