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Les soleils de vie et les autres

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 52-63)

Au crépuscule du millénaire précédent Amélie et moi avons participé à un stage de théâtre qui fut un naufrage complet. Animatrices peu motivées et gorgées de prétentions artistiques fumeuses, activités bâclées et non préparées, les stagiaires se retrouvaient décontenancés et moi qui n’étais pas au mieux de ma forme, dans une profonde déprime. Par son engagement physique, le théâtre peut amener à de très graves crises. Il exige une participation totale, mentale, physique, une soumission complète à ses exigences. Le théâtre ne ment pas, il est véridique en ce sens qu’il demande des acteurs une sincérité totale dans son caractère insincère. J’espérais renouveler ma pratique théâtrale qui s’émoussait, je me retrouvais avec deux actrices fainéantes et pleines d’un mépris urbain vis-à-vis des gens de la campagne. J’étais au fond du gouffre et cela devait être flagrant. C’est lors d’un exercice de chant où l’on devait faire venir notre voix des profondeurs abyssales de notre estomac, qu’une femme s’est retournée vers moi, une collègue de Amélie, mère de quatre enfants, de celles qui ont la sagesse sans l’arrogance qui peut aller avec. J’étais dans la panade dans un exercice qui m’agaçait car stupide et mal amené. Cette femme a pointé mon ventre. Elle a touché mon pull, l’impudente, et m’a lancé : « Nous avons tous un soleil en nous. Tu dois y croire. Et le faire émerger de toi. Ne reste pas crispé. Ouvre-toi ». Si je n’avais pas été pas dans un état aussi lamentable, je lui aurais dit d’aller se faire voir, avec ses conseils new-age ou ses thérapies de hippie. Mais ce jour-là, parce que j’étais dans un état de désordre affectif suffisant, je l’ai écouté, stupéfait, étonné d’entendre une vérité à laquelle je n’aurais pas prêté une once d’attention ailleurs que dans ce stage. Alors que je l’aurais en temps ordinaire superbement ignoré, ce jour-là, cet instant-là, je l’ai écouté de l’air de celui qui vient d’entendre une vérité inouïe qui lui tombe dessus, aussi banale ladite vérité fut-elle. L’information est entrée dans mes circuits neuronaux sans que j’en eusse précisément besoin. Je suis resté interdit. J’ai dû composer une mine plein

d’incompréhension. Elle est repartie sans attendre aucune réponse de ma part, mais sans doute la marque de ma stupéfaction était déjà la preuve qu’elle avait touché un but. Et ce fut tout, même si des années après, j’y pense encore et que je ne suis pas certain d’avoir trouvé mon soleil intérieur. C’est une chance inouïe, de croiser au moins une fois dans sa vie un soleil de vie. Un de ceux qui ont tout compris avant toi alors que toi, tu n’as même pas compris le problème. Ils n’ont pas toujours une culture encyclopédique. Ils possèdent une connaissance de notre relation au monde et à soi-même bien plus élaborée que la plupart d’entre nous. Ils savent alors que toi tu n’en es qu’au début de l’idée d’engranger un savoir autre que livresque. Ils partagent sans contrepartie leur

connaissance. Ils t’apportent ce qu’aucune pilule, aucun hôpital, aucun médecin, aucun traitement rationnel, ne pourra te donner. Ils amènent un supplément d’âme à ta vie remplie de souffrance et par ce fait, l’allègent un peu. Ils connaissent l’importance d’une main tendue, d’une parole

apaisante, d’une épaule sur laquelle on peut reposer sa tête. Ils savent bien plus que beaucoup de savants.

Comme toute personne sûre de son savoir et qui n’a jamais été réellement confronté à la douleur, je me suis longtemps moqué des prophètes en tous genres, des hôtes prêts à accueillir l’autre sans contrepartie, de ceux qui avaient l’humilité de se mettre à hauteur des autres et de les écouter, sans jugement. Amma et ses embrassements minutés me semblaient stupides et inopérants. Pierre Rabhi et ses utopies écologiques n’avaient pas droit à plus de considération. Le Dalaï Lama suscitait mes sarcasmes, ainsi que toutes celles et ceux qui peuvent nous écouter et nous amener un peu de lumière. J’étais heureusement absent lorsque Amélie a accueilli chez nous des sœurs mendiantes ; je n’aurais pas su les ménager. Le mélange de messianisme religieux et d’utopie rationnelle avait le don de m’agacer.

