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L’un et les multiples

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 99-106)

Autrui est une fiction commode comme réduction de l’ensemble de l’humanité à une seule personne fictive, réceptacle de tous les fantasmes et de tous les dégoûts projetés sur tout ce qui n’est pas moi. Comme si ma boulangère, mon voisin, mon supérieur hiérarchique, la foule d’une manifestation, mes enfants ou mon épouse étaient une seule et même personne condensant la totalité des interactions que je pourrais avoir avec l’extérieur, animaux compris. A vrai dire cette

synthèse/histoire, ce Frankenstein philosophique, est utile quand l’on veut parler à grands traits vagues, portant une pseudo empreinte universelle, mais elle est incapable de rendre finement ce qui peut interagir entre mes mois et les milliers de moi à l’œuvre à l’intérieur et à l’extérieur des autres personnes avec lesquelles j’interagis. Ma façon d’agir n’est pas unique, elle est soumise à d’infinies règles sociales, elle est évolutive dans le temps, elle dépend d’un moi insondable qui agit en sous-main dans l’irruption de mes actes. Et les autres doivent interagir en fonction de ces milliers de moi, sans parfois comprendre ce que désigne l’acte dont ils sont les destinataires. C’est une équation à mille inconnues.

Autrui est irréel. Autrui est une fiction textuelle, inutile et dangereusement réductrice, la frontière première entre soi et le monde, une dimension spatiale fluide intégrée mentalement. C’est le mystère le plus épais de notre existence. Le monde est une dispersion. Les multiples sont les créatures humaines, animales, végétales, les obstacles inévitables heurtant mon schéma mental, la pénétrant jusqu’à la modifier inévitablement, violemment ou à dose homéopathique. Une rencontre amoureuse est un accident au même titre qu’une attaque par un gang dans une rue déserte de New-York. Je reçois des coups de poings de la réalité à chaque fois que j’entre en elle. Il est plus commode de rester dans ma chambre plutôt que de me jeter dans le bouillon collant de l’existence.

Dans nos sociétés occidentales désorientées, en crise perpétuelle, après des centaines d’années de récits mythiques simplificateurs et pratiques, nous découvrons la profondeur et la complexité gouffre du néant. Le voile est arraché. Nous sommes livrés à nos propres peurs et nos propres visions. Notre post-modernisme retrouve ce que chacun de nous a éprouvé depuis que l’humanité se pense comme telle : nous projetons sur les multiples autres une lumière restreinte, partant de nous seuls et qui est une prolongation de notre propre moi. L’univers entier est fermé à notre esprit. Il est noir, complètement, définitivement. Et nous, pauvres humains, sommes condamnés à errer dans cette obscurité. Il est inutile d’espérer qu’une lumière soudaine viendra éclairer l’humanité dans son entièreté. Nous le savons désormais. Chacun de nous doit lutter afin d’éclairer sa faible intelligence. Aucune lumière totale ne viendra plus éclairer l’entièreté du monde. Chacun ne possède qu’une torche électrique pour se guider dans l’existence. Le halo de cette lampe est notre seul secours afin de lever l’obscurité de notre ignorance, une lampe faible et partielle, un triste cercle grâce auquel nous devons appréhender les multiples autruis autour de nous. Les multiples autres ne sont vus que par l’intermédiaire de cette torche, dont le cercle est réduit à quelques centimètres, négligeant l’immensité des autres possibles. Le surgissement des autres est un choc, un aperçu dans une nuit profonde. Ces instants de jaillissement sont des moments de pure terreur. L’obscurité est notre univers ordinaire, la lumière l’exception. Un temps infini est nécessaire pour distinguer,

appréhender, comprendre, toucher, échanger, parler, se heurter, se rapprocher, se reprendre, aimer ces êtres apparus des ténèbres. Tous les jours, nous sommes dans la position des explorateurs qui rencontraient des peuples inconnus dont ils ne maîtrisaient pas la langue, ni aucun usage : des

