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Le bruit du monde

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 63-66)

Il est dit que plus de la moitié de nos enfants exercera un métier qui n’existe pas à l’heure actuelle. En quarante ans la médecine allopathe a fait plus de progrès qu’entre Hippocrate et le début du XXIème siècle. L’entropie du réchauffement climatique est telle qu’il est à craindre que celui-ci s’accélère dans les décennies à venir jusqu’à faire survenir des événements inimaginables voici vingt ans. Il est possible que les écrits posthumes d’Alexandre Grothendieck modifient de manière

profonde les mathématiques dans les décennies à venir comme peut-être personne avant lui. Nos grands-parents ont grandi à une époque où quelques puissances coloniales européennes dominaient le monde avec leurs florilèges de présupposés mentaux. A cette époque il fallait entre sept et neuf heures pour aller en train entre Nantes et Paris, là où maintenant deux heures suffisent. Au sortir de la seconde guerre mondiale plus de quatre-vingt-dix pour cent des Français se disaient catholiques, ils sont désormais minoritaires, tandis qu’un Français sur trois se déclare désormais athée. Au Royaume-Uni l’église des adeptes du culte de Star Wars, issu de la série de film à succès, est

désormais reconnue officiellement, ce qui donne droit à des aménagements fiscaux pour les fidèles. Un bébé peut avoir deux mères, un géniteur, et autant de grands-parents ou d’oncles et tantes. Je peux avoir une vie réelle, tactile, sensible, et me démultiplier dans des milliers de vies virtuelles, modifiables, personnalisables, à la durée de vie élastiques, dans un monde surréel qui accentue la relation étrange ma relation avec un réel qui m’échappe.

Il m’a fallu beaucoup de souffrances de la part des enfants ainés de Amélie pour adopter un point de vue éloigné des lieux communs à propos de l’école. Enfant j’avais de vagues convictions religieuses que j’ai progressivement abandonnées au cours de longues années de transformations intérieure. Je suis encore rétif à l’idée d’utiliser et d’être tracé en permanence par mon portable : mes enfants interprètent ce refus comme une marque de décalage générationnel. J’étais dans une salle d’attente de l’aéroport de Nantes lorsqu’une amie m’a demandé de but en blanc ce que je pensais du mariage homosexuel. Pris de court, n’ayant jamais réfléchi à ce sujet, n’ayant jamais non plus rien lu à ce sujet et ne connaissant pas non plus de couple qui exprimait cette volonté, je bafouillais une réponse remplie de clichés, provoquant une déception nette chez cette amie. Plusieurs années me furent nécessaire pour changer d’avis alors que la planète se déchirait sur le sujet.

Une vie est trop courte pour intégrer les constants bouleversements de notre « modernité », la modernité étant comprise ici comme l’ensemble des événements à nuls autres pareils qui surgissent en ce début de siècle (Définition volontairement vague) : nous sommes pathétiquement et

mécaniquement en retard sur certains points, la qualité et le nombre de ces points dépendant de beaucoup de paramètres. Et s’il arrive à la modernité d’opérer de spectaculaires retours en arrière (En témoigne l’usage des pesticides, signes de modernité à leur introduction et désormais honnis), nous ne parvenons jamais à coller parfaitement à toutes les innovations sociales, techniques ou politiques. Nos perceptions sont nécessairement faussées par nos représentations internes, désuètes, archaïques, imprégnées de force du passé. Au lieu de voir des évolutions se dérouler sur des centaines d’années comme auparavant, à notre époque, trop de chambardements ont eu lieu en trop peu d’années. Comme l’Europe de la Renaissance qui a vu des ébranlements sans précédents en très peu d’années (Découverte de l’Amérique, réforme protestante, explosion des sciences), nous sommes au cœur d’une accélération des processus humain comme aucune génération n’a dû le subir avant nous. Qu’il nous soit beaucoup pardonné de ne pas tout comprendre à notre époque ! Que l’on soit calfeutré chez soi ou exposé à tous les vents, le bruit du monde s’insinue jusqu’à nous. Il s’infiltre à travers les moindres pores de notre peau. Malgré nos visions tributaires du passé, difficilement transposables à notre époque et qui peuvent constituer un obstacle à l’entendement, la lumière du présent éclaire notre pensée. Difficile de s’en extraire, cette modernité parvient à passer le filtre inconscient de nos consciences. Les barrières physiques ou mentales sont inopérantes : les signaux nous parviennent, atténués ou pas, qui vont nous perturber, nous réorienter, nous déranger dans nos habitudes de pensée les plus profondes. Dans une maison de retraite, dans une cabane au centre de la Sibérie ou dans une île du Pacifique, plus aucun peuple de cette planète n’y échappe : la modernité se glisse dans les moindres interstices de nos vies, nous forçant à nous positionner et à exercer une liberté contrainte.

