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La dure loi de l’athéisme

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 193-200)

Je n’ai jamais eu la foi. D’aussi loin qu’il m’en souvienne, je considérais la religion comme une affaire qui m’était étrangère. J’ai été baptisé au sein de la très catholique religion romaine. Par une

anomalie que je ne m’explique pas, j’ai également été enfant de chœur : nous étions dans les années 70, les églises se désertaient déjà, on ne devait pas être très regardant sur la qualité, je fus engagé dans les troupes de l’église. Malgré le fait que je devais servir un curé autoritaire je m’acquittais de ma tâche sans terreur et avec une grande application comme un élève qui effectue ses devoirs de manière mécanique, sans comprendre, sans mettre un sens véritable à ses exercices. Cela dura un temps suffisamment long pour que je m’en sente soulagé lorsque l’on me dégagea de cette obligation absurde. J’acceptais le rite, mais il ne fallait pas trop m’en demander.

Les génuflexions, les incantations, les implorations, les couleuvres à avaler, les rituels à respecter à la règle m’ont toujours paru absurdes, incompréhensibles, et il faut le dire, drôlissimes. Le simple fait de me dire que ces gestes sont les conditions nécessaires d’un hypothétique bonheur et l’accès à une vie meilleure ont été les premières fissures dans un édifice jamais consolidé. Le reste découla naturellement. Les questions sur l’existence de dieu, sur la finalité de la vie, l’absence béante de sens, notre vie où aucun être surnaturel, aucune fée, aucun gentil monstre ne viendra jamais nous secourir, tout concourt à abandonner toute idée de transcendance. La déduction fut naturelle, fatale, le sentiment d’une imposture socialement acceptée qui accentua mon impression de

décalage par rapport à une norme alors convenue. La cathédrale ne reposait sur rien : elle s’écroula toute seule. Je profitais de cet écroulement pour devenir plus lucide, comme un serpent change de peau, spectateur fasciné par un univers baroque délesté de toute croyance. Nulle volonté de se croire au-dessus des autres ou de tenter de démontrer l’indémontrable là-dedans. L’évidence était là, je la saisis, je n’avais plus qu’à vivre.

Mes parents n’étaient intéressés que par l’intégration sociale représentée par cette entrée dans la très sainte église. Si je n’avais pas la foi, cela ne les intéressait peu ou prou, pourvu que le rituel fût respecté. Il s’agissait avant tout de maintenir un rang comme les nobles s’attachent au prestige de leur nom à travers certains rites dépourvus de sens. L’intérieur de mon moi ne les passionnait guère. Ma sœur se conforma également à ces injonctions. Elle n’avait pas non plus ce feu intérieur qui se consuma aussi assez vite chez elle. Nous fûmes très vite d’une religion à laquelle nous ne croyions pas, qui nous était extérieure et dans laquelle la société, par facilité, nous mettait rapidement, ce qui pouvait être à l’origine de malentendus mais qui était commode (On aime les cases). Nous fûmes de bons soldats le temps que dura l’apprentissage obligatoire et lorsque celui-ci fut terminé, nous abandonnâmes sans état d’âme ce fatras de prescriptions et de suppositions sur un au-delà inconnu. Sans regret. Parfois avec quelques accès de colère vis-à-vis d’une hiérarchie catholique bornée. Je gagnais le sentiment d’une liberté nouvelle qui m’offrait des possibilités immenses et que je comptais bien exploiter.

Je comptais m’installer dans un confortable fauteuil de rêves dès lors que j’avais abandonné ce fatras de galimatias, je découvris que je me coulais en fait dans un lit de cauchemars. Je plongeais dans un abîme de questionnements sans fin et sans réponse. Je ne passais pas d’un stade où j’avais la foi qui me servait de rempart contre cet abîme à un autre où je n’avais plus rien. Mes années d’enfance et d’adolescence furent rétrospectivement une lente découverte de la réalité nue de la vie, dégagée des oripeaux d’une foi qui ne s’incarnait que dans une extériorité dénuée de sens, cruelle dans l’absence de perspectives qu’elle offrait, vertigineuse dans la force avec laquelle elle s’abattit sur moi. L’angoisse existentielle surgit, brutale, amère : puisque tout n’était pas réglé ainsi que le décrivaient les livres, puisqu’il n’y avait rien plutôt que quelque chose, comment allai-je pouvoir vivre ? Qu’y avait-il au bout du bout ? Quel sens donner à cette existence qui ne mérite plus d’être vécue pour atteindre un nirvana et qui sombre dans une matérialité brute indifférente à nos trajets personnels ? Comment survivre à cette absence de sens ? La matérialité exclusive exige-t-elle un refus de toute pratique spirituelle ? N’ai-je pas besoin des autres pour survivre face à ce trou béant de la perte de dieu ? La mort de dieu est-elle le début de l’amour vital des uns et des autres ? Comment rattraper celui qui est tombé et qui ne perçoit plus dans l’humanité le sens véritable de notre existence ? Comment me rattraper moi-même, maintenant que j’ai connu le vertige du gouffre ?

