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Le coffre-fort de mes pensées

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 186-190)

J’écris ces lignes comme si je déposais de l’argent dans un coffre-fort. J’aligne les mots à une vitesse qui me stupéfie moi-même car je n’ai pas de souplesse dans ce domaine. Sachant ces lignes

protégées dans mon coffre-fort, je peux tout écrire. Je ne crains rien. Aucun regard étranger ne viendra me juger, critiquer, se moquer et considérer que tout cela n’est que du verbiage. Je vis une expérience en apnée, pas besoin de me forcer, les mots sortent, je suis comme Mahomet sous la dictée de son dieu. J’ai des crises irrépressibles et violente où il faut j’écrive immédiatement. Je n’ai pas seulement envie de dire, je ressens une impérieuse nécessité de ne pas résister à cette

nécessité. La simple transposition de l’idée est la garantie d’être au plus près de ce que je suis et des mécanismes qui m’agitent. Leur description est ma seule thérapie. Je veux croire que cette cure par les mots viendra à bout de mon état d’abattement et que j’en sortirai tout ragaillardi, comme un enfant au premier jour de sa vie.

Lorsque j’ai fini une séance d’expulsion de mots, j’effectue mes sauvegardes et je repars l’esprit plus allégé comme un déposant rend visite à sa banque et s’allège l’âme en se délestant de quelques lingots. Mon fichier est crypté, protégé par un mot de passe. J’ai entière confiance dans la protection du système pour que quelqu’un de non-expert soit découragé de lire ces lignes.

Je n’écris que sur moi, pour moi, afin de me forcer à faire sortir la sève en moi. Même si ce sont des fariboles sur l’évolution de notre monde, elles ont macéré depuis trop de temps en moi, je me suis tu trop longtemps, je dois les coucher à plat. C’est maintenant un fleuve qui sort de moi, trop contenu longtemps en moi qu’il a envie de tout exploser. Mes enfants me demandent parfois ce que j’écris et je ne sais pas quoi leur répondre, j’élude, je bafouille une réponse inaudible, à la fois parce que je ne veux pas leur révéler le contenu exact de mes écrits (Comme si l’envie allait retomber si j’en disais trop) et aussi parce que je ne sais pas vraiment ce que c’est que tout ça, ces mots alignés rapidement, ces réflexions désordonnées qui donneraient de l’urticaire à n’importe quel lecteur, témoins de mon malaise et de mes pensées folles. Où me suis-je égaré ?

J’ai vu récemment un film assez mauvais dont le sujet portait sur le retour d’un fils auprès de ses parents lors d’un week-end. Son frère, jeune étudiant légèrement rebelle, connaissait son

homosexualité, pas ses parents. Le but de la visite était de leur annoncer qu’il vivait avec un homme et qu’il serait heureux de les accueillir à Paris (On comprend entre les lignes qu’il a fui l’étroitesse d’esprit d’une bourgeoisie girondine familiale incapable d’envisager une évolution à leur relation autrement que par deux alternatives, le silence et le départ, ou la confrontation. Allergique à la seconde, il préfère la première qui l’amènera à une confrontation qu’il ne souhaitait pas).

Evidemment l’annonce ne se déroule pas comme il l’entendait. Un cataclysme s’ensuit : le père se brusque, obsédé par des questions de sexe, la mère tente de comprendre, le cadet en profite pour se libérer de l’emprise familiale. Sujet classique de la révélation qui va percuter une vie familiale en apparence bien établie et qui révèle les fractures, les non-dits, les volontés dissimulées, un passé jamais bien digéré. Ce qui m’a captivé et m’a ramené à moi dans ce film bancal fut la réaction de la mère : après une courte phase de rejet, elle comprend peu à peu le silence obstiné de son fils sur tout ce qui touchait à sa vie, son envie de partir puisqu’il s’agissait du seul moyen de mettre un terme à une relation toxique. Et la mère d’envisager sous un angle nouveau les dernières années de son fils, ses escapades, son refus de parler, sa manière de les juger qu’elle avait pris pour du dédain alors que ce n’était qu’une manière de se protéger et d’éviter ce qui allait arriver lorsqu’il s’est enfin décidé.

