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L’apaisement avant la mort

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 82-85)

L’autre jour, je me suis perdu dans une salle du Louvre consacrée aux sculptures, à l’écart des chemins les plus renommés. J’ai besoin de la répétition pour comprendre. C’est pourquoi, dans ces salles consacrées à plusieurs périodes, après de nombreuses œuvres, une évidence a fini par me frapper : par-delà les civilisations, par-delà les époques parfois lointaines, par-delà les continents, les artistes ont représenté la mort de la même façon. Si l’on ne peut nier une part de convention dans leur manière, cette uniformité est stupéfiante. Les personnages à l’approche de la mort sont montrés avec des visages calmes ou déterminés, à mille lieux de la peur qui saisit le commun des mortels à l’évocation de sa propre mort. Par un effet de mimétisme artistique, alors que certaines œuvres étaient distantes de plusieurs siècles, des artistes grecs, babyloniens, ou de l’Italie de la Renaissance ont imprimé à leurs personnages la même expression de sérénité, comme si au

crépuscule de leur vie, ils avaient accepté un fait que nous autres vivants, refusons. Alors qu’ils sont proches de ce fameux passage, ils affichent un sentiment d’avoir compris la vie, ce qu’ils peuvent en attendre, et surtout, pourquoi ils désirent cette mort imminente. Les sculpteurs ont figé les traits imaginaires de leurs héros dans une héraldique conventionnelle. Néanmoins la façon dont cette manière s’est répandue à travers les âges et les pays est étonnante. Pour se rassurer ou parce qu’on y croit vraiment, on nous montre l’au-delà comme une zone pleine de sérénité entrevue quelques secondes avant sa mort. Cet art-là voudrait nous prouver que cette aspiration est légitime et récompensée : un jour viendra où pour nous tous, pauvres mortels, ce moment de relâchement où plus rien n’aura d’importance et où nous entreront dans une existence glorieuse arrivera et les fracas de notre vie terrestre seront oubliés.

L’art nous annonce qu’avant la mort, c’est déjà la mort ; pas une mort atroce, violente, pleine de souffrance, mais une petite mort qui soit une récompense après des vies de peines et d’endurance, une mort de délivrance qui soit un premier saut vers une après-vie pleine de tranquillité. Bien-sûr le Christ est le champion incomparable de ce calme suprême avant la mort. Mais aussi une dentellière fixée pour l’éternité au-dessus de son ouvrage, une donna de Raphaël, ou un St Jean Baptiste

décapité, tous sont font figés dans une attitude qui leur donne air suprahumain, comme un avant-goût de l’au-delà et de toutes les raisons de notre passage sur terre. Les artistes de différentes époques se sont donné le mot pour nous faire croire que tous les ennuis de nos vies fracturées auront disparu à l’heure du mystérieux passage et qu’il suffit de contempler leurs œuvres pour constater que cette rémission arrivera à cet instant. Ils ne nous ont pas seulement donné à voir des êtres en chair en os, mais ils nous ont laissé entrevoir un au-delà comme une promesse de

réconciliation avec soi-même. A nous, pauvres ignorants, il nous sera donc donné d’accéder à la vraie connaissance quelques instants avant notre mort, alors qu’il sera déjà trop tard et qu’aucun retour en arrière ne sera possible. Il n’y a pas de marche arrière dans la connaissance : elle nous transforme irrémédiablement et nous devons y faire face.

Mon beau-père est un catholique croyant et pratiquant. Pas un béni-oui-oui, un vrai fidèle, une personne ayant des convictions sincères. Il a ainsi passé sa vie à vouloir mettre ses actes en adéquation avec ses convictions. Hélas, cela lui occasionna de multiples tortures car il n’a jamais voulu remettre en cause l’éducation qu’il a reçue enfant. Sa vie a été douloureuse du fait de ce décalage entre sa vie rêvée et sa vie réelle dans une société largement post-religieuse. Il a rarement été en paix avec lui-même, souvent irascible, râleur, imposant par la force de son verbe ses vues qu’il pouvait juger par ailleurs dépassées. Durant l’enfance de mon épouse il ne fut pas avare de commentaires moraux, lors même que lui n’avait pas une conduite exemplaire. Rien ne semblait l’empêcher de laisser transpirer cette contradiction interne, dût-elle être blessante ou