Croyant échapper à une prison, je me retrouvais à l’air libre et cette liberté était atroce. Se libérer de ma foi, c’était découvrir la béance du monde. J’en venais à envier les pieux, les bénis oui-oui, les curetons, les dévots de toutes obédiences qui renoncent à l’exercice de leur esprit critique pour se conformer à des vérités établies stupides et acquérir ainsi une paix intérieure les préservant des affres de l’angoisse. Pour ma part je n’avais pas de doute : j’étais, et je suis encore, convaincu qu’au-delà de ce que nous pouvons constater, il n’y a plus rien, même si parfois nous ne pouvons pas tout constater, même si tout ne sera jamais rationnellement explicable, il s’agit d’un fol espoir de penser qu’un jour nous serons tous réunis pour l’éternité et que nous aurons enfin la béatitude qui nous a

échappée ici-bas. Néanmoins je pouvais constater chaque jour combien la pratique, la foi, la sociabilité à travers les croyances communes sont un puissant ressort pour mener une vie sereine, exempte ordinairement des questionnements non aboutis qui taraudent les incroyants. Ils me semblaient parfaits, sublimes, respectables, alors que moi, j’étais une rosse, incapable d’adhérer à un moindre dogme sans le tourner en dérision. De facto, je me plaçais en dehors de toute

communauté, ou plutôt dans la seule qui n’en est pas une, celle dont la religion est de ne pas en avoir et qui ne constitue pas une communauté. Cet exil intérieur fut ma première différence, la première étape d’un parcours critique qui contribue à mon exclusion. Je dois à la religion catholique d’être devenu un sceptique désespéré.

Ma libération fut le signal de l’entrée dans un long tunnel de doute sur moi-même et de désespoir sur l’humanité et sur la vie en général. J’avais encore quelques envies de croire, mais le fond n’y était pas, la musique avait fini de résonner à mes oreilles, j’étais perdu définitivement la clef. Je ne

doutais pas de ce que j’avais perdu et qui n’était plus rien, je cherchais ce qui pouvait me faire avancer, moi qui n’avais plus de guide, je n’apercevais rien qui fut assez solide pour que je puisse m’avancer, les causes philosophiques ou politiques ou sociales étaient gangrénées par des personnalités écrasantes et méprisantes n’ayant aucun respect des autres ni aucune envie de partage, mon environnement immédiat était imperméable au questionnement qui m’agitait, mes parents demeuraient loin, j’étais seul, avoir quitté la horde était le début d’une errance. Où aller puisque j’avais refusé le secours de toute aide supérieure et que celles d’ici-bas me paraissaient étranges, baroques, superflues, trop hiérarchiques ?

L’athéisme est une grosse pierre, plus lourde que celle de Sisyphe, plus tranchante que celle de n’importe quelle fronde. Un poids énorme que l’on porte sur soi sans avoir jamais la certitude de pouvoir s’en débarrasser un jour. Une fatalité à laquelle il est difficile d’échapper une fois que l’on est extirpé hors du cercle de la croyance, on ne peut plus y retourner puisque l’on a vu de nos yeux ce que d’autres n’ont pas discerné et qui nous a brulé les yeux. L’athéisme est une porte ouverte sur un univers inconnu écrasant. Tu ne peux pas revenir en se disant que tu t’es trompé. La flamme est éteinte définitivement. C’est une voie à sens unique : la voie de l’athéisme, c’est comme si quelqu’un te tenait la main pour sortir d’une maison et qu’il te lâche quand tu as atteint le seuil.

L’athéisme fut pour moi le premier dévoilement, la première collision avec la réalité qui agit comme une déflagration : rien n’était comme il était dit et rien ne serait plus comme cela était. Les propos des uns me semblaient mensongers. Je découvris l’hypocrisie sociale en même temps que je m’enfonçais dans la glu d’une réalité navrante. Il me semblait que ma tâche essentielle était de retirer tout voile qui put m’empêcher de découvrir par moi-même la réalité matérielle de l’existence. Convaincu que celle-ci était univoque, éclatante, à portée d’une conscience volontaire, j’avais la fureur de lire, de décrypter, de saisir et de diffuser une vérité dont j’étais le seul porteur, comme un messie d’une nouvelle non-religion. Quand bien même je n'avais qu’une réalité ultime à présenter, la dénonciation des mensonges occupa un temps non-négligeable chez moi lorsque je devins