L’homme et la femme contemporaines de cette époque-ci sont à la croisée des exigences de leurs propres libertés en tant que mouvement intérieur, des souvenirs de leur passé et de la culture qui les environnent et constituent un modèle en même temps qu’un carcan. Une force interne,

puissante, ferment de toute action humaine s’oppose aux autres : l’une qui provient du passé et se cristallise dans un héritage culturel et l’autre provenant du présent et qui percute ces mêmes héritages. Les Anciens ne nous ont pas laissé de guide pour savoir comment utiliser leur héritage dans notre nouveau monde, leur solution n’est pas complète pour lui. Nous sommes sans solution devant cet impensé avec lequel nous ne savons comment agir. Ne reste qu’une solitude

ciment de l’action en tant que matrice globale, il n’en reste pas moins que la déclinaison fine de cette action est problématique. Plus que jamais nous participons à une histoire que nous ignorons. Nous rencontrons des défis que jamais l’humanité n’avait rencontrés jusqu’ici. De même que l’émergence des totalitarismes n’avait pas été pensée avant qu’elle ne survienne et qu’il fallut des penseurs éminents (qui affrontèrent de violentes polémiques) pour voir décryptée leur nouveauté radicale, de même de nombreuses problématiques actuelles n’ont pas encore de penseur

déterminant. Et nous, pauvres citoyens, sommes orphelins de maîtres qui puissent nous éclairer dans ce monde incertain.

Penser notre époque est une tâche titanesque, quasi impossible. Trop de nouveautés. Trop

d’événements à interpréter, trop de directions possibles, trop d’événements qu’il parait impossible à comprendre. A l’absurde du monde de toute éternité, s’est ajouté l’absurde des êtres humains de notre époque. Aussitôt qu’une certitude s’établit, une autre vient la détruire. Nous vivons sur des sables mouvants sans qu’aucun pilier vienne stabiliser nos pas. A croire que nous sommes

condamnés à un solipsisme absolu, où la connaissance ne peut venir que de nous-même et où les éclairages du passé ne nous sont d’aucun secours. Face au progrès de la science qui infirme certains de nos axiomes, face aux défis du changement climatique et de la préservation de la planète en général, face aux nouveautés géopolitiques, face aux problématiques engendrées par les nouvelles technologies, face à l’effondrement des idéologies anciennes, comment Platon, Hegel, ou Rousseau pourraient-ils seuls répondre à ces nouveaux défis ? Ils sont trop restrictifs, trop ancrés dans une époque antédiluvienne. Il nous reste à inventer notre futur. Et c’est une tâche colossale.

Bien sûr la sollicitude de Ricœur, le principe responsabilité de Jonas, les subtiles distinctions de Kant sur les fins et les moyens, l’attention portée à l’enfant de Rousseau, le repérage des passions tristes opéré par Spinoza peuvent être de formidables guides d’action, de même que la vie des grands personnages, quand l’on constate combien l’action et la réflexion peuvent être mêlés. Mais enfin nous sommes bien seuls ici-bas, dans un monde qui ne ressemble à nul autre. Notre tâche

impérative est de réfléchir sur le sens et les moyens de notre action dans cet univers insensé. Mais comment mettre en œuvre notre liberté d’action ? Comment penser et agir face à la déstructuration du monde ? Nous sommes égarés. Les principes généraux ne suffisent pas, ils doivent être repensés en fonction de nos problématiques : quid de la liberté face aux enjeux écologiques ? Quid des libertés économiques face à la liberté et l’exigence de conservation de soi ? Trop d’aporie. Trop de question sans réponse. Trop d’implicite. Trop d’enjeu qui nous échappent. Notre éducation est bien faible face aux défis qui nous attendent : trop imprégnées de règles rigides, pénétration corporelle d’un dispositif de contrainte au lieu d’être un moyen de libération. Une main tendue à travers les siècles nous serait d’un grand secours. Hélas, il n’en existe pas.