Moi aussi j’ai été ce fils qui n’a jamais voulu véritablement parler à sa mère. Moi aussi je me suis muré dans le silence depuis mes années adolescentes jusqu’à sa mort, n’ayant pas entamé avec elle une discussion sincère, complète, sans arrière-pensée, d’égal à égal, et non pas entre une mère autoritaire et un fils fuyant cette autorité. Je n’ai pas eu ce courage de compter sur son intelligence pour comprendre ce que je suis. Je le suis laissé aller à avoir avec elle une relation superficielle entretenue sciemment, même aux pires moments de sa maladie, alors que j’aurais peut-être pu bénéficier d’une oreille attentive due à sa faiblesse et à ce détachement que permet le côtoiement de la mort. J’ai manqué de ce courage qui force les choses et qui permet aux mots de sortir. Je suis demeuré à jamais pour elle ce fils incompréhensible, un inconnu qu’elle ne pouvait plus dominer à défaut de l’aimer ouvertement. En apparence j’étais proche d’elle, je lui rendais visite assez régulièrement, je prenais des nouvelles de sa santé, je lui téléphonais très régulièrement, mes enfants ont pu la côtoyer et cela leur a apporté également. Les formes y étaient. Elle et moi, nous

savions que nous étions les otages de cette politesse sociétale qui ne nous a pas permis d’aller plus loin, nous ne savions plus comment briser la glace qui emprisonnait nos relations depuis si

longtemps. Contrairement au fils dans le film, je n’ai pas eu le courage balayer la table et de vouloir tout remettre plat (Dans les films, il y a des possibles qui ne se rencontrent guère dans la vraie vie). Cela ne pouvait pas venir d’elle. Elle était trop engoncée dans des habitudes dont elle était incapable de se déparer, et le dialogue frontal l’effrayait. Mais sans l’affronter brutalement, j’aurais dû poser les mots, oublier les frontières et peut-être la prendre dans les bras. Trop tard. Elle est morte avant que j’ai eu ce courage. Même sur son lit de mort je n’ai pas pu la toucher.

J’ai l’impression de vouloir rattraper un temps de luttes futiles. Comme si je voulais écrire tout ce que je n’ai pas eu le courage de lui dire. Comme si sa mort avait rompu la digue de mes sentiments que j’avais construits contre tout ce qui me paraissait hostile. Comme si ce que je n’avais pas bien mesuré auparavant était que je ne parviendrai jamais à me réaliser pleinement en maintenant cette tension intérieure et qu’il était temps de lâcher, de dire, de crier, de tout accepter et de tout décrire. Je n’ai personne à qui confier ce déluge. Elle ne pourra pas me répondre. Et puis tout ne lui est pas destiné. Il s’agit d’un dialogue avec moi sur la façon dont moi je suis dans le monde. Je n’ai que moi face à ce moi qui se déverse et avoir ce moi observateur est la première confrontation avec une réalité que je pensais connaître et qui se dérobe à présent. Et si je tente de minimiser ce moi spectateur intérieur, je sais qu’il est là, qu’il m’observe et se moque de cet homme bien faible pour seulement se confier à un ordinateur et incapable de vivre au lieu de s’obstiner dans cette vie de mots.

Le silence n’est jamais d’or et l’idée d’une virilité basée sur une capacité à accepter les coups sans se plaindre est tout sauf intelligente. Le barrage finit par rompre tôt ou tard. Les petits interstices deviennent des trous béants. Les vieux paysans taiseux, loués pour leur capacité à tout supporter, qu’ont-ils dû endurer pour vouloir oublier leurs sentiments ? Les soldats qui seraient nos modèles, pourquoi doivent-ils se taire ? On peut laisser toute sa vie s’accumuler les dépôts malsains et au final, mourir en restant un bloc insensible. D’autres se laissent déborder par un flux qui déborde un jour, sans s’annoncer au préalable. Ça arrive à des gens très bien, au mitant de leur vie, ils se retrouvent débordés par les émotions, les humiliations, les haines ou des amours recuites, les envies, les jalousies, les idées farfelues mises sous le boisseau. C’est ce qui m’arrive alors que je n’avais rien anticipé, alors que je me croyais suffisamment armé pour affronter seul le reste de l’univers, je suis faible, dénué tout à coup de règle de conduite sur laquelle je puisse reposer ma conscience et la direction de ma vie, confronté à un envahissement de mon cerveau par un afflux choquant de sentiments.

