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Et l’art arriva

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 171-183)

Pour me sortir de mes idées noires autant que par passion pour la musique je suis allé voir un opéra. Musique sombre, mise en scène sobre, drame bourgeois. Rien qui puisse susciter un enthousiasme délirant. J’ai fermé les yeux pour me laisser bercer par une musique puissante et lumineuse. J’étais porté par les sons, transfiguré par leur force, transporté dans une zone éthérée où ne devaient vivre que de petits esprits virtuels, et pourtant, ramené par un double mouvement à mes propres soucis comme décuplés par la musique, comme si un aiguillon invisible venait appuyer sur ma douleur alors que je voulais l’oublier. Le mouvement qui m’emmenait dans ces espaces lointains était contrecarré par un puissant contre-mouvement qui me plaquait plus encore à une réalité que je cherchais à éviter. J’étais dans un intense tiraillement. Des larmes coulèrent sur mes joues, que l’on aurait pu prendre pour des larmes de pure contemplation intérieure de la beauté de l’œuvre, alors qu’elles exprimaient seulement l’intensité de la souffrance que l’œuvre d’art ravivait. J’étais troublé par cette direction opposée que prenaient mes sentiments. Je voulais taire la seconde pour laisser m’envahir par la première et que s’installe en moi l’écho de la contemplation sonore de l’œuvre. Je voulais à tout prix m’éviter la souffrance pour ne garder que la joie. Mais la force me manquait. Je passais presque la totalité de l’opéra à la fois à me hisser jusqu’à lui, jusqu’à sa hauteur, jusqu’aux sommets vertigineux qu’il me donnait à entendre, et je retombais immanquablement sur mes peines, mes peurs, mes angoisses qui ne me quittent pas et que j’espérais oublier un instant. Comme un défilé de chars morbides elles étaient agrandies immensément par l’effet de la musique. Ce n’était pas une lutte entre deux sentiments contradictoires, c’était une défaite de la joie face à la tristesse. Je n’étais plus qu’un réceptacle vide pour une douleur impossible à chasser.

Ce n’est pas la première fois que j’éprouve ces sentiments contradictoires. Il existe des conditions particulières propices à l’arrivée de ce type de méli-mélo : une musique qui soit le reflet d’une tension extrême, un calme mental relatif qui permette à celle-ci de pénétrer lentement dans le cerveau, un oubli de soi qui permette le retour violent de la tempête. Ce jour-là tout était réuni, je n’avais plus de moyen de m’exprimer, l’expression vint de la musique elle-même qui envahit mon champ mental et qui me plongeait dans ces tourments. Parfois comme un drogué, une envie me pousse à retrouver ces conditions et me replonge dans ces états d’extase musicaux, c’est pourquoi j’écoute en boucle dans mon casque certains morceaux, et même si ce n’est jamais exactement comme la première fois, je veux m’en rapprocher le plus possible, à la recherche d’une sensation et d’une étincelle qui saurait me sortir du coup du désastre.

J’ai toujours aimé les peintures du Greco. La première fois que je vis « L’enterrement du comte d’Orgaz », cette vision hallucinée m’a soulevé d’émoi, un trait fulgurant, une BD avant l’heure, je fus

ébloui par cette manière de renverser les perspectives et de montrer à la fois la destinée du mort et les murmures qu’elle provoque autour d’elles en un saisissant raccourci (Les chuchotements

d’enterrements sont des moments de conspiration uniques). Je connaissais les géants de la peinture moderne ou contemporaine, mais chez Le Greco, il me semblait y avoir une macération artistique particulière, apte à rassembler en des images stupéfiantes plusieurs univers et donner à voir ce qui ne peut d’ordinaire se déplier que sur plusieurs tableaux. Le Greco rassemblait, hachait, détruisait et recréait une forme de livre du monde à lui seul. Lorsque j’allai à Tolède je filai à l’église qui le

détenait voir ce chef-d’œuvre inégalé. Je restai un long moment à le contempler dans la lumière sombre de ce lieu austère. Je voulais rentrer dans l’intimité de la représentation. Je voulais m’immerger dedans. Quelle ne fut pas ma surprise quelque temps plus tard à l’écoute d’une

émission de radio sur une station dont je ne me rappelle plus le nom. Une historienne d’art rappelait combien Le Greco fut rejeté parfois déconsidéré, trop peu académique, trop fougueux. Cet avis me foudroya. Je pensais naïvement qu’un tel génie, d’une telle force, d’un tel réalisme halluciné, fut universellement et immédiatement reconnu. Au lieu de cela des normes esthétiques ont imposé leur force dans le jugement des hommes et fait en sorte qu’ils déprécient une œuvre dont la puissance devait s’imposer naturellement. Cette injustice me frappait d’autant plus que ces peintures semblaient parler aux sentiments au-delà de tout jugement, elles me paraissaient parler

directement aux êtres humains sans aucune médiation et que c’était là le pied de nez que Le Greco jouait à tous les partisans des artifices esthétiques. Il y avait une injustice flagrante envers un artiste incroyable. Cette revanche de la civilisation sur l’homme libre était scandaleuse. Il renaquit lui aussi de ses cendres au siècle dernier. Ce n’est que parce que certains artistes de l’époque s’y

intéressèrent que sa puissance fut reconnue. On comprenait enfin ce génie fulgurant, il était nommé au panthéon des plus grands, on s’intéressait à lui et sa manière singulière inspirait et ravissait les visiteurs.