Le djihadisme est une épine dans l’épaisseur de la pensée. Ce poison mortel de nos civilisations est un défi lancé à la connaissance. Il a surgi alors que nous pensions que la chute du communisme nous protégeait de toute nouvelle guerre mondiale et que nous nous orientions vers une ère merveilleuse où les conflits seraient abolis. Combien de générations avant nous se sont laissées piéger par l’idée que futur serait exempt de toute guerre et que désormais nous allions vivre de grands moments où la douleur serait absente ? Nous devons comprendre l’intimité de ces aspirants à la mort. Et pourtant il me semble qu’à chaque fois que je lis une tentative d’explication globale, reviennent en boucle les stéréotypes, les lignes de fractures, les mise à distance frappée de nullité, le mépris culturel, les approximations. Le djihadisme en Afghanistan n’est pas le même qu’à Molenbeek. Les

profils des auteurs d’attentats sont extrêmement divers. La situation des musulmans n’est pas la même en Catalogne qu’en banlieue parisienne. Et s’il existe des discours communs de haine, d’homophobie, de misogynie, de décadence en général, et de retour à un passé mythifié, les circonstances sociales et particulières de création de ces mouvements ne peuvent être assimilées. Les explications essentialistes, qui privilégient une essence violente de l’islam, se heurtent au pacifisme du milliard de musulman dans le monde. Les explications marxistes, basées sur une vision purement économique de l’émergence de ces mouvements, échouent sur les aspects identitaires de ces phénomènes. Le djihadisme est une affirmation violente en même temps qu’une expression de malaise, un cri de guerre en même temps qu’un acte d’esthétique débordant de la toile, une négation de l’autre en même temps qu’un acte désespéré d’une assimilation désirée, une reconnaissance de cet autre, une haine de soi en même temps qu’un furieux désir d’amour

contrarié. Et sans doute bien d’autres aspects. La mort qu’accordent les polices du monde entier à ce type de criminel ne nous permet pas de comprendre, juste de déplorer.

Suive une piste particulière et savoir reconnaître ce qu’elle a d’universel, voilà qui est un problème insoluble. Les événements sont le résultat d’invariants, mais ils sont aussi inscrits dans une histoire singulière. Il faut s’arrêter à une certaine distance pour éviter de voir ces particularités et inscrire ce destin dans un autre qui transcende l’individu. Plus on s’approche du sujet plus celui-ci nous

échappe. Et plus nous sommes loin, plus nous ne comprenons rien. Il ne nous parvient que des bribes, des discours déformants, de marques extérieures d’une histoire écrite à l’intérieur d’une humanité. L’histoire d’une catastrophe industrielle est aussi celle des personnes qui l’on provoquée ou qui n’ont pas voulu s’y opposer. Des milliers de vies n’ont pas pris la dimension du risque et l’ont laissé éclater. La spoliation des richesses par un groupe toujours de plus en riche, au détriment et grâce au plus grand nombre, n’est-ce pas le résultat d’un opportunisme et d’un cynisme assassins d’un côté et d’une certaine dose de lâcheté de l’autre ?

Le monde est une écume qui se meurt à nos pieds. Il nous envoie ses vagues et nous ne savons pas comment s’il nous faut retenir l’eau ou y plonger immédiatement. Chaque nouvelle ondulation conduit à notre plus grand égarement encore. Les vieux se réfugient à l’écart du monde : ils ne veulent plus des nouvelles que leur charrie la mer, seule compte la succession des jours. Nous sommes des ignorants et nous le resterons.

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 63-66)