convaincu de ce que je pense aujourd’hui avec plus de sérénité : la vacuité absolue de notre univers. Il est difficile de bâtir quoi que ce soit sur le néant absolu : tout revient à cette question, tout peut y être ramené, tout peut être détruit par cette vacuité, tout s’effondre sans cesse et notre vie est une lutte permanente contre cet écroulement. L’impossible de l’existence est de construire sur des marécages des maisons menacées à tout instant de disparaître, de s’enfoncer dans l’oubli et de ne

plus jamais réapparaître, absorbées par une nature indifférente. L’insupportable de la vie est

l’insensibilité de l’univers envers moi, alors que moi, je projette envers lui des millions de pensées et d’émotions qui viennent mourir au pied d’un mur de non-sentiment. J’envisage qu’il me répond alors que je n’aperçois qu’une immobilité éternelle. L’athéisme nous fait comprendre cette relation unidirectionnelle de notre existence avec la réalité minérale et biologique qui plonge dans des affres existentielles les athées. La pratique religieuse peut être une réponse du quotidien à cette angoisse, elle ne peut apporter de réponse définitive à cette constatation. L’impermanence bouddhiste, au yoga, à la méditation ou à la prière, tout cela sont des pis allers, des sparadraps, des bouts de scotchs sur des plaies qui ne guériront pas lorsque l’on est blessé. L’athée replonge toujours dans cette angoisse, tandis que le religieux détourne la tête d’une réalité qu’il ne veut ou peut pas voir (Sans doute bien des religieux accuseraient les athées de ne pas comprendre les réalités

supraterrestres…)

La découverte de l’absence d’une quelconque forme de transcendance fut le début d’une longue période de dépérissement : j’étais incapable d’envisager un monde qui soit autre chose que cette platitude froide de l’univers, une désespérante absence de vie qui est une promesse de mort. Il me fallait vivre avec cette certitude de l’absence, ce qui n’est pas le meilleur moyen de construire une existence. Désormais seul, je me heurtais à la froideur du minéral, à son indifférence, à son évolution en dehors de mes propres évolutions : alors que tout me reliait au monde, lui manifestait un refus obstiné de me répondre : je l’insultais, je le maltraitais, je le maudissais, je le violentais afin de provoquer sa réaction, il m’opposait son silence. J’étais effondré.

Je n’étais pas confronté à une tâche éternellement à recommencer comme Sisyphe et son rocher. J’étais confronté à une absence de tâche. Je n’avais aucun commandement, aucun ordre supérieur, aucune raison d’être là plutôt qu’ailleurs, il me fallait comprendre par moi-même ce que je devais faire de ce corps apparu à la surface de la terre sans avoir rien demandé. J’étais une flaque amorphe sur la planète. Je ne savais que faire de la nouvelle qui m’avait foudroyé. Comme pour Macbeth, les jours se succédaient sans un sens véritable. Je n’avais plus aucun goût à cette vie. Je dépérissais. Enfant, je n’avais pas été bien épais. Désormais je perdais du poids, reflet d’un état psychique désastreux qui me conduisait à me reposer encore et toujours les mêmes questions. Sans que mes parents s’en doutent, j’étais traversé par des questionnements qui me dépassaient et auxquels je ne pouvais seul apporter de réponses.

J’étais projeté une deuxième fois dans la fange du monde : ma première enfance avait été un long sommeil inconscient, protégé de moi-même et des autres par d’efficaces techniques coercitives, ma deuxième enfance fut une deuxième naissance sans aide, sans illusion, sans rien d’autre que moi face à l’immensité des mondes. L’univers était soudain dégagé de ses oripeaux. Le décorum du théâtre était tombé. J’étais plongé dans l’obscurité la plus complète et je devais choisir où aller. Personne ne pouvait me venir en aide. C’était à moi, petit être fragile, de trouver, de choisir les réponses idoines, l’immensité de la tâche me terrorisait. J’ai beaucoup pleuré le soir, quand les lumières étaient éteintes et que j’étais certain de ne pas être entendu. Je sentais une force me maintenir rivé à la froideur du réel sans que je puisse m’en arracher. Et de sentir ce poids sur moi, j’avais les larmes qui coulaient et mes jambes flageolaient. Pour la première foi je ressentais ce poids insurmontable de l’existence qui ne devait plus me quitter.