étrangers l’un à l’autre. A chacun des multiples que nous croisons, nous devons éclairer son visage. Et si compréhension il y a, ce n’est que par l’intermédiaire des reflets de notre lampe, selon l’angle qu’elle éclaire et avec l’intensité de celle-ci. Chaque torche possède sa propre couleur, sa propre coloration, une petite variation par rapport aux autres. Nous ne voyons les multiples que par les nuances de ces couleurs. Notre entendement est limité à ce pauvre éclairage singulier que nous appliquons sur eux. Notre cerveau est limité (Il se mettrait en état de panique s’il lui fallait tout saisir). Notre connaissance n’est possible que parce qu’elle est circonscrite, fuyante et instable. L’écrivain Viet Thanh Nguyen ne fait pas mystère de sa détestation du film « Apocalypse Now » et la façon caricaturale, méprisante, ignorante qu’il a de présenter les Vietnamiens dans la guerre qui les a opposés aux Etats-Unis. Dans son livre « Le sympathisant », le narrateur raconte sa rencontre avec un Auteur hollywoodien dont on devine qu’il s’agit d’un double de Coppola (Francis). Deux visions s’opposent: celle des vaincus, dont il note que c’est celle qui va bizarrement s’imposer grâce à la puissance de l’argent, et celle des vainqueurs, absents, niés dans leurs spécificités. La vérité est double, triple, multiple. Notre intelligence est prodigieuse et pourtant, elle est circonscrite dans le temps et dans l’espace. Chacun des multiples autres est illuminé par notre faisceau de subjectivité faible, partiel, colorée par notre histoire, nos intentions et nos jugements. Chacun de nous est aussi recouvert de ces multiples faisceaux, jusqu’à ne jamais pouvoir apparaître aux autres tel que je pense que je suis ou tel que je me revendique. De même que j’éclaire les multiples pour les comprendre, de même les multiples appliquent sur moi leurs lumières qui sont une trahison d’un moi que je pense véritable. Le jeu social est la condition de notre pénétration des autres, en même temps que l’infidélité constitutive de notre rapport au réel. Paradoxe des multiples : je suis

enveloppé d’un réseau de subjectivité et en même temps, je suis source de subjectivités multiples. La probabilité de superposition de ces réseaux est infime. L’espérance qu’un jour, ces mêmes faisceaux se croisent et forment une seule et même vision, est insignifiante et peut-être dénuée de sens. Nous sommes condamnés à la solitude.

Les autres surgissent de l’obscurité, de l’invisibilité sous forme unique de menace, de monstres ou d’anges. Ils peuvent me détruire. Ils sont un ennemi à apprivoiser puisque mon moi ne peut, lui, se constituer qu’à travers ces relations déstabilisantes avec l’infinité des autres mois. Toute la subtilité et la difficulté de cet apprivoisement est de déconstruire mes schémas de pensées, les adapter aux autres qui peuplent mon imaginaire. Je dois m’adapter à eux en même temps que eux entament aussi cette transformation afin d’éviter une chosification mutuelle. Les autres sont à la fois un déploiement de mon moi et la promesse d’un redéploiement d’autres mois. Les connaissances des autres sont la condition de l’introduction à l’existence en même temps que leur limite indéfiniment repoussée. Ces interactions bijectives dans leur influence constituent une irruption spontanée qui vient se sédimenter avec le substrat de mon moi. L’altérité radicale des autres, de ma mère, de ma sœur, de mon épouse, de mes enfants même, m’isole et rend impossible tout rapprochement à jamais de ceux-là. Physique ou conceptuel, l’arrachement du bébé à la symbiose maternelle est la plus grande souffrance de notre vie, le geste inaugural d’un processus qui ne s’arrêtera qu’à notre mort, le début de la conscientisation de notre solitude. Notre vie est la survie face à ce désespoir irrémédiable. Notre plus grande souffrance est cette prise de conscience que nous sommes seuls pour affronter la violence du monde.

Les autres sont une aporie perpétuellement renouvelée de notre existence. Aucune solution

univers hostile, inconnu, délétère, pour lequel des années seront nécessaires pour parvenir à la stabilité de mon appréhension. Certains n’y parviennent pas, les éclopés de la vie, les égarés, les effarés, les effacés, ces inconnus dont le regard transpire la difficulté face aux innombrables défis qui les percutent. Ils sont nombreux, toutes celles et ceux qui ne tiennent pas la route, qui ne

comprennent pas ce qu’ils voient, qui se pensent incapables de comprendre, celles et ceux qui ont baissé les bras, seuls, sans contact, sans le regard d’une personne pour les soutenir. Ils se disent que tout ce qu’ils ont vécu fut une source de désappointement, qu’ils sont ailleurs que dans le vrai monde, dans un des autres mondes possibles. Je les comprends aussi, ces exclus, ces paumés, ces anxieux qui partent de la route et empruntent une autre voie.