Cela aurait pu être un grand bonheur que de rencontrer celui ou celle qui m’aurait écouté et auprès duquel j’aurais pu reposer ma tête et qui m’aurait guéri de tout. J’aurais pénétré enfin le

merveilleux, le beau, le fantastique, l’extraordinaire. Je n’aurais pas eu à face faire à une vie pénible puisque j’aurais eu un éclair qui m’aurait illuminé et secouru définitivement. Et pourtant, j’ai mes soleils à moi, Amélie, mes enfants, mes amis. Et avec eux, des instants de joie pure, une partie de jeux où l’on rit, où l’on chante, où l’on discute passionnément, un déjeuner plein d’entente, une discussion, un moment de pleine harmonie qui me soulage. Ce sont des soleils qui brillent d’une intensité folle pour moi. Ils sont mes bâtons de marche, une source inépuisable de bien-être. Ils ne font du bien par le fait même de penser à eux. Et c’est à partir d’eux que j’espère un renouveau. Je suis un non-soleil. Je souffre sans redonner un peu de la lumière que j’ai en moi. Je souffre et je fais souffrir autour de moi, entrainé dans une spirale négative dont je ne vois pas l’issue. Je le vois dans les yeux de ma compagne comme dans celui de mes enfants. Ils sont perdus de voir ce père, cet amant s’enfermer dans ses angoisses et être incapable de leur apporter l’amour et l’attention qu’ils méritent. Leurs regards s’attardent sur moi en forme de question comme on reste devant une énigme en se demandant quand tout cela va finir. Une joie s’est éteinte en moi. Ils se demandent sans doute quand elle va se rallumer sans jamais me questionner sur mon mal-être. Ils sont des lumières pour moi, et moi je suis une ombre pour eux et même si je suis conscient de cette

dissymétrie, je ne parviens pas à transformer l’énergie négative qui m’amine en quelque chose qui puisse les éclairer, eux. Je leur suis inutile.

Voici quelques jours Amélie était adossée sur l’évier de la cuisine. Le soleil déclinait. La journée avait été occupée à diverses tâches quotidiennes qui, mises bout à bout, provoquent cette fatigue du corps si peu agréable que tout le poids d’une journée peut faire craquer la plus robuste des constitutions. Nous parlions de son frère qui traverse une grave période de stress. Elle évoquait les crises qu’il a traversées depuis tant d’années, la fatigue de son entourage, l’impression, pour sa femme, d’être dans une prison, le soulagement de ses propres enfants quand il n’est pas là. Et puis soudain, elle a éclaté en sanglots, se demandant pourquoi son frère n’avait jamais eu le sentiment de ne pas être un poids pour les autres. D’aussi loin qu’il lui en souvienne, son entourage est exaspéré par ses crises, on lui en veut d’être ce qu’il est. G. est de ceux qui embarrassent, que l’on veut oublier, que l’on considère comme un poids et qui peuvent participer à une soirée sans que l’on soit capable de mentionner son nom le lendemain. Il n’a pas eu la chance d’avoir rencontré un soleil pour lui. Amélie pleurait sur sa vie de souffrance et de manque d’empathie de la part des autres. Il n’a pas connu de répit. Sa maladie est tapie au creux de chacun des replis de son cerveau et irradie jusqu’à exaspérer son entourage. Pourquoi n’a-t-il jamais connu un seul rayon de lumière ?

Je m’identifie tellement à lui, à son incapacité à sortir de son état, à sa façon d’y être collé et de ne pas savoir trouver une porte de sortie alors qu’elle parait évidente à tous, à l’exaspération qu’elle provoque, l’usure quotidienne, la fatigue mentale. Il me semble connaître chacune de ces réactions, toutes ces exaspérations qui mènent au désespoir de ne pas voir celui qui souffre sortir d’une impasse évidente. Mon angoisse dure depuis quelque temps. Je me soigne en prenant tout ce qui m’est prescrit, sirop ou gélules, compléments alimentaires. Je cours en espérant que les

endomorphines accompliront leur travail analgésique (Je ne cours pas pour d’autres raisons que strictement thérapeutiques). Hélas, cela ne va jamais aussi vite que je le voudrais. La guérison se fait attendre. L’impatience gagne autour de moi. Autour de moi je devine que l’on n’est pas prêt à réentendre les mêmes plaintes. Je masque alors mon état, refusant d’infliger le spectacle de mon impuissance aux membres de ma famille. Je joue un rôle, celui du malade qui nie sa maladie et qui montre un visage avenant, responsable, serein. J’excelle à instaurer un jeu de fuite et d’insistance qui me permet masquer mon état afin que la machine du quotidien ne soit pas ébranlée. Ce jeu psychologique épuisant se surajoute à mon état et m’use au-delà de ce qui tenable. Je désespère et l’impossibilité de l’évoquer accentue encore cette plongée au fond du gouffre. Je voudrais frapper, hurler, taper, crier et je laisse seulement entrevoir un léger sourcillement. Il me semble préférable de cacher plutôt que d’évoquer une souffrance qui se prolonge trop.

