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Encore et toujours

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 167-171)

Prométhée, aussi audacieux fut-il, fut un libérateur. L’humanité aurait dû le protéger, l’acclamer plutôt que de le laisser pourrir sur son rocher avec ses intestins meurtris par un oiseau stupide. Asclépios ne fut pas un usurpateur, mais un bienfaiteur de l’humanité dont furent jaloux des Dieux bornés. Il nous faudrait renverser la perspective et montrer du doigt ces Dieux furieux, gardiens d’un ordre archaïque, idoles d’un monde qui ne demande qu’à être renversé. Les contes de notre enfance nous rappellent sans cesse de ne pas dépasser de sacro-saintes limites, le petit chaperon rouge ne doit pas s’écarter de son chemin, Cendrillon ne doit pas rester au-delà de minuit. L’histoire est toujours la même : la frontière de l’acceptable a été franchie, l’ordre du cosmos est déstabilisé, le chaos peut s’installer suite à une transgression, un danger de contagion existe, il importe donc de punir le plus sévèrement possible l’auteur du crime afin que l’univers reste tel qu’il est, unique, porté par des classes structurées autour d’une organisation stable et bien définie impossible à remettre en cause.

Le cas de Sisyphe nous dit que la vie est absurde, faite d’éternels recommencements, de

renonciations, de complications insurmontables, que nous sommes confrontés à refaire un jour ce que nous avons déjà fait des milliers de fois d’autres jours. Nous sommes face au néant de la vie, à ce gouffre vertigineux glaçant que nous apercevons lorsque nous nous penchons par-dessus le bord de notre existence. Il nous rappelle que l’ensemble des règles, que ces cathédrales d’injonctions, de régulations, de conseils, de lois sont autant de freins à ce vertige qui nous saisit à ce moment précis où nous constatons le non-sens de notre présence ici-bas. Le carcan des règles est la seule solution à notre disposition pour éviter d’être perclus de froid lorsque nous vient l’envie de regarder par-dessus la barrière que l’on a érigée pour nous. Nous autres, êtres humains, avons réussi le prodige de nous censurer dans l’immensité des possibilités qui nous sont offertes à la seule fin de nous épargner l’épouvante d’une liberté choisie face au néant de l’existence, dans un mouvement circulaire performatif morbide. Le respect de celles-ci est le seul moyen que nous pour nous éviter de nous pencher trop en avant vers le gouffre de l’existence. Une vie régulée est la promesse d’une vie sans effroi. Dès lors l’imagination seule est l’unique manière d’envisager cet au-delà

inatteignable, à la fois source d’envie et de peur. Le mythe vient compléter cet enfermement

volontaire dans un spectre d’habitude confortable, rassurant, complet : la vie réelle est emprisonnée de même que la vie rêvée ; les règles religieuses assurent à la fois leur fonction empirique et

fictionnelle ; les lois suppléent ce mode religieux, l’art peut aussi remplir l’aspect imaginaire borné. Les mythes, les œuvres d’art, les règlements, les lois, les morales sont autant de voiles sur la réalité. Ils sont une métamorphose de la réalité, une injonction psychique, et un entrebâillement sur un vide propre à effrayer les âmes sensibles et les faire retourner dans le rang. Ils s’efforcent de nous maintenir debout alors que l’angoisse du néant devrait nous mettre à plat. Les malheurs d’Hamlet transcendent une réalité navrante, ses angoisses sont celles d’un homme face à la perte et au vide qui lui succède, rien ne vient le consoler et remplacer ce sentiment de déréliction, il est perdu, mais moi, en tant que spectateur, je transfigure ma propre angoisse à travers le dispositif artistique, je mets entre moi et le monde une distance interprétative issue de l’art, je ne suis plus en contact direct avec lui. Même laïque la loi définit en creux une vie bonne : est bon celui qui n’enfreint pas les articles ; ceux-là sont une collection hétéroclite d’injonctions qui portent une morale négative. Les dogmes religieux ou les morales ne font pas autre chose : nous montrer la voie, celle grâce à laquelle une vie peut être réussie et donc nous laisser échapper à la chute qui guette hors du chemin

commun. Si nous nous laissons embarquer par cette facilité offerte sur un plateau que des milliers de générations ont pensé avant nous, nous voilà immunisés conte la morosité, le désenchantement, l’angoisse.