Le temps presse. Je n’ai pas beaucoup de temps. Je me répète de me dépêcher de coucher par écrit toutes mes émotions si je veux aller au bout de ce processus de libération. Je crains que les vieux réflexes ne reviennent et que la digue fracturée ne se referme trop vite sous la pression des vieux réflexes sans que j’aie pu remettre en ordre mon cerveau par des écrits libérateurs. La porte doit rester entrouverte suffisamment longtemps pour que les vieilles habitudes n’écrasent pas le flot libérateur. C’est une course où je dois mettre de la volonté sur une intuition. Il me faut rester au plus près de l’intention première, ne pas dévier, garder le cap de la vérité entière, celle qui m’importe pour que le miracle espéré puisse se répandre. La parole libérée est le début de la liberté.

Ma toxicité

J’ai perdu quelque chose, une avidité à la vie, une ardeur, une envie de rire, un souffle, une capacité à gérer de manière ordonnée la schizophrénie de notre existence contemporaine. Auparavant j’étais capable de rire de tout, j’avais une envie formidable de partager avec les autres, je gardais un appétit de comprendre intact, j’aimais le sexe, le jeu, les discussions sans fin, les temps partagés, l’amour de mes enfants me portait, j’avais l’envie irrépressible d’être un père irréprochable et sans rassembler des tablées immenses, j’aimais recevoir. Cette attitude de curiosité s’est perdue dans les couloirs de ma dépression. Mon reste d’altruisme s’est fait la malle. Je suis devenu apathique, irascible. Même s’il m’arrive d’abandonner cette apparence maussade, je vois passer dans le regard de mes enfants des lueurs d’incompréhension vis-à-vis de ce père refermé sur lui-même, je ne sais pas comment y répondre, je voudrais tellement mais je ne peux pas. Comme un damné aux portes de l’enfer, je vois s’émoustiller mon goût pour les relations, je ne vois plus mes amis, trop difficile, ils me rappellent les temps anciens, eux me voient à travers un prisme passé alors que je suis plus ainsi, à l’intérieur de moi, je suis ravagé.

J’ai peur d’être devenu toxique pour mes enfants, d’être celui qui les détruit plutôt que celui qui les construit, celui qui ne sait pas sortir de son intériorité pour se consacrer à eux pleinement, avec confiance, sécurité, et qui ne répond pas à leurs sollicitations, bien qu’ils soient relativement grands pour ne plus avoir besoin de moi en permanence. A force de rester enfermé dans moi-même je ne sais plus comment interagir avec les miens. Il me semble être devenu un fantôme dans notre

maison, un fantôme qui se traine de la chambre au salon et du salon à la salle à manger. Mes enfants peuvent tous les jours contempler un père éteint, absent à lui-même. J’ai la terreur que cela affecte leur construction et leur estime de soi qui dépend tellement de ces jeunes années. Cela n’a rien à voir avec un quelconque auto dénigrement, je suis objectivement devenu un non-être social. J’ai perdu une lumière intérieure et je ne sais pas comment la rallumer. Mon angoisse est d’être malsain envers moi-même et mon entourage.