La création audiovisuelle est le processus artistique ultime, celui qui permet de rendre visible tous les fantasmes, celui qui montre ce qu’auparavant seule l’imagination permettait de visualiser. La caméra couplée à l’ordinateur permet désormais de montrer ce que les artistes ne pouvaient s’autoriser à dépeindre qu’en filigrane, une attaque de monstres, une transformation corporelle animée, une féérie hantée ou une déformation des dimensions originelles. Tout est possible puisque tout est manipulable. Les acteurs sont aussi des choses que l’on peut métamorphoser à volonté. Et s’ils leur restent la puissance de signification de leur jeu, ils peuvent être intégrés dans un opéra visuel dont il n’est pas déraisonnable d’imaginer qu’il puisse un jour devenir interactif avec chacun des spectateurs. Sans être un admirateur béat de la toute-puissance de la technique versus la pureté supposée du jeu d’acteur, je dois reconnaître que j’admire les possibilités artistiques décuplées, l’univers des possibles s’est largement entrouvert. Nous vivons une époque incroyable qui permet à la fois de voir des spectacles grand public come autour de la saga de Tolkien et des films à la beauté transcendée par des jeux d’acteurs et d’actrices subtils, sensibles comme « The Hours » où Meryl Streep et Nicole Kidman composent un film beau, profond et dramatique comme le roman de Virginia Wolf.

Les siècles ont produit beaucoup de réflexions sur la définition du beau et sur l’utilité même d’une définition. Portée morale, universalité, véracité, sincérité, respect de règles : codifications aussi absurdes qu’admises en leur temps, bien qu’elles ont parfois incité, dans leur forme rigide, à la naissance de nombreux chefs-d’œuvre, laissant croire que de la seule contrainte pouvait naître le beau. A une époque donnée il semblait presque évident de savoir ce qui était beau, la question

pouvait paraître absurde, il suffisait de se plier à l’esprit du temps. Les icônes des églises orthodoxes sont fascinantes à ce point de vue : figée dans le temps, nostalgiques d’un temps doré, immuables et séduisantes. Le dépassement de soi dans une forme artistique est la démarche fascinante à travers de laquelle s’élabore l’œuvre d’art et constitue pour certain·es le seul critère admissible. Pour d’autres la réception de l’œuvre ou de la performance importe peu, seul compte l’acte. La définition du beau à laquelle se sont acharnés plusieurs philosophes ou artistes, constitue un effort

remarquable afin de donner une échelle de valeur, une éthique, une direction qui soit à la fois une inspiration, une norme et une vision auto-définie d’une société à une époque définie. Les époques de troubles, productrices d’œuvres novatrices et foisonnantes (La Renaissance) n’avaient que de peu de préoccupations de ce type : il s’agissait avant tout de magnifier la puissance publique ou

religieuse, garantes de l’ordre, en dehors d’une autojustification de l’artiste par l’artiste ou par le philosophe. Les écoles, tout aussi dogmatiques, même découplées de la puissance publique, n’en gardent pas moins cette injonction artistique à partir d’une pratique restreinte volontairement, en témoignent les oukases d’André Breton ou le dogme 95 de Lars Von Trier. Même si elle est

consubstantielle du geste artistique, la transgression était acceptable en tant que sublimation de la représentation d’elle-même qu’une société ou qu’un groupe entendait donner. Rare furent les déviants, condamnés ou oubliés, objets d’un mépris : la société pouvait accepter au final, souvent au prix d’une expurgation de l’œuvre, d’une relecture conforme au dogme, comme des versions de textes pour enfants expurgées de ce qui devait les choquer ; ces marginaux étaient parfois l’objet d’un culte de la part d’une élite cultivée qui gardait jalousement ses prérogatives sur une œuvre sulfureuse : voir Sade.