J’ai honte d’avouer que j’ai découvert la souffrance à cinquante ans passé, la vraie souffrance, celle qui provoque un tel changement qu’il en émerge le sentiment de ne plus pouvoir faire face à rien. Autrefois je nageais dans un malström de bonheur qui m’avait rendu inconscient et méprisant, l’image parfaite du jeune sûr de lui, péremptoire et arrogant. Il m’a fallu en parallèle tout un chemin pour comprendre ce que les soleils de vie connaissent depuis toujours, que la vie n’est pas donnée, qu’il faut gagner son bonheur, le chercher au plus profond de soi, que l’instabilité structurelle de cet éden nous pousse à une vigilance constante et à faire attention aux autres, à l’humanité, qui sont une source de joie véritable. Amélie sait depuis toujours la souffrance, les jours d’angoisse, les attentes déçues, les pieds de nez de l’existence auxquels on n’est pas préparé. Moi j’ai découvert très tard le vertige d’un questionnement sans réponse. J’ai vu s’effondrer une à une mes certitudes et l’arrogance qui va avec. Cela couvait depuis longtemps et puis la mort de ma mère, concomitante avec mon demi-siècle, a fait tout voler en éclat. Au lieu de s’insinuer en moi, la souffrance m’a détruit, dévasté, ruiné d’un seul coup, ruinant d’un coup mes certitudes et mettant à nu le processus de découverte de la douleur qui s’était insinué en moi depuis longtemps. Je suis anéanti. Le filet d’eau tout mince de la souffrance est devenu un fleuve qui a débordé sur tout. Je n’ai aucun moyen de résistance. Toute fuite est impossible. Je me suis noyé dans un océan de tristesse.

Les soleils de vie, eux, connaissent tout ça. Ils connaissent la désolation de nos existences et la souffrance qu’elle engendre. Ils sont présents et donnent de leur temps, de leur rire, de leur joie, de leurs silences, de leur amour, de leur écoute. Le don est une forme insoupçonnée de force. Ils donnent. Ils ne calculent pas. Ils ont la générosité consciente ou innocente. Cela ne lasse pas d’étonner et de provoquer des railleries à une époque gangrénée par le cynisme et l’étroitesse d’esprit. Ils ont la patience pour eux puisqu’ils ont parfois beaucoup attendu. Et leur patience rejaillit sur toi comme un éclat de verre éclaire une zone d’ombre. Ils ne cherchent pas à donner des leçons. Le travail est à effectuer par les récipiendaires. Eux donnent et c’est à toi de savoir recevoir.

J’aime le rire de mes enfants. Lorsque l’un d’eux, plus calme, plus rêveur, se met à rire, c’est une déflagration, un ébranlement complet. Son merveilleux visage s’illumine, ses yeux s’effilent, comme

s’il s’étonnait à chaque fois de l’effet que produit sur son corps cette déflagration, il ne se retient plus et c’est l’absolue dévastation du rire. Il est secoué, ses membres tremblent, il n’ose à peine y croire, il est stupéfait. Il y a une beauté infinie dans ce relâchement. Elle rayonne sur ceux qui l’entourent. Je suis submergé par cette beauté quand je la reçois. J’en voudrais toujours plus. L’autre rit de manière ouverte. Il dévore la vie à pleines dents et ce rire qu’il nous offre est une

démonstration de sa fantaisie. Il partage avec nous. Son rire est une enveloppe chaude. Il n’envisage pas une vie sans nous, dit-il. Il a une manière particulière de répondre par l’affirmative à une

question. Son « oui » est lancé comme un défi à tout l’univers, un oui affirmatif rempli de vitalité. Dans cette réponse on décèle plus que la simple réponse à la question posée, c’est l’affirmation d’un être qui dit « oui » à l’humanité entière. Une promesse toujours renouvelée d’une ouverture. Mes enfants sont mes soleils.

Il m’arrive encore de rêver qu’un avion dissémine une poudre de perlinpinpin capable d’effacer des souvenirs comme de petits grains de sables qui se logeraient à l’intérieur de la tête. Il volerait au-dessus des villes où se situent les amis, les collègues, les membres de la famille pour lesquels je voudrais un effacement partiel de la mémoire. Cela toucherait exactement les personnes que je ciblerais et de la façon exacte qui me conviendrait. La poudra aurait la capacité magique de ne toucher que les zones du cerveau désirées de telle façon que je puisse ré-entamer une relation vierge de toutes les lourdeurs du passé, et sans les erreurs non plus. Ce serait le début d’un futur merveilleux où moi, doté d’un pouvoir incroyable, je pourrais modifier les souvenirs de chacun de telle sorte que je puisse être dans les meilleures dispositions envers les autres. Ainsi ma honte serait effacée, mon envie de recommencer à zéro serait exaucée, un nouveau printemps viendrait

annihiler les effets de l’hiver. J’aurais une infinité de solutions à ma disposition pour réparer ce qui n’aurait pas pu l’être sans ce subterfuge et améliorer enfin tout ce qui devrait l’être chez moi. Je sais, je suis un doux rêveur.