Je viens de passer une semaine au ski avec mes enfants. Et paradoxalement, ils semblent ne rien remarquer, ou en tous cas ne montrent pas qu’ils ont noté quoi que ce soit. D’un point de vue extérieur ces vacances se sont parfaitement déroulées. J’avais arrangé ce break en Suisse de manière à ce qu’ils profitent de leur ardeur, de leur immense envie de skier pour qu’ils puissent se dépenser, jouer dans la neige, aller sur les pistes officielles et les non-officielles et donc, qu’ils puissent détourner leur regard de moi, l’organisateur, le cuisinier, le préparateur en repas. Trop heureux d’être sur deux spatules, ils paraissent n’avoir rien remarqué, ou du moins ils ne m’ont pas fait de remarque en ce sens. Et moi qui ai l’habitude de parler de sujets généraux, ils n’ont vu dans ma conversation que celle d’un homme passionné d’actualité, bref, un père habituel. Je veux à tout prix éviter de les contaminer avec mes humeurs malsaines. Je sais combien l’attitude d’un parent durant l’enfance de sa progéniture peut être déterminante pour leur future vie d’adultes. Alors, sans leur cacher toujours mes difficultés, je veux aussi qu’ils puissent voir autre chose que l’image d’un père ravagé. Ce n’est pas entrer dans un conformisme social ou une pernicieuse attitude de refoulement ou une idée préconçue d’un père surpuissant, désastreuse pour la construction d’un fils, il s’agit pour moi de rompre avec cette névrose qui me ronge. Je veux me projeter hors de ma sphère intime afin de me raccrocher à une existence heureuse, et par ricochet, que eux puissent bénéficier d’un père attentif, présent, plein d’amour et heureux. Je compte sur eux pour fonder le

mon bonheur. J’ai la passion de répondre à leur demande et je compte sur eux pour forcer ma survie.

La peur est là, tapie dans l’ombre, la peur d’un effondrement complet, d’un blackout complet dont je ne puisse revenir. Amélie est aussi sujette à ces peurs et nous nous épaulons bien, mais je ne sais pas pour combien de temps encore je saurai tenir. C’est cette apathie, la transformation de mon moi en zone-de-guerre-après-bombe que je redoute pour mes garçons. Une tombée fatale au fond du gouffre. En attendant, je dois combattre chaque jour, chaque instant, ce fardeau qui s’est abattu sur mes épaules et qui me prive de ma gaîté d’antan. Combattre au bord du gouffre, c’est me maintenir dans un état de relations sociales qui puisse me faire sortir de ce précipice, avoir une attention au monde alors que le premier réflexe est de m’en détourner, s’occuper des miens parce que ceux-là ont toujours qu’on s’occupe d’eux et qu’ils sont aussi une clef, écouter de la musique, aller au spectacle, se réconcilier avec les arts comme un des moyens de nous raccrocher à la vie, faire du sport dont la mécanique corporelle produit immanquablement les hormones du bonheur,

m’extérioriser à tout prix, sortir de mon enveloppe corporelle qui m’enferme dans le morbide. Je me sens comme ravagé à l’intérieur alors que de l’extérieur, pour ne rien laisser paraître, quand

l’énergie est là, je m’efforce de maintenir une apparence naturelle, je réponds aux bonjours alors que parfois j’aurais envie de commettre un meurtre de masse, je souris alors que j’aurais envie de pleurer des heures durant, je parle alors je voudrais me taire, je joue à m’intéresser à la vie sociale, mon travail me révulse, je voudrais tout arrêter, me lover dans un lit, et m’arrêter, rester là à penser, à pleurer, oublier le reste, rester silencieux des heures durant, me laisser m’effondrer doucement, lentement. Je maintiens ma tête tournée vers l’extérieur alors que je voudrais qu’elle ne soit qu’à l’intérieur de moi pour tenter de comprendre ce qu’il s’y passe. La force qui me pousse à rompre sera-t-elle la plus forte ? Je ne sais plus. Pour ce qui m’était auparavant aussi naturel que de respirer, je dois composer, m’efforcer, faire semblant d’avoir une interaction avec les autres, ce qui est une preuve de vie et que l’on se détache de tout ce qui nous détruit. Je suis entre les deux polarités d’un aimant : laquelle m’attirera définitivement ? Je m’efforce de rester à pencher d’un côté, mais tôt ou tard, je me finirai pas me laisser attirer. Vers quel enfer ? Vers quel paradis ? Vers quelle vie après la vie, morne, sans intérêt et lassante ?

Serais-je devenu véritablement un mannequin ?

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