Tout cela est fini. Dans une société dont l’étalon est désormais l’individu et non plus un peuple mythifié, l’échelle de jugement est descendue d’un cran : c’est la personne seule qui juge et rien ne pourrait considérer son jugement comme faux. Inutile de s’esquinter à tenter de savoir où est le beau, il est partout et nulle part. A rebours de ce que pensaient toutes les générations qui ont précédé le siècle dernier, nous pensons désormais qu’il ne sert plus à rien d’établir des normes ou de croire qu’il existe des œuvres belles et d’autres non selon des critères justes, cela n’a pas plus de sens que de vouloir battre l’eau de la mer à cause d’une bataille perdue. Les jugements sont aussi divers que l’est la population qui peuple cette terre, il faut se défier des juges esthétiques, des dictateurs du bon goût, des imposteurs qui veulent s’imposer en arbitre. La conquête du pouvoir de juger d’une œuvre artistique est la bataille ultime pour qu’enfin les personnes puissent penser par elles même et s’arroger le droit qu’il ne leur fut promis que sur le papier, celui d’un peuple dont chacun des membres est réellement émancipé, en dehors de tout code établi. Le pouvoir esthétique est l’un des ultimes pouvoirs démocratiques à conquérir, privant les élites de leur pouvoir prescriptif, laissant à chacun le choix et la capacité de juger et de créer de nouvelles formes. Nous vivons sur ce plan une époque de renversement démocratique. L’art traverse nos sociétés de haut en bas et de bas en haut, il fracture les équilibres anciens, chacun est prescripteur en même temps de suiveur, et si nous vivons aussi une époque de remarquable uniformité, de nouveaux espaces se créent chaque jour, des horizons s’entrouvrent, qui vont chambouler ou pas les anciennes normes qui elle-même avaient chamboulé les précédentes, la création est perpétuelle et non plus verticale ou uniforme dans le temps, le bouillonnement est devant nous.

Il n’existe de beau que démultiplié, pulvérisé en des milliers d’idées ou de sentiments, nourri dans des abris que le spectateur doit découvrir par lui-même. Ce n’est plus l’artiste qui produit l’œuvre mais le regard du spectateur. L’intentionnalité du créateur ne compte plus. L’œuvre n’en sera une

que par le seul jugement du récepteur. Les communautés de fans de films noirs et blancs japonais, de mangas érotiques, de statues hindoues du XVIIe siècle ou de land-art éphémère ont toutes raison : l’art se situe là où on le trouve, parfois même sans le chercher. Il est autant le résultat d’un dispositif naturel que celui du travail d’un créateur, peu importe la quantité de travail, le véritable travail artistique est celui qui ne se voit pas, un coup de pinceau invisible, les morceaux de musique qui nous arrivent au cœur sont les seuls importants. L’art contribue à forger le regard du spectateur et grandit son rapport à l’autre que soi, au même titre qu’une relation amicale ou amoureuse. L’art est la chose la plus utile au monde et nous ne savons pas ce que c’est.

L’art est descendu de son piédestal. Des collégiens créent des pièces de théâtre. Des écrivains en herbe produisent des textes. Le travail artistique de certains internés a été maintes fois salué. L’art n’est plus réservé à quelques happy few. La paréidolie, qui pourtant provient d’une association mentale entre plusieurs formes, relève tout autant du jugement artistique qu’une observation rationnelle, étayée d’une œuvre d’art. Elle n’est pas à déconsidérer plus que celui-ci. L’association des sensations à même de provoquer le décentrement de soi, qu’il soit le résultat d’une activité cérébrale ou d’une pure sensation, peut amener dans tous les cas à voir dans la cause de ce ravissement une œuvre d’art. Le beau d’une définition d’une œuvre d’art est qu’il n’en existe aucune, l’œuvre d’art est une construction mentale unique, constitutive de mon identité puisque je suis seul constructeur et propriétaire de mes pensées. Que pensaient ceux qui ont dessiné ces magnifiques peintures rupestres de Lascaux ? Nous n’en saurons jamais rien.

La beauté est abolie et pourtant, nous en avons besoin et nous en parlons. Les critères sont abolis, les règles oubliées, les diktats culturels jetés aux orties, la beauté du monde s’apprécie désormais en dehors de toute injonction normative. Et quand je parle de cette beauté-là j’inclue celle qu’une œuvre sur laquelle un artiste a travaillé de longues années comme l’éphémère passage d’un temps pluvieux à un soleil radieux, laissant le ciel découvrir des splendeurs nouvelles. La démocratisation extrême de la notion d’art implique la remise au placard de tout absolu, ou plutôt la création de millions d’absolus subjectifs, gage de créations nouvelles, d’ouverture de soi, de transformations intrinsèques de vision intérieurs par l’appropriation d’autres visions, même tronquées, même déformées, même incomprises. Le sens initial du créateur peut être perdu ou dénaturé, il reste quelque d’une nature extérieure qui vient percuter un intérieur différent et en cela, le choc artistique est une réalité qui s’ajoute à toutes les couches de vécu précédentes.