J’ai connu la solitude absolue, radicale, qui m’éloigne des autres et qui me rend incompréhensible à moi-même, unique dans un désert minéral. Je n’ai pas eu d’aide pour guérir de ce sentiment d’angoisse lorsque je pensais à moi, à ma situation au milieu de cet univers radicalement indifférent à mes sentiments et à mon propre devenir. Les fêtes, les amis, les enfants n’y feront rien. Rien ni personne ne pouvait compléter cette partie de moi amputée de l’amour de l’univers. Cette partie désolée est la partie qui s’est ouverte lors de l’irruption du monde dans sa pure forme, dégagé de toute scorie, noire de sa nature éternelle. Malgré mes efforts elle refait surface de manière

régulière, elle guète mes accès de fatigue pour reprendre possession de moi, comme une bête tapie au fond de moi qui attend son heure, jamais définitivement vaincue.

J’enviais et j’envie encore les autres. Leur capacité à s’étourdir, leurs possibilités, leurs ouvertures, leur confiance dans les relations, leur volonté d’oublier le scandale de notre présence ici et de partir de ce constat pour élaborer des schémas de vie conviviale qui rende supportable le temps de notre vie. Quand je les vois, lors des fêtes, danser, s’embrasser, plaisanter, virevolter, je les imagine heureux et plein d’amour tandis que moi, je voudrais seulement m’allonger sur le sol, sentir le froid qui me traverse, fermer les yeux et rester éternellement ainsi. Ils sont mille fois plus forts, les autres, de ne pas céder à cette tentation, d’avoir des enfants, de construire des projets, de penser le futur comme autre chose qu’une plate ligne d’horizon vers laquelle nous nous hâtons d’être absorbés. Chez eux aussi, ces pensées morbides surgissent, mais ils ont l’audace, la capacité de défier cette fatalité en construisant des châteaux éphémères qu’ils apprécient pour le temps qu’ils seront sur la surface de cette terre. La froideur et notre fin ultime ne peuvent être les seuls guides de notre vie puisqu’ils sont le contraire même d’un principe de vie. La conscience de la vacuité ne peut être notre seul point de pensée au risque de rendre inutile toute action humaine et de polluer toute velléité d’en sortir.

Le néant est un aimant qui attire à lui toute pensée, toute action, toute volonté, à peine est-elle esquissée. Le néant est impitoyable. Il nous broie indistinctement. Il nous écrase, pauvres insectes fragiles livrés aux forces telluriques. Nous sommes condamnés à subir son influence. Cette sentence est prononcée à l’instant même où nous venons au monde et nous devons passer l’intégralité de notre vie à sentir son souffle froid. Plus qu’un poids, c’est une mesure du monde. Le néant nous pousse à tout relier à lui. Il nous enchaîne à lui et nous empêche de détourner le regard de lui. Le néant est un tyran. Plus que de ramer à contre sens, je dois mettre en sourdine cette musique obsédante pour se livrer à la créativité humaine, seul remède contre ce monstre, créer une vie qui soit une ode à la joie, à l’amour, à la bienveillance, à l’écoute. Le geste humain, transgressif par rapport à cet état de nature, est celui qui délivre en affirmant notre capacité d’action, celui qui nous reliera aux autres et qui permettra de dire qu’on a vécu. Tout n’est pas indicé par rapport au néant. Tout peut partir de lui et finir ailleurs, même dans l’impermanence des choses. Ce ne peut être l’oméga de l’alpha. Le néant ne peut être l’aboutissement de toute action humaine, comme il est l’aboutissement de la vie en général. Cela relève de la folie que de penser uniquement en termes de finitude, notre hygiène mentale n’y résiste pas, une vie n’est pas la vie si c’est la mort avant la mort. On pourrait croire que le néant et la mort sont au centre de l’existence. Il n’en est rien. Le néant est l’air qui se rappelle à toi dans les moments douloureux, lorsque le silence s’est fait autour de toi, lorsque ta solitude resurgit, il t’enfonce un peu plus dans le marasme de l’angoisse, mais il n’est pas l’air principal de ta vie. Tu dois te souvenir que oui, à la fin, il y a la mort, la finitude, l’arrêt final et définitif de toute forme de vie en toi ou dans ceux que tu aimes, que le désespoir peut t’envahir

pour la mort des tiens, que tu voudrais qu’ils soient encore en vie, que tu puisses les toucher, les caresser, leur parler, leur dire que tu les aimes et que tout cela est fini définitivement. Il y a autre chose. Le néant n’est pas l’horizon indépassable de notre existence sous peine de sombrer dans une dépression permanente. Considérer l’ensemble du monde sous le seul angle de la mort et de la minéralité de la vie est générateur de dépression et de manque de vie. Je ne suis pas sur terre pour occuper mon cerveau à penser en boucle à sa fin prochaine. Il faut vivre avant tout puisque c’est à cela que nous sommes d’abord programmés.

Il m’a fallu du temps pour parvenir à m’arracher à cette attraction universelle du néant, comprendre

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