J’ai été frappé par une interview de la chanteuse béninoise Angélique Kidjo accordée voici quelques années. Elle s’insurgeait contre le carcan dans laquelle on voulait la maintenir. En tant qu’artiste, et non pas seulement en tant qu’artiste africaine, elle revendiquait le droit de ne pas s’inspirer

uniquement de la musique de son continent, mais aussi de toutes les musiques, le droit de s’écarter de toutes les traditions pour creuser un sillon unique, hors de tout balisage déterminé. Sans renier ses origines, elle critiquait avec énergie ceux qui voyaient en elle une représentante de la musique africaine. Belle déclaration d’indépendance. Belle volonté de liberté de la part d’une artiste qui privilégie sa création, à rebours d’un hiératisme figé. Angélique Kidjo ne voulait pas être une artiste africaine, porteuse de l’art musical de ce continent, mais une artiste, une femme, une chanteuse à la voix d’or, qui ne voulait plus être vue à travers le prisme misérabiliste, sexuel, condescendant, colonialiste de l’homme blanc envers une femme issue de ce continent. Son désir était de changer le faisceau de subjectivité que les millions d’autres appliquaient sur elle, que ceux-ci leur permettent d’apercevoir une chanteuse libre à la voix étonnante, capable d’aborder les registres les plus divers possibles, y compris de ceux de la musique africaine traditionnelle. Son identité artistique n’est pas liée à son identité en tant que personne, qui elle-même n’est pas forcément ce que sa couleur de peau, son passeport ou son sexe voudraient impliquer. C’est à nous, millions d’auditeurs, de spectateurs, de réaliser le travail sur nos inconscients pour parvenir à nous détacher de nos représentations mentales imprégnées d’un culturalisme social et ne voir dans cette formidable chanteuse qu’une…chanteuse. Cette interview m’avait beaucoup frappé parce que je voyais en elle une chanteuse africaine, je lui déniais le droit de chanter autre chose que des chants inspirés de son continent. Je n’appréciais que modérément ses chansons « modernistes ». Trop imprégné de

préjugés, je lui interdisais la liberté que je revendiquais pour moi-même. Des années d’attention à ce travers ne m’avaient pas entièrement prémuni contre ce type de préjugés. Je l’avais racisée.

Réduire les autres à un seul autre est la première phase d’une chosification de la multitude. Facile, naturel, commode, protecteur, évite de me remettre en question. C’est ma zone de confort qui conteste aux autres le droit au changement. Mon cerveau a un besoin vital d’interpréter les

phénomènes selon un code déjà connu. Tout signal qu’il ne peut pas interpréter ou qui est en dehors d’une zone d’attention prédéterminé est ignoré ou traduit comme un phénomène dangereux. Un effort conscient, coûteux en termes d’énergie, est nécessaire pour réadapter ses filtres d’analyse au regard de toute situation nouvelle. L’attention aux autres exige de prendre en compte l’infinité des traits d’une silhouette afin de comprendre l’infinité des formes que peut prendre une vie humaine. Les enfants sont entraînés à effectuer en permanence ces adaptations : ils apprennent et

apprennent encore. Mais les vieux boucs comme moi ont oublié comment apprendre : ils utilisent un vieux filtre, celui de leur jeunesse, sans comprendre que ce monde a disparu, qu’il est multiple, évolutif, immense. Jusqu’à ma mort, il me faudra comprendre, analyser finement, me placer à la

place de tous les autres afin d’intégrer leurs émotions, leurs volontés, leurs représentations mentales, au risque de me perdre. Mon jugement sur le monde est peu ou prou le même que celui sur moi-même. La négativité que je projette sur le monde est la même négativité par lequel je me juge moi-même, et inversement, une dose de positivité est le signe d’une estime de soi et la

promesse d’une empathie avec les autres. Et si je juge les autres en fonction de que je suppose que ceux-ci pensent de moi, c’est mon échelle de valeur qui transparaît dans cet anéantissement de moi, et c’est aussi la recomposition de cette échelle à partir de valeurs mouvantes, artificielles, instables qui est en jeu dans ma possible reconstruction.

Le décentrement de soi vers les autres n’est pas un exercice aisé. Il exige d’abandonner la façon dont je juge ma propre vie, de quitter ma propre éthique pour éventuellement adopter celle des autres, adoucir mon jugement sur eux et, au pire, suspendre mon jugement, et au mieux, parvenir à un acte véritable et sincère d’amour. Se décentrer est à la fois une disparition de soi et une reconstruction à partir d’éléments épars, extérieurs et intérieurs. Il me faut renoncer à une partie de mon histoire et prendre en charge celle des autres. Je dois composer entre la pénétration de mon propre univers mental par l’extérieur et le nécessaire arrêt que je dois poser à cette pénétration afin de

reconstituer mon moi propre. Le surgissement des autres est tout à la fois une promesse de destruction et l’espérance d’une reconstruction possible. Les autres sont ces ennemis en qui je soupçonne de vouloir me détruire, contre lesquels je dois lutter pour ne pas vaciller, en même temps que je dois m’inspirer d’eux si je veux survivre à ma présence au monde. L’interaction permanente entre moi et la réalité me demande un effort constant d’adaptation.