Nous sommes tous des œuvres d’art dans la mesure où celle-ci est construite en nous. Et la beauté réside aussi dans l’art de communiquer à l’autre cette beauté intérieure qui nous habite, de la faire comprendre, d’en dévoiler les contours et de la faire aimer, comme un enfant attire l’attention sur la forme des nuages à un parent négligent. Même si cette forme de communication peut aboutir au moutonnisme des modes, le dévoilement artistique est le plaisir du partage et de l’élévation commune vers un « mystère » révélé. Et si l’art a quelque chose du sacré, elle est bien dans cette incompréhension qui résulte de la façon dont chacun de nous nous comprenons ce dévoilement qui s’offre à nos yeux et que nous ne comprenons de manière variée. Une œuvre d’art n’est pas un théorème. Et seule une compréhension au-delà de la compréhension peut rendre compte de sa beauté.

La propagation des modes est le phénomène résultant de cette communication. Mais elle n’est plus contemplation de l’œuvre, elle devient acte social, acte de domination, de savoir, d’orientation

consensuelle ou non d’une opinion. Celui ou celle qui décide pour les autres ou qui veut simplement transmettre au lieu de vouloir faire comprendre, ne fait pas acte de véritable contemplateur de l’œuvre, il devient un prescripteur affirmant son pouvoir, il n’encourage pas la pensée autonome, il ordonne, il commande aux autres qui sont dans l’obligation de résister pour pouvoir juger et reconstruire par eux même l’œuvre s’ils veulent la voir par leurs yeux propres. La beauté est plus affaire de déconstruction que de définition de normes. Les artistes nous donnent le sens, c’est aux autres de le saisir. L’expérience de la communication est difficile et dangereuse. Je dois recevoir le message de l’œuvre, le déchiffrer, en apprécier la valeur et donner mon assentiment ou pas, fut-elle une banale chanson d’amour ou un chef-d’œuvre impérissable. Je dois résister à toute influence extérieure afin de constituer une intériorité de l’œuvre en moi et d’en mesurer l’étendue. L’œuvre d’art est un processus cérébral. La pittura è cosà mentale. J’accumule les banalités.

Oui, il existe des œuvres qui traversent le temps. Des œuvres en chef dont on se passe les noms de générations en générations, qui suscitent envie, admiration ou haine et dont on chuchote les

qualités innombrables. Des œuvres que l’on dit indémodables, survivant aux soubresauts des modes puisque l’on trouvera bien quelques amateurs éclairés pour les défendre à chaque génération. Et je fais partie de ceux-là concernant quelques œuvres qui me tiennent à cœur parmi toutes celles que le passé nous a léguées et qui me semblent dépasser en beauté beaucoup d’autres. Alors à quoi tient cette survivance à travers les âges ? Fabrique du consensus ? Alchimie mystérieuse entre les êtres qui les pousse à admirer ou détester les mêmes choses ? Mélange de moutonnisme, d’obéissance aveugle, de croyance approfondie, de vague conformisme à une idée en l’air qui pousse des milliers de visiteur·es à faire des selfies devant la Joconde ou la Victoire de Samothrace ? Loin de moi l’idée de mépriser le plaisir qu’ils ou elles y trouvent. Notre pauvre vie est si difficile qu’il est impossible de creuser toutes les raisons de nos actes, et ils sont nombreux ceux que nous effectuons par un automatisme inné ou acquis. Si l’on nous interrogeait sur nos raisons profondes d’un acte, nous serions parfois incapables d’en fournir une seule. Je me dis que l’admiration des chefs d’œuvres du passé relève d’un mécanisme quasi inconscient : puisque les autres le disent, cela doit être vrai ; une paresse intellectuelle nous focalise sur certaines œuvres et nous fait oublier des milliers d’autres ; une volonté de ne pas approfondir ce pourquoi on aime ; une envie de cocher sur une liste de choses à voir ; les intellectuels aussi sont moutonniers puisqu’ils étaient nombreux à n’avoir pas compris la nouveauté radicale des fascismes du siècle dernier. Et si certain·es sont heureux de n’avoir que pris une photo d’eux-mêmes devant la Naissance de Vénus, grand bien leur en fasse, s’ils peuvent de cette manière recueillir une parcelle de bonheur, c’est la preuve du miracle. D’autres chercheront plus, l’origine, le détail supplémentaire, la tâche inconnue, la sublimation du réel ailleurs, que sais-je, et ils ou elles en seront aussi heureux·ses, et c’est le miracle de l’art, de nous amener un peu baume sur la dureté de cette terre.

Longtemps j’ai considéré l’art comme un moyen de m’extraire de mon milieu originel. L’art sous toutes ses formes, pictural, musical, littéraire, je dévorais tout, je lisais méthodiquement les œuvres

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