Les révoltés, les inquiets, les sourcilleux, les refuzniks d’un certain conformisme possèdent le sens du vertige. Ils ont soulevé le voile. Ils ont vu. Leur vie est chamboulée par ce qu’ils ont vu et parfois, veulent transmettre aux autres leur secret. Les rebelles sont furieux, ils retournent contre eux ou contre le reste de l’univers la violence de leur découverte, enragés qu’ils sont de voir l’humanité ne pas réagir à la vacuité de l’existence, furieux de ne pas être compris, acceptés, écoutés. Ils crient et personne ne les entend. Certains artistes subliment ce mélange disparate de sentiments en

métamorphosant cette intuition en forme artistique, Proust écrit la Recherche quand une sorte d’extra-lucidité lui a fait prendre conscience du temps, Céline écrit dans ses romans le sentiment de violence qui l’agite devant un monde anormalement normal. Les plus tourmentés d’entre eux voient le suicide comme la seule forme acceptable à cette révélation ultime. Les religieux enferment cette peur dans un ensemble de prescriptions, les législateurs dans en corpus de lois, voulant protéger les

peuples des dangers qui les menacent, recouvrant l’horreur de leurs découvertes d’un voile de conformité, le seul garant d’une vie stable sans peur, animés d’une volonté de contrôle et de protection des peuples contre les démons qui les agitent frénétiquement.

Dans certaines traditions juives, lorsqu’un fils a commis un crime grave, le père peut lire le kaddish, la prière des morts : il signifie que son fils est mort symboliquement, qu’il est exclu de la famille et catapulté hors des traditions établies. La violence d’un tel cérémonial est inouïe : l’ordre ayant été perturbé par le fauteur, il n’est restauré que par l’exclusion du fautif au lieu de réinterpréter ce même ordre à la lumière de la « faute » ; l’exclusion est la voie choisie pour que la structure sociale se maintienne ; s’il existe des gens hors du système, ils sont condamnés à vivre entre eux, ne polluant pas les autres par leur vision erronée, paralysés dans leurs possibilités transmission par cette rupture brutale qui leur est imposée ; si le transgresseur est porteur d’une vérité, celle-ci reste confinée. On connait les sacrifices commis afin que la communauté survive, les purifications par le feu, les exorcismes, tous ces processus dont le but avoué d’immuniser le corps social du virus destructeur de l’ordre, parfois de nettoyer ce virus ou de l’éradiquer. Dans « St Genet, comédien et martyr », Sartre a brillamment analysé le caractère « pathogène » de l’exclu pour la société, comment elle lui assigne une place hors d’elle et comment celui-ci réinterprète à sa façon cette marque d’exclusion. L’exclu, le minoritaire, le déviant est porteur d’une déviance dissidente du lien social, il est le témoin d’une vérité dissimulée qu’en réaction le groupe cherche à étouffer. Il n’est pas détenteur d’une vérité prophétique, mais un expérimentateur qui a vécu et compris autre chose et dont la voix peut être éteinte.

Hormis les communautés minoritaires dont l’objectif est de perpétuer une vérité établie, un dogme rigide et hors du temps, les communautés de rebelles, de sans-abris, de sans-papiers, de sans rien développent une vision, un angle, une connaissance en dehors de l’intégration sociale. Ils savent ce qui est en dehors des limites. Ce que les autres ne comprennent qu’à mi-mot, tout en le redoutant parfois, eux l’expérimentent dans leur chair. Leur conscience produit une extra-lucidité dont la majorité devrait tirer profit et qu’en général, elle rejette très vite, heureuse de fermer les yeux sur une vérité dérangeante, peureuse vis-à-vis d’une transformation qui la rendrait pourtant plus inclusive et résiliente. Ils ont compris qu’il existe un mur invisible entre eux et les autres, que leur vie durant, ils doivent affronter ce mur et apprendre à en reconnaître les contours dès leur plus jeune âge pour le contourner, le pulvériser ou rester sagement du côté du mur qui leur a été assigné. C’est une frontière subtile, faite d’injonctions implicites, d’insultes, de regards en biais, de convenances qu’il leur faut apprendre lentement, violemment. Une frontière invisible et très présente. Les gardiens du mur sont des millions, ce sont les garants de la stabilité majoritaire. Les autres voient une autre vérité, ils doivent apprendre à faire coexister dans leur tête leur propre vision avec celles qui leur est imposé et jouer de cette coexistence non-pacifique de ces multiples visions pour survivre et s’adapter. Les héros mythiques n’échappent pas à cette exclusion sociale : refoulés, meurtris dans leurs chairs, coupés des autres parce que les autres se servent d’eux à la fois comme repoussoir et comme catalyseur d’émotions, comme une respiration utile jugée néfaste à long terme.