incompréhensible pour ses enfants. Il parait aujourd’hui avoir dépassé ces contradictions. Il a abandonné la maison qu’il entretenait depuis un demi-siècle. Il a mis fin à ce qui le liait à cette terre. Il l’a quittée pour aller dans un foyer logement où sa nourriture est également prise en charge ainsi que les messes quotidiennes. Il n’a plus à se soucier des biens matériels. Il peut se dégager de toute contingence concrète et discuter théologie ou philosophie avec d’autres pensionnaires. Et l’on a pu le voir retrouver une certaine vitalité. Il peut contempler librement la toute-puissance divine, tout en gardant de cette vie terrestre de menus plaisirs inoffensifs liés à la convivialité d’un lieu partagé avec d’autres gens similaires à lui. Il est apaisé puisque ses enfants veillent sur lui concernant des choses matérielles qui l’ennuient et dont il n’a plus le goût de gérer. Il irradie d’un certain bonheur puisqu’il accède enfin à cet état dont il rêvait, celui où l’on peut se consacrer pleinement à l’au-delà. Il a franchi la première étape vers la connaissance ultime, celle où l’on laisse derrière l’amertume des années terrestres et où l’on se prépare à entrer dans une autre vie, pleine d’espérances. Il a rejoint la cohorte des millions de détenteurs de la connaissance et se prépare à rejoindre ceux qu’il aimait et qu’il a dû quitter. Même pétri de peurs, il veut y aller, sans souffrance, tranquillement, comme une marche dont on ne connait pas les lacets mais dont on n’ignore rien de la destination finale, comme tous les saints, toutes les statues, toutes les images qui tapissent son imagination. La mort est terrifiante, mais au regard du taux de réussite du passage de vie à trépas de nos prédécesseurs, on se demande pourquoi s’inquiéter. Les artistes masquent cette terreur qui nous saisit à l’instant final, il s’agit d’une mesure de prophylaxie sociale, ils nous présentent cet instant comme un moment d’apaisement, une révélation ultime, le sommet d’une vie avant l’écroulement final. Ce faisant, ils sont les chevilles ouvrières d’un contrôle social : ce serait une récompense d’une vie de labeur et de souffrance venue d’en haut et qui permet de nous résigner. Les philosophes antiques fantasmaient sur cette fameuse ataraxie, cette sagesse suprême signe d’un entendement des effets du monde sur moi et de ma propre finitude. Les religions nous invitent à réfléchir sur nos actions pour parvenir à un état de conscience qui nous éloigne de la douleur. Les artistes

représentent à l’envi des hommes et des femmes qui ont acquis cette sagesse suprême, comme des propagandistes des idées de leurs époques. L’image est toujours la même : n’ayez pas peur ; vous touchez à la transcendance ; le divin est près de vous ; l’immensité du ciel est à deux pas ; nous vous donnons un aperçu de cette félicité quelques instants avant votre mort ; regardez s’afficher ce bonheur définitif, il vous donne un aperçu de l’au-delà promis qui stoppera vis regrets. Aucun remords, aucune plainte, voici le bonheur plein, suis cette voie. Elle est là, devant toi.