Comme une prophétie auto-réalisatrice permanente, les multiples autres peuvent agir en fonction des projections, donc des actions, que je projette sur eux. Et en retour, ceux-ci modifient mes pensées/actions, dans un processus permanent d’attraction/répulsion. Les multiples autres sont une projection de mes angoisses. Je veux séduire, détruire, patienter, observer...Mes pensées sont des actes en puissances. Une possibilité d’agir qui préside au futur de mes décisions en fonction de cette subjectivité que j’appose aux multiples. Les rôles sociaux que je tiens, multiples,

contradictoires, ne sont rien d’autres que l’évolution de mon propre moi et des rétroactions que j’ai avec moi-même, au gré des modifications de pensée subies au cours de mon évolution.

Chaque fois que je lis des études sur la sociologie des personnes, c’est un effondrement de l’esprit. Chaque fois que je convoque des représentations pour caricaturer cet autre qui n’est pas moi, c’est un effondrement de l’esprit. Chaque fois que j’oublie que le respect passe par la compréhension, c’est un effondrement de l’esprit. Chaque fois que je ne prends pas de temps pour admirer les milliards de replis sur un visage, c’est un effondrement de l’esprit. Je suis l’unité d’un ensemble qui peut être affecté par les agissements de tous les autres. Je suis coresponsable de la totalité des agissements de l’humanité en tant que particule de cette humanité. Je me dois d’agir de sorte que chacun de mes actes n’entache pas la dignité d’un seul. Il me faut un temps infini pour comprendre une foule composée de millions de moi instables. La foule se divise, suinte, regorge à côté de là où je ne l’attends pas. Mon devoir est de n’en avoir qu’un seul, ne rien tenter, suspendre mon jugement pour atteindre au doute qui autorise la découverte. Les penseurs plein d’idées sur étagères, les experts, les faiseurs d’opinions nous donnent des opinions trop synthétiques. La réduction du moi est l’ennemi. Je dois viser son déploiement le plus large, sa déposition sur la surface la plus étendue. Je veux lire l’infinité des entrelacs qui composent le moi, m’en imprégner et me nourrir de leur nourriture implicite.

Les multiples autres sont éloignés de moi. Un temps infini m’est nécessaire pour comprendre chacun d’eux. Les multiples autres sont inatteignables. Cette distance réduit mon engagement à une mesure possible. Cette impossibilité contraint un quotidien où la convivialité est source d’enrichissement. Le deuil de la connaissance des autres est constitutif de l’établissement de relations avec certains. La fermeture opère dès lors que l’ouverture a lieu. La rencontre des autres est une médiane entre la totalité et la déception flasque du sous-ensemble. Sans être navrante, cette acceptation est une condition d’un bonheur mutuel. Les multiples autres peuvent être la cause d’un malaise d’extranéité qui peut m’amener à m’auto-exclure, refusant de laisser polluer mon moi par ces multiples sources. Ils sont aussi la cause d’un sentiment d’attraction qui peut exploser en moi. Michelangelo Antonioni, dans « Blow up », illustre parfaitement cette distance infinie entre les êtres et la façon dont elle provoque une variabilité de sentiments. A travers la focale du photographe, le voyage métaphorique qu’il nous offre est une illustration de l’impuissance qui nous ronge face au spectacle de cette multitude. Nous sommes dans la même position que celui qui nous montre l’histoire : nous ne voyons le monde que par cet objectif, limité, terni d’une seule couleur. Thomas capture des instants qui ne formeront jamais une réalité, mais un succédané de celle-ci, une expurgation ultime, au même titre qu’une tangente n’est pas une courbe mais une approximation. Ses images sont pour lui l’introduction à un nouveau monde, diffracté, réfléchi, sans qu’il aille jusqu’à la convivialité qui ne l’intéresse pas.

Rien n’est plus faux que de croire que seuls les grands artistes possèdent une vie intérieure très riche puisqu’elle a servi de matière à une œuvre que nous pouvons contempler ou lire. Nous avons tous un univers à l’intérieur de nous. Les artistes possèdent la technique qui leur permet d’extirper des profondeurs de leur moi cette matière enfouie et la rendre visible. Grâce à elle ils peuvent venir au plus près de cette conscience profonde et la représenter à nos yeux, de façon à être mieux compris du reste de l’humanité. La plupart d’entre nous sommes des incompétents, forcés de garder cette matière incandescente en nous. Nous ne pourrons jamais exprimer finement l’immensité de notre moi. Nous sommes condamnés à la frustration. Mais nous l’avons aussi, cette matière, elle est là, épaisse, dense, qui ferait remplirait les pages des plus beaux romans. Nous sommes tous les réceptacles d’une vie prodigieuse.

Les univers militants alternatifs permettent de rencontrer des personnes indépendantes, en dehors des classifications, des normes établies. Au fil des ans, malgré mes habituelles précautions qui me

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