Le rebelle fascine autant qu’il inspire de la crainte. Les faux-vrais ou vrais-faux ou véritables rebelles de la musique actuelle sont l’objet d’une adulation inouïe et qui traduit un intérêt pour un message secondaire, restreint, non-ordinaire (que parfois des tribunaux se chargent de museler). La majorité comprend instinctivement qu’ils portent une part de vérité sans qu’elle l’entende vraiment et sans qu’elle l’accepte complètement. Les stars de la musique foudroyées à 27 ans sont utiles pour

entretenir un mythe moderne et l’enterrer tout aussitôt : ce sont nos Sisyphes à nous qui nous ont fait entrevoir un univers inconnu et qui sont repartis sur la pointe des pieds, laissant notre cosmos dans un état stable. Si la multiplicité de ces Sisyphes dans le chaos de notre époque peut déstabiliser l’ordre mondial, celui-ci est toujours bien résistant et promet un bel avenir à celles et ceux qui en sont les tenants. Si nos sociétés donnent l’apparence d’être désaxées par des mesures nouvelles ou par des manifestations de non-conformisme, celui-ci demeure prégnant : les gays sont toujours terrorisés, les sans-papiers sont relégués dans des zones sombres, les étrangers doivent faire profil doux, les femmes ne sont toujours pas les égales des hommes, les enfants sont maintenus dans un statut de minorât, les populations non-caucasiennes sont discriminées et les affaires humaines continuent. Le travail est en cours mais loin d’être achevé.

Les révolutions ont plus combattu la forme des pouvoirs, dictatures, monarchies, républiques

autoritaires, plutôt que le principe de domination qui est en était l’essence et qui maintenait dans un état de minorité celles et ceux qui n’en faisaient pas partie. L’émergence de contre-pouvoirs fut ignorée. Les visions minoritaires furent oubliées. La discrimination en fut le prix payé et la paix sociale fut assise sur les larmes des parias. La dynamique démocratique d’inclusion ne fut un succès que dans la mesure où elle traçait une ligne de démarcation entre les insiders et les autres.

L’impression de chaos que peut dégager nos sociétés tient en partie à l’émergence de cultures minoritaires, ethniques, religieuses, sexuelles… qui percutent ce modèle univoque et qui donne une impression d’insécurité alors qu’il ne s’agit de rattraper un retard et construire pas à pas une société plus diverses et plus respectueuse des différences au lieu de les nier. Les représentations mentales sont à repenser afin d’éviter les affrontements et contribuer à forger des représentations mentales aussi diverses que peut l’être une société de plusieurs millions d’hommes, de femmes et d’enfants. C’est une vision fausse de l’histoire que de penser qu’il existe des périodes, des âges, des ères qui furent calmes, où aucun conflit n’apparaissait, où chacun était parfaitement à sa place et où le pouvoir était bienveillant envers tous et toutes. Nos ancêtres, où qu’ils/elles furent, à quelque période que ce soit, furent terrassé·es par la faim, les privations, les exactions, les guerres, les angoisses existentielles, les peurs sociétales, les mouvements de foule, les crises épidémiologiques et de là, naquirent des micros-sociétés à part. Le mal-être des exclu·es n’est pas nouveau, il fut appelé simplement autrement, folie, bouffonnerie, audace, secte, école philosophique… Les sociétés historiques ont eu tendance à y répondre par la violence, parfois à se laisser lentement submerger par la nouveauté. Elles furent rarement exemptes de cette inquiétude vis-à-vis de l’homogénéité de leur corps social comme certains peuvent l’être à notre époque. Interpréter l’histoire au seul crible des mythes est une erreur. L’unité est fictive.

Passer au crible une société en analysant la façon elle traite ses minorités est la meilleure façon de démontrer son ouverture, son degré d’inclusion, sa rigidité, la face cachée de ses formes de pouvoir, C’est le seul angle. La seule échelle possible. Le seul horizon indépassable de progrès qui permette à chacun de se réaliser pleinement avec l’aide d’institutions positives, non répressives. La seule voie d’amélioration donc. Les succès économiques sont illusoires. L’impression de puissance également. Seuls les égarés, les rejetés, les différents comptent et ceux-là aussi peuvent apporter aux autres. Ma mère n’aurait pas compris. Elle serait restée interdite devant de telles idées que je n’ai jamais partagées avec elle. Elle ne comprenait plus cette société éclatée qui est devenu la nôtre. Elle n’aurait pas compris que moi-même j’étais partie prenante de cette évolution et que je souhaitais

voir plus de diversité, moins d’autorité, plus de décentrement. Bien qu’elle fût un vivant exemple de l’intériorisation d’une infériorisation en tant que femme, elle partageait largement une vision normative univoque de la société. Elle souhaitait que la loi fut la même pour tous sans qu’elle comprenne que cela n’était nullement un obstacle à des traitements différenciés. Si elle admettait du bout des lèvres le mariage gay/lesbien, je sentais sa réticence envers une société plurielle, trop avant-gardiste, trop parcellaire. Elle était trop imprégnée d’un universalisme républicain, d’une éthique universelle au-delà d’une religion ou d’une tradition nationale.

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