Le dénouement du film Moonlight correspond à cet apaisement ultime au terme d’une histoire personnelle. Le film raconte la vie en trois actes d’un jeune garçon, puis d’un adolescent, enfin d’un adulte vivant dans un quartier ravagé par la drogue de Miami et souffrant d’une homosexualité qu’il ne parvient pas à vivre au grand jour. La vie de cet enfant puis de cet homme est un long chemin de souffrance. Il est mutique. L’expression de son visage révèle ses angoisses et ses interrogations. Il vit dans un milieu violent qui le ferme aux autres et à lui-même. Aucun lien possible. Il est isolé de tout, sa mère a plongé dans le crack, il n’a pas d’ami. Ultra solitude. Seul l’amour contrarié d’un camarade le sauve de cette situation, amour qui le mènera à sa perte. S’ensuit un long exil qui ne sera rompu que lorsqu’il retrouve ce camarade des années plus tard. Une longue scène de confrontation oppose alors les deux personnages, une tension érotique est palpable, c’est un jeu de questionnement et de non-dits entre eux. Ils finissent par se retrouver chez lui et c’est là que le personnage principal avoue : il n’a pas eu de relation sexuelle avec quiconque d’autre que son interlocuteur à l’heure de leur adolescence. On comprend que le héros est toujours amoureux et il n’est chez son ex-ami que pour retrouver cet amour. Le film s’achève sur cette image : le héros est enlacé par son ami, ses yeux sont clos, il est apaisé, son long chemin douloureux est achevé, il peut dire adieu à ses démons et s’épanouir pleinement dans cette nouvelle relation, plus rien ni personne ne viendra perturber cet amour qui ose s’afficher. Là encore le miracle de l’ataraxie est exposée : un personnage tourmenté, persécuté, doutant de lui-même, trouve la sérénité. Non qu’il soit prêt de la mort, mais il a accédé à un état de conscience qui l’amène à une attitude positive. Un cheminement intérieur et un simple coup de fil lui font tourner la page : il sait ce qu’il veut et il affronte ce savoir et ses conséquences. Au-delà de la conscience ordinaire, il avance entièrement conscient et confiant. La parabole de l’apaisement final est opérante.

Parfois j’ai envie de m’allonger. Je veux me concentrer sur moi, ne plus avoir rien à gérer et

m’enfoncer d’une existence débarrassée du matériel. Je veux me reposer et entrer dans une vie où je n’aurais plus rien à décider, où tout serait simple et où je serais entièrement replié sur moi. Alors je saurai moi aussi, je baignerai dans les eaux extatiques de la Connaissance et je n’aurai plus besoin de rien. Je serai apaisé. Je contemplerai le Savoir, source de félicité. Je ne serai préoccupé que des tâches essentielles. Le jour où ce miracle arrivera, je serai prêt, depuis le temps. Un état de calme et de repos m’envahira. Une station hors du monde, suspendu, irréelle et bien réelle. Je vivrai un bonheur terrestre. Mais tout cela relève d’un fantasme morbide, de l’espoir d’une vie libérée de toute contrainte, comme un remède à toutes nos souffrances, un espoir entretenu par des vendeurs de rêves. La vérité est ailleurs, dans la société des hommes, dans les plaisirs de la conversation, dans les luttes pour l’émancipation, dans ma famille, dans mes enfants, fleurs de ma vie, dans l’immensité des opportunités. La souffrance n’est pas à fuir, elle est à endurer et dépasser, comme la joie, le plaisir physique, l’hilarité. La fuite hors du temps n’est pas une solution, les problèmes demeurent, le malstrom ne me quitte pas, il colle à moi, je dois m’en débarrasser.

Et ma mère, avant de pousser son dernier souffle dans ce lit banal, a-t-elle senti le souffle de la Connaissance ? A-t-elle rencontré ce que tous ses prédécesseurs ont connu avant elle ? Elle qui cherchait des réponses à ses questionnements, a-t-elle entrevu le Sublime ? A-t-elle pu bénéficier de ce repos qu’elle appelait de tous ses vœux, avant la plongée dans l’inconnu ? Dans son dernier lit, dans la chambre funéraire, je lui ai posé toutes ces questions, entre elle et moi, rien qu’entre nous, quand mon père m’a intimé l’ordre d’y aller. J’aurais voulu qu’elle me réponde, qu’elle me dise si enfin, elle était apaisée, tranquillisée, débarrassée de ces inquiétudes qui ont miné sa vie, et si enfin, elle avait atteint un état de quiétude, au moins dans son dernier souffle, si elle avait mérité d’entrer paisible dans le royaume qu’elle désirait. Je le regardais, fardée d’un maquillage excessif, immobile, les yeux clos, vêtu de ses vêtements simples. J’aurais voulu que ses lèvres bougent et qu’elle me raconte ses derniers instants, s’ils furent illuminés par cette connaissance et s’ils avaient comblé toutes ses attentes, et si elle avait connu un seul instant de calme, celui-là, avant le grand évanouissement. J’ai attendu, bêtement, que son masque tombe et qu’elle se révèle à travers le fardeau de la mort, qu’elle me parle, vraiment. Je lui souhaitais qu’elle eût obtenu tout cela, et plus encore.

Dans le document Les tout et les rien, Anonyme (Page 82-85)