Ma mère

D’aussi loin que je me souvienne, ma mère était une femme inaccessible, bien plus grande que moi, d’une élégance classique, dont il fallait que j’attire l’attention en tirant sur les vêtements, en l’interpellant par des mots forts, voire en la menaçant. Une femme qui maintenait une distance qui poussait ceux qui la côtoyaient à penser qu’elle avait un mystère à cacher. Même quand j’aurai une taille bien plus grande qu’elle, quand elle ne sera qu’une femme rapetissée par l’âge et la maladie, elle restera plus grande que moi. La voix pesante. Le regard fixe. La marche droite. Même diminuée, recroquevillée comme un oiseau qui s’éteint dans son nid, elle gardait cette droiture qui était pour moi sa marque de fabrique. Ce doit être un grand classique que les enfants continuent à voir leurs parents selon leur regard d’enfant, et vice-versa. Je dois être piégé par un schéma standard. Peu importe. Pour moi elle est restée durant toutes les années où nous nous sommes côtoyés cette femme distante, peu diserte sur elle-même, qui gardait ses souffrances pour elle et dont toute l’attitude trahissait ces douleurs qu’elle cherchait à taire à tous prix.

Inaccessible est un mot courant de mon vocabulaire. Il vient d’elle. Inaccessible la femme qui s’occupait de choses sur la table de la cuisine que je pouvais pas atteindre. Inaccessible celle qui murmurait des secrets prohibés. Inaccessible l’aura de l’adulte qui cloisonnait ses activités et ses

centres d’intérêts afin d’être certain que l’enfant que j’étais n’y fusse pas mêlés, par un souci de préservation et de jalousie. Par son attitude inabordable, ma mère a façonné mon rapport aux autres. Par une répétition compulsive de ses manières d’être à elle ou pour preuve de l’amour d’un enfant pour sa mère, je maintiens parfois la même distance qu’elle maintenait dans sa vie. Et dès lors un mécanisme de fascination/répulsion se met en place chez moi. Car tout aussi inaccessible sont ceux qui sont l’objet de mon admiration et qui me paraissent à mille lieux de mon quotidien flasque, et tout aussi éloignées de ma personne sont maintenues les causes potentielles de peur. La fascination que j’entretiens avec certaines personnes, certains lieux, certaines œuvres d’art est pour une part proportionnelle à l’inaccessibilité que j’ai parfois introduite entre moi et ces objets

d’admiration. Cette distance est à la fois la condition de la fascination et sa limite, ainsi qu’une protection naturelle contre les agressions du monde, réelles ou supposées. Si je viens à perdre cette distance, l’admiration s’évanouit, le danger resurgit, la panique mentale s’installe. Le charme dégagé par les choses ne s’écoule dans mon esprit que si elles sont lointaines, hors de tout danger. Loin de me mettre à me détacher de la réalité, il m’aide à l’aimer plus, comme si ma mère m’avait montré lors de toutes ces années que nous avons passées ensemble qu’on ne peut aimer que de manière lointaine, en même temps qu’on éloigne la crainte. L’enchantement du monde est l’élément indispensable de ma survie, ce qui est donc à mettre en parallèle avec une indispensable mise à distance de sécurité. Et je sais que cette recherche de l’enchantement, vital pour moi, provient de cette femme qui fut ma mère. Si je lutte contre cette habitude qui s’est enracinée en moi, je sais aussi qu’il me reste encore des continents à soulever pour renverser cette tendance.

Sur les vieilles photos de ma mère des années quarante ou cinquante, elle arbore un sourire non feint, de ceux qui laissent entrevoir une enfance heureuse ou du moins un bonheur insouciant. Il est difficile de sonder une âme à l’aide d’une photo, néanmoins on peut deviner une sorte de joie non feinte. C’est une belle jeune fille, habillée selon les canons de l’époque, stricts, ne laissant pas de place à une personnalisation. Elle porte des jupes d’été légères et regarde l’objectif sans crainte. On imagine une jeune fille bavarde, étonnée, presque fantasque. C’est une belle petite fille. Curieux comme les chromos anciens nous donnent l’impression d’un monde révolu où la vie était plus simple et plus heureuse. Ces dernières années, elle se laissait prendre en photo alors que l’étincelle s’était éteinte. Une femme sévère avait pris le relais, dont le visage exprimait la souffrance. Le regard s’était obscurci. L’allure affaissée. Le corps pensant. Les vêtements témoignaient d’un reste d’attention. La fantaisie s’en était allée. La fatigue d’une vie trop douloureuse avait pris le